mercredi 27 février 2019

TRIBUNE DE POLYNIES
Que font les enfants de leur haine ? par Agnès Debacker

Sacrée bienveillance
Que font les enfants de leur haine ? Qu’en font-ils dans un contexte où ils sont sommés d’être bons, positifs et bienveillants, à l’image de l’éducation prônée par les adeptes d’une pédagogie nouvelle, nommée « bienveillante » et « positive », justement. Cette dernière est devenue une sorte d’étendard de l’éducation contemporaine et grandit sous le joug protecteur, inébranlable et tout-puissant des sacro-saintes neurosciences. Difficile avec un tel pedigree d’opposer quelques réserves. Je vais ici m’y risquer et partager avec vous ma pensée. Cette dernière nourrit à la fois mon travail d’éducatrice et de formatrice auprès des enfants, de leur famille, des professionnels et celui d’autrice de livres pour la jeunesse.
Si je résume grossièrement, l’idée fondatrice de la pédagogie bienveillante et positive est qu’il faut être bienveillant, terme à peine défini (comme s’il allait de soi), et positif, c’est-à-dire bannir le « non » et le « pas » lorsqu'on s’adresse aux enfants, au risque d’atrophier une partie de leur cerveau et de les transformer en êtres malheureux et égarés pour le restant de leurs jours. Rien que ça. Très vite, dans ce genre de méthode, se pose la question du comment. Le « pourquoi » est vite évacué. La bienveillance est une évidence. Difficile en effet d’être contre ou de se proclamer en faveur d’une éducation malveillante et négative. Évidente aussi, car soutenue, justifiée, labélisée, par cette nouvelle discipline dont on fait grand bruit depuis quelque temps : les neurosciences. On pourrait presque s’attendre à voir s’afficher l’encart contre lequel personne ne peut rien : prouvé scientifiquement (équivalent à celui plus ancien du « vu à la télé »). Et bien, si c’est le monsieur en blouse blanche qu’il l’a dit, alors…
Le « comment » fonctionne un peu comme une recette de gâteau ou un montage de meuble en kit puis, comme un bon filon éditorial trônant en bonne place sur les étals de nos librairies au rayon développement personnel. Et voilà nos marmots, et par extension les êtres humains, transformés en meubles IKEA dont il suffirait d’avoir le mode d’emploi et les bons outils pour en faire des êtres parfaitement accomplis et fonctionnant convenablement. Cétipaformidableça ?
Une des étapes de fabrication est, entre autres, l’imprégnation. Si les enfants sont entourés d’adultes doux, conciliants, à l’écoute, souriants, aimants, aimables, calmes, détendus, ayant le sens du compromis et la capacité de détourner le langage pour transformer toutes injonctions négatives, qui leur brûlent les lèvres, en périphrases délicates et positives (comme des sortes d’extraterrestres donc), alors nos chérubins seront à coup sûr, bien dans leur peau, épanouis et intelligents. Un homme nouveau naîtra de ces papillons chamarrés semés au vent et à travers eux, la paix régnera sur des générations et des générations. Amen.
Ainsi pour que l’enfant se porte au mieux, voire pour éviter qu’il ne dépérisse, il doit vivre dans un univers loin de toutes frustrations et autres sautes d’humeur ou pertes de patience de ses parents fatigués. Évoluer dans un univers cotonneux afin que sa nature originellement bonne ne se pervertisse à coups d’ordres professés, fatalement abusifs et hautement corrosifs.
On est donc chez Rousseau avec le présupposé de départ que l’homme naît bon. Le mien est que l’homme naît divisé. Divisé entre amour et haine, humanité et inhumanité, pulsion de mort et pulsion de vie, envie de détruire et envie de construire. Ici, on est chez Freud, ou chez Sendak avec notamment son œuvre emblématique Max et les Maximonstres. (J’y reviendrai plus tard.)
Dans la maison de Rousseau si l’enfant est en colère, odieux, ingrat, pervers, il faut en rechercher la cause. Et la cause est forcément dans son environnement. Il y a un loup quelque part. Il a reçu de mauvaises ondes ou alors il est fatigué. Quoi qu’il en soit, il y a une explication objective et raisonnable. Il ne peut quand même pas être horrible juste pour le plaisir… ? Dans ce cas, les soubresauts haineux se règlent par un flot de paroles douces et rassurantes prodiguées par des parents pondérés, détendus, mais un brin confus. Pour peu, ils lui demanderaient presque pardon d’avoir généré en lui tant de révolte et de colère.
Peu importe si les raisons de l’acte répréhensif ne sont pas très claires, comme l’a dit maman Dolto, (ce que j’appelle du Dolto mal digéré), il faut parler à l’enfant. Alors, on lui parle, on l’abreuve de parole, on le saoule d’explications à n’en plus finir jusqu’à apercevoir une lueur d’acquiescement dans son regard narquois. Recette suivie, mission accomplie. La prochaine fois, au lieu de frapper son petit frère, il fera de la peinture murale et on croise les doigts pour que ce désastreux épisode n’ait en rien entamé son innocence et sa bonté.
Bon et si c’était vrai ? Et si l’enfant n’avait aucune espèce d’excuse. S’il avait tout simplement pris un malin plaisir à tenter de défenestrer son petit frère ? Si l’enfant, au fond, avait un mauvais fond ?
Est-ce qu’à ce moment précis, parce qu’il s’agit toujours d’un moment précis, l’enfant n’a pas simplement et grandement besoin qu’on l’arrête ? Non pas qu’on lui explique quoi que ce soit, mais bien qu’on l’arrête, littéralement parlant. Entendons-nous bien, pas à coups de fouet, mais à coups de mots qui eux font sens justement. Qu’on impose une limite à sa démesure. En d’autres termes qu’on lui dise : « Stop, monte dans ta chambre et au lit sans dîner ». (Référence à Max et les Maximonstres.)

Cachez cette haine que je ne saurais voir
Certains parents et éducateurs s’efforcent de repousser, d’escamoter et au final de nier tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une expression de haine gratuite et sans raison apparente de la part de leurs enfants. Ils s’érigent ainsi, malgré eux, en adultes tout-puissants. Celui qui sait face à celui qui ne sait pas. Celui qui comprend face à celui qui ne comprend pas. Simplement, que sait-il et que comprend-il au juste ? La haine a ses raisons que la raison ignore… et aucun parent jusqu’à présent n’a été en mesure de lire ce qui pouvait bien être inscrit dans la tête de son enfant et enfoui au plus profond de son être. Cela est toujours bien plus complexe que ce que l’on imagine.
Mais peu importe, le parent croit dur comme fer qu’il sait et il assène ses vérités à l’enfant. Le parent sait, il explique, il rassure et l’enfant comprend. Il a bien des oreilles pour entendre et un cerveau en bon état de marche, non ? Tout ceci est logique, normal, simple. Telle une bonne vieille recette de cuisine. Sauf que ce saugrenu d’être humain, dont jusqu’à preuve du contraire l’enfant fait partie, n’est pas simple mais complexe. Alors que le parent semble si bien comprendre et tellement déterminé (dans un calme olympien comme la procédure le lui adjure), à faire fuir la vilaine colère pour que jamais plus elle ne revienne, l’enfant ne comprend rien, l’enfant ne sait pas d’où lui vient cette saute d’humeur dévastatrice. Elle le dépasse, le submerge. Elle est plus forte que lui et il sent bien qu’elle reviendra malgré les belles paroles, malgré son acquiescement de façade.
Il y a comme un hiatus entre ce qu’il entend, ce qu’il comprend (car oui, en effet, il n’est pas demeuré) et ce qu’il ressent.
Il peine à se reconnaître dans le portrait qu’on dresse de lui. Ou pire, il se reconnaît, mais ce qu’il entend lui est insupportable : ce n’est pas toujours évident de s’entendre dire que c’est normal de vouloir assassiner sa petite sœur en la lapidant à coup de legos mais qu’un jour, ne t’inquiète pas, mon chéri, tu l’aimeras comme nous et tout rentrera dans l’ordre…) Et si ça ne rentrait pas dans l’ordre ? Et si rien ne changeait ? Et si je n’arrivais pas à éliminer cette chose incontrôlable qui m’envahit ? Est-ce que mes parents continueront de m’aimer ? De m’aimer malgré tout ?
Naît alors une terrible inquiétude, car comment éliminer quelque chose d’insaisissable, d’incontrôlable et qui pourtant fait entièrement partie de moi, qui me constitue ?
Cette chose indicible est la seule à mériter d’être nommée. Il s’agit de notre haine, de notre violence, de notre barbarie, de notre inhumanité… Elle est présente en chacun de nous, qu’on le veuille ou non.
Simplement pour la nommer, il faut la reconnaître et c’est chose difficile. Au fond, à qui s’adressent les parents à travers leurs explications, leurs excuses et leurs justifications ? Qui tentent-ils de convaincre si ce n’est eux ?
Et tandis qu’ils se rassurent comme ils peuvent, les enfants eux se demandent bien ce qu’ils vont faire de leur haine. Comment vont-ils s’y prendre pour l’éliminer afin de pouvoir continuer à mériter amour et protection ? Au choix, ils pourront se plier aux consignes et se contraindre pour ressembler à ce que leur entourage attend d’eux. Devenir des êtres à demi, embryonnaires, incapables de quitter les jupes de leur mère. Dépendants à chaque instant du regard et de la parole de l’adulte, puis des autres en général. Ils peuvent aussi explorer cette haine plus intensément. Ne pas céder sous le bienveillant vernis familial et hurler jusqu’à ce qu’enfin la haine soit nommée et reconnue pour ce qu’elle est. Nommer et reconnaître la partie sombre (le côté obscur de la force, il s’agit bien de cela) pour un jour, qui sait, à force de se battre et se débattre, ressentir cet inouï réconfort de se savoir accepté, reconnu et aimé tout entier.
Comment nommer cette haine ? En cessant de pervertir le langage et en lui donnant une véritable adresse. Autrement dit, en cessant de distordre le réel pour le faire entrer dans notre imaginaire fantasmagorique et chimérique. Autrement dit, et presque simplement serai-je tenté de dire, en posant une limite claire, nette, sans hésitation aucune à la manifestation violente, haineuse, colérique de la part de l’enfant. C’est le « stop arrête », le « non, tu ne peux pas », les gros yeux, la grosse voix, qui nomment la haine et qui permettent à l’enfant de l’identifier puis… de se débrouiller avec. Les explications, les justifications si elles ont lieu d’être, viendront plus tard et pourquoi pas, à l’initiative de l’enfant s’il en ressent le besoin. En attendant, l’essentiel est que sa colère soit reconnue en même temps que circonscrite par la parole sans ambiguïté de l’adulte. Une parole qui en nommant la fait exister (n’est-ce pas le principe même du langage ?), et puisqu’elle existe, on peut la regarder en face et lui demander (fermement) de se calmer. Cette parole de l’ordre et de l’interdit - dire les mots entre le possible et l’inacceptable - contrairement à ce que certains pensent, rassure grandement l’enfant. Débordé par sa colère l’enfant ne demande qu’une chose : qu’on l’arrête. Ici l’adulte n’est pas tout-puissant mais fort. Fort de paroles capables de dire la limite et de s’interposer face à la haine. Fort parce qu’il protège l’enfant sans l’écraser d’un savoir qui le dépasse. Fort parce qu’il le remet à sa place sans parler à sa place. Fort parce qu’il accepte « ça » (l’ignoble et le dégoûtant…) de son enfant. Il ne l’escamote pas, il le montre du doigt. Fort enfin parce qu’il assume son impuissance face à l’inhumanité qui est à l’œuvre. Il laisse l’enfant se débrouiller, il le laisse sentir le couperet de mots qui lui est tombé sur la tête et ainsi seul dans sa chambre, il peut pleurer, hurler, jeter puis doucement faire le tri, comprendre des choses sur lui puis jouer, rêver… grandir. Et quand le soir arrive, son père, sa mère sont là, à ses côtés, quoiqu’il ait fait, quoiqu’il ait dit. Le calme est revenu et tout est pardonné. Pour preuve, « le repas tout chaud ». Pour preuve, l’histoire du soir.

Max et les autres
Notamment Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, ce best-seller de la littérature enfantine publié en 1963. Enfin, dans un livre dédié est offerte aux enfants la possibilité de se reconnaître. Max est un petit garçon qui un soir se revêt de sa peau de loup. Il fait des bêtises et devient odieux avec sa mère. Sa mère le punit et l’envoie au lit sans manger. « Monstre », lui lance-t-elle. Ensuite, Max navigue vers le pays des Maximonstres et il devient leur roi. Ensemble, ils font une grande et horrible fête. Et puis Max en a assez, il veut retrouver l’amour perdu. À son tour, il dompte les monstres en jouant d’autorité : « Ça suffit, vous irez au lit sans souper! » et au final renonce à être le roi des Maximonstres. Il rentre chez lui et lorsque au bout d’un an et un jour, il accoste dans sa chambre, son dîner tout chaud l’attend.
Sans me lancer dans une analyse détaillée de cette œuvre majeure, cela a été maintes fois fait, ce qui me touche grandement dans cette histoire, est la relation de Max avec sa mère.
De quoi cette œuvre est-elle le symbole ? Qu’est-ce que j’y entends ? L’histoire d’un petit garçon en proie à ses démons intérieurs. Il revêt sa peau de loup parce que c’est plus fort que lui. L’histoire d’une mère qui elle, endosse une posture d’autorité parce que c’est son rôle. D’un mot, d’une phrase, elle rappelle la loi qui, à la fois, protège le monde des pulsions dévastatrices de Max et le protège, lui aussi, par la même occasion. Ensuite, Max doit se débrouiller avec ça. Cette colère, cette violence, cette haine. Il choisit un chemin loin d’être anodin, celui du jeu et de l’imagination. Ils sont les modes d’expression des enfants. Ce n’est pas grâce à la parole qu’ils comblent le manque, le doute, l’angoisse, et l’incompréhension. La force symbolique et expressive des mots viendra plus tard. Pour le moment, elle se transcende via le jeu où l’enfant refait, répète, exagère, grossit le trait, imite. Ainsi, d’un côté il y a les histoires que se racontent les enfants tel un récit symbolique de leur vie intérieure et du monde où ils habitent, difficile pour eux parfois à cerner. De l’autre, les contes et récits lus par les adultes comme un cadeau miroir. Ces histoires où l’enfant comprend quelque chose de lui, et qu’il nous demande de lire et relire. Revenons à la mère de Max. Son apparition et son rôle sont fugaces, mais ô combien essentiels. Elle n’apporte aucune explication, aucune justification. Elle gronde et pardonne. Tout n’est pas oublié. Elle n’oublie pas de quoi est capable son enfant. Elle n’oublie pas qu’il peut être un véritable monstre parfois. Et s’il recommence ses bêtises, il saura la trouver sur son chemin. Tout n’est pas oublié, mais tout est pardonné. Profondément, elle accepte cette dualité en lui. Le repas que Max trouve dans sa chambre après son périple chez les Maximonstres est un double cadeau. Il y a d’un côté la confiance accordée à l’enfant pour se débrouiller avec ses monstres à l’aide de ses moyens à lui. Elle ne s’immisce pas dans son histoire, elle n’en a ni le pouvoir ni la prétention. De l’autre, il y a l’amour renouvelé dans l’acception totale de qui il est.
Les contes merveilleux ont la même puissance cathartique. Il s’agit souvent d’une lutte manichéenne entre les gentils d’un côté et les méchants de l’autre. Les bons remportent toujours la bataille et sont largement récompensés pour leurs exploits. Les méchants meurent souvent de manière horrible ou sont cloués au pilori de la honte. Au fond, ce combat n’est-il pas le symbole de nos luttes internes ? La plupart des enfants détestent leur barbarie. Ils voudraient l’empoisonner, la cramer, la pendre, lui jeter des pierres. Plus le méchant reçoit un traitement ignoble dans les contes, plus l’enfant est satisfait. Paradoxalement, cette violence est rassurante. Elle donne l’espoir, un jour, de terrasser la haine. C’est un espoir vain, certes, car elle ne peut disparaître mais c’est un espoir indispensable lorsqu’on est enfant. Dans la mise en scène des contes merveilleux, il s’agit aussi de mettre notre force obscure en lumière, autrement dit, de devenir lucide. C’est là notre seule possibilité de lutter et de remporter, de temps à autre, nos batailles.

Depuis quand c’est facile de grandir ?
Les contes de fées de notre enfance, ces récits qui depuis des lustres continuent de nous être racontés, ne sont pas exempts de terreur. Dans chaque histoire, il y a pléthore de luttes, d’épreuves, de sacrifices. Et si c’était là le prix à payer pour devenir grand et sortir de l’enfance ? Ces histoires ne seraient-elles pas caduques depuis longtemps, remisées au rayon des vieilleries sans intérêt, si elles ne contenaient pas en elle une vérité cachée, hautement symbolique de la métamorphose à l’œuvre chez l’enfant ? L’enfance n’est pas le temps de l’innocence, il est celui des transformations et ces dernières ne font pas sans heurts ni souffrances. Depuis quand grandir est une partie de plaisir ? Comment peut-on imaginer passer d’un état de totale dépendance à un celui d’être autonome, accompli, responsable, sans peine ni accrocs ? C’est pour moi un fourvoiement de l’éducation prônée par le mouvement bienveillant et positif. En plus de nier la haine, il faudrait éliminer la souffrance.
Si l’on retourne du côté de chez Max, le héros est doublement puni. Non seulement il est cantonné dans sa chambre, mais aussi, privé de dîner. L’abandon total. Mais c’est un abandon de façade, un abandon qui paradoxalement sauve et libère. Chez Sendak, tout comme dans les contes de notre enfance, on en bave mais le jeu en vaut la chandelle : le chemin sinueux de la maturité et de l’émancipation.
Il y a une sorte de supercherie, de malhonnêteté intellectuelle, à laisser croire le contraire. D’imaginer qu’il est possible de grandir uniquement dans la joie et l’allégresse.
Qu’on le veuille ou non, bienveillance et malveillance sont les deux faces d’une même médaille. On a beau s’évertuer à imaginer (s’accrocher à l’imaginaire et fuir le réel) qu’un monde sans haine et sans souffrance est possible, notamment grâce au progrès de la science, le réel et avec lui son lot de cruautés nous rattraperont toujours. Et finalement, dans une dialectique sans cesse à l’œuvre, alors que nous pensons possible de voir advenir un monde débarrassé de nos névroses, de nos malaises, de nos mal-être, le pire risque bien de se produire. À nier l’évidence de la violence, à refuser de devenir lucide sur notre part d’ombre, n’est-ce pas avoir affaire à une bonté de façade ? Jamais la haine et la souffrance ne disparaissent, elles ne font que se cacher dans les interstices de notre bienveillance érigée au rang de croyance. Ces dernières risquent d’en être que plus cruelles et plus perverses. Décidément, l’enfer est semé de bonnes intentions.

L’éducation est un pari, pas une recette
Être parent est difficile et notre société contemporaine rend certainement la tâche encore plus ardue. Tout comme il est pénible et blessant pour l’enfant de se faire gronder, d’être puni, de finir dans sa chambre seul sans manger, c’est déplaisant aussi pour le parent de se fâcher, de punir. Il navigue à vue, ne sait pas forcément quelle attitude est bonne et judicieuse. Il tente et tâtonne car l’éducation contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire est un pari, avec son lot de hasards et d’incertitudes, de joies et de peines. Ici encore le parent n’est pas tout-puissant mais fort de ses failles, et de ses doutes. L’enfant se construit autant sur eux que sur leur discernement et leur tendresse. Quelle pression démesurée, insensée, inhumaine infligeons-nous aux parents en leur promettant la recette du bonheur familial, débarrassé de tout conflit et question fâcheuse. Quelle hérésie, cette volonté absurde de transformer ce qui paraît négatif en quelque chose de soi-disant positif. Autant avaler des couleuvres. Bien malin celui ou celle capable de promettre une éducation réussie, à moins de proposer une éducation sous contrôle, faite d’évaluations et de procédures, un peu comme on le ferait si nos enfants étaient des ordinateurs et leurs parents des programmateurs informatiques. Personne ne peut présager de l’avenir d’un enfant. Il est ce qui nous échappe malgré nos filets quadrillés à l’excès, nos manuels éducatifs et nos découvertes sur les capacités cérébrales des enfants. Peut-être parce qu’il est du côté de la vie, de son mouvement incessant, imprévu, déroutant et beau.

Le dernier mot de l’art
Ne s’ennuierait-on pas diablement si l’art n’avait rien d’autre à proposer que des histoires positives et bienveillantes ? N’est-ce pas parfois le drame d’une certaine littérature enfantine ? Il n’est peut-être pas inutile ici de rappeler d’où Maurice Sendak partait et parlait quand il a commencé son métier d’auteur pour la jeunesse. Issu d’une famille juive polonaise immigrée aux États-Unis, la découverte des camps de concentration où une partie de sa famille fut exterminée se lit en filigrane de ses histoires. Est-il encore possible, après avoir été témoin de la barbarie à l’œuvre de la part d’un peuple que tout le monde s’accorde à qualifier de cultivé et d’intelligent, de donner à voir et à entendre aux enfants des histoires où règnent uniquement la joie, l’aventure, l’allégresse ? N’était-il pas urgent – et l’urgence ne cesse pas aujourd’hui – de leur montrer la complexité du monde et des êtres humains qui le peuplent ? Non pas pour leur donner une leçon de morale, mais pour éveiller leur conscience, pour les rassurer sur la confusion de leurs ressentis, afin qu’ils se sentent moins seuls et homme parmi les hommes. Les enfants n’ont que faire des mensonges mièvres et sirupeux des adultes et ont un besoin urgent, vital, de comprendre ou du moins d’approcher cette dualité qu’ils sentent au plus profond d’eux-mêmes. Certains récits, heureusement ils sont nombreux et peuplent encore les rayonnages de nos librairies et bibliothèques, sont une adresse, grâce à laquelle ils ne sentent pas abandonnés avec leurs encombrants démons. Ces histoires éclairent leurs sentiments et émotions contradictoires et ont un effet miroir avec leur univers contrarié, elles leur font un bien fou. À condition ensuite qu’on leur fiche la paix, qu’on ne leur demande pas ce qu’ils ont compris du récit ou pire, qu’on leur explique ce qu’ils viennent d’entendre… Sauf si l’enfant le demande. Ayons le courage en tant que parents, éducateurs, mais aussi artistes, de nous retenir, de ne pas tout dire, de s’effacer, de faire preuve d’humilité.
Et quand le temps de l’enfance passe, si tant est qu’il se termine un jour, le ressort de l’art ne change pas, il est toujours celui de nous montrer, par tous les truchements possibles, le monde complexe, cruel, et beau dans lequel nous vivons. Ces personnages étranges que sont les êtres humains. Hors de ce cahier des charges, il ne reste que des faiseurs de spectacles tantôt à la solde des marchands de divertissements qui avilissent l’intelligence et conduisent à la bêtise à force de nivellement par le bas, tantôt à la solde des moralisateurs bien-pensants au service d’une pensée simpliste. Pour un résultat à peu près similaire en termes de connerie généralisée.
L’artiste est le pavé dans la mare qui éclabousse nos certitudes et remue la boue de nos croyances stériles, il nous éclaire un peu sur les ambiguïtés, les faux-semblants de notre être et de notre monde. Parfois, c’est éblouissant dans tous les sens du terme. Soyons courageux, gardons les yeux ouverts.



En librairie :
Agnès Debacker
L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Illustrations d’Anaïs Brunet
Polynie
Editions MeMo

mardi 19 février 2019

EN TOUTES DIMENSIONS AVEC ANAÏS BRUNET

Rencontre autour de l’espace en scénographie et architecture textuelle, de révélations au bord d’un fleuve intranquille, de cœurs qui battent et de matière signifiante, de lectures, de verre partagé et de rêve en pleine face, de temps exceptionnels, des chemins de traverse d'Agnès Debacker. Coeur, papier épais, sang d’encre

©Anaïs Brunet


PREMIERS MOMENTS DE PURE JOIE
J'ai découvert le bonheur de la pratique artistique vers l'âge de dix ans. Ma mère m'avait inscrite dans un atelier pour enfants où j'expérimentais plein de techniques comme le modelage de la terre ou la peinture sur soie. Il y avait surtout une vraie ambiance d'atelier, où l'on pouvait aller vers ce qui nous plaisait librement. On faisait parfois des pauses où l'on discutait de notre travail autour d'un verre de coca : des moments de joie pure, comme hors du temps. Pour moi, c'est longtemps resté inconcevable que l'on puisse faire ça à plein temps : il fallait que la création soit un moment d'exception, comme arraché à un quotidien ordinaire.
Pour mes études, j'ai cru bon de chercher un compromis entre mon attrait pour l'art et le souci de trouver un « vrai » métier. J'ai donc décroché mon diplôme d'architecte en me spécialisant dans la scénographie. Mais le métier d'architecte me paraissait trop éloigné de mes envies. J'ai alors passé l'agrégation d'arts plastiques pour pouvoir enseigner et avoir une pratique artistique complètement libre à côté. Je me suis formée trois ans à la gravure sur métal, ce qui m'a permis de goûter à nouveau aux délices du travail collectif en atelier et de revenir à une pratique plus libre après les sujets imposés des études et du concours.
Enfin, à trente ans, je me suis autorisée à regarder mon rêve de toujours en face et j'ai écrit et dessiné mon premier album jeunesse. J'ai de nombreuses petites marottes et je rêve de consacrer un travail approfondi à chacune d'entre elles. En ce moment, j'ai décidé de consacrer un album au Moyen-Âge, l'une de mes périodes préférées en histoire de l'art. J'ai aussi envie de dessiner des plans de villes pour les enfants.

LE GRAND SABLIER : CRÉATION ET PRATIQUE
L'enseignement m'apporte une stabilité par opposition aux tourments de la création. Écrire des livres n'est pas un long fleuve tranquille ! On traverse des moments de doute ou de découragement. Dans ces cas-là, je suis heureuse de papoter avec mes collègues à la cantine ou de m'émerveiller de la vitalité de mes élèves. Face à une classe, je suis obligée de dégager une aura de sérénité et d'assurance et cette attitude me calme.
D'autre part, enseigner me permet de gagner ma vie. Mon travail d'auteur est à l'abri des contraintes financières, je suis donc totalement libre de n'accepter que les projets qui m'enthousiasment complètement.
Enfin, le temps passé avec mes élèves crée un manque. Je fais tout pour les stimuler, les enthousiasmer, les pousser à pratiquer dans la joie. Et par ricochet, ils me donnent envie de foncer chez moi pour me remettre au travail !

©Anaïs Brunet

LA CHANCE DE L’IMPRÉVU OU LA CERISE SUR LE GÂTEAU
Je dirais que 80% de mon travail se fait loin de la table à dessin. Mes projets mûrissent lentement dans mon esprit, et c'est quand j'ai une idée assez claire de là où je veux aller que je commence à écrire ou à peindre. En cela, les études d'architecture ont été une bonne formation. Quand un architecte se voit confier un projet, il sait qu'il va peut-être se passer des années avant que le bâtiment ne soit terminé. C'est une école de la patience et de la confiance. On résout les problèmes un par un, on s'adapte à l'imprévu, on l'accueille même comme une chance. On avance sur un chemin que l'on découvre peu à peu, sans même réellement savoir ce que l'on trouvera à l'arrivée. J'ai donc appris à ne plus craindre la feuille blanche ou le manque d'inspiration. Si je n'ai pas encore trouvé la réponse à la question que je me pose, c'est que je ne suis pas encore prête et dans ce cas, je vais me promener dans Paris, voir une expo ou nager. Et tout finit toujours par se débloquer.
Pour le dessin, je travaille chez moi. J'écoute France Musique ou des interviews de personnes qui m'inspirent. J'aime la minutie, j'utilise donc toujours des outils neufs ou presque sur une table impeccable. Peindre des détails, pour moi, c'est comme déposer une cerise sur un gâteau. C'est la récompense pour tout le travail que j'ai accompli en amont : trouver les idées, gribouiller des esquisses, donner des cours pour gagner ma vie. Une phase de préparation parfois ingrate qui trouve sa réalisation quand je peux développer une histoire dans les moindres détails sur une feuille de papier épais.


©Anaïs Brunet


RÊVES DE JEUNESSE
J'ai dû ressentir des émotions très fortes en lisant étant petite. Ma mère et ma grand-mère maternelle sont de très grandes lectrices, on doit avoir ça dans le sang. J'ai été élevée avec la phrase de Montesquieu : « Je n’ai jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé ». Je crois que je l'ai prise au pied de la lettre, car je crois de toutes mes forces aux vertus curatives de la lecture. Après, pourquoi le dessin ? Je n'en sais rien. Je sais simplement que j'ai toujours dépensé tout mon argent dans les magasins de beaux-arts ou les sorties au musée, et qu'aujourd'hui je ne peux pas passer devant une librairie sans aller jeter un coup d'œil au rayon jeunesse. C'est mon médium, je suis heureuse de l'avoir enfin trouvé après des années de recherche (alors qu'au fond de moi je sais qu'il était là depuis toujours). Les histoires d'artistes qui rencontrent un jour la discipline qui va leur permettre de se révéler me fascinent. Je pourrais écouter des heures Thierry Marx raconter comment la découverte de la cuisine l'a sauvé, ou Marie Desplechin narrer la vie de la Comtesse de Ségur qui a écrit son premier roman passé cinquante ans. Et j'ai remarqué que ces artistes ne peuvent que constater le mystère qui les unit à leur passion sans avoir totalement envie de le percer.

©Anaïs Brunet


SCÉNOGRAPHIE DU DÉTAIL ET DE L’ÉCART
Je vois la feuille blanche comme un espace en trois dimensions à investir, un terrain à bâtir, une pièce nue à meubler. Pour moi il n'y a aucune différence entre l'architecture et la scénographie : il s'agit de concevoir un espace dans lequel des gens vont pouvoir évoluer. Donc quand je veux mettre en images une histoire, je me demande quel sera le décor idéal. Une petite pièce sombre ? Une clairière dans une forêt ? Une terrasse ou un terrain vague ? J'ai un plaisir immense à entrer dans les détails en choisissant la variété des arbres que je plante dans le décor ou le motif du papier peint dont j'enduis un mur pour rendre au mieux une ambiance.
La scénographie et l'illustration ont d'autres points communs comme la question de l'écart avec le texte (qu'est-ce que l'image va apporter de plus que le texte qu'elle sert?) ou celle du cadre et du hors-champ (pourquoi est-ce que je montre certaines choses au lecteur quand je lui en cache d'autres? Puis-je jouer avec lui et le pousser à imaginer ce qui se passe en dehors du cadre?).

©Anaïs Brunet

L’ARRÊT DU CŒUR : PREMIÈRE LECTURE
Cela a été merveilleux de découvrir le texte d'Agnès Debacker. Tout y est impressionnant : le choix de sujets difficiles pris à bras-le-corps, le ton direct et si juste du narrateur, la délicatesse et la pudeur dans la description des émotions, l'humour et le suspense.
Ce qui me touche particulièrement, c'est qu'une grande partie du roman se déroule dans l'imaginaire de Simon. Sa grande amie Simone est décédée brutalement, et il ne sait plus vers où se tourner pour continuer à vivre avec elle. Son premier réflexe est de mener une enquête minutieuse en s'appuyant scrupuleusement sur les faits établis. Mais il comprend rapidement que cette démarche le conduit à une impasse. Pour connaître le présent, l'avenir et le passé de Simone, il faudra qu'il accepte de lâcher ses certitudes et qu'il se hasarde sur des chemins de traverse. La magie contenue dans une théière, la mémoire fluctuante des différents témoins de la vie de Simone, l'amour sans faille qu'il lui porte vont l'aider à trouver sa vérité.

COULEURS D’UN TEXTE ÉTOILÉ
Ma première préoccupation fut de trouver, littéralement, une couleur pour ce roman. Le thème de la mort pouvant être effrayant, pas question d'en rajouter en allant vers des gris ou des rouges. J'ai choisi une gamme de pastels pour la douceur, de l'ocre et de la terracotta pour la chaleur, un peu de bleu marine et de noir pour apporter du contraste.
Ensuite, je voulais un parti pris graphique fort qui serve de fil conducteur. J'ai choisi de décliner sous de nombreuses formes le motif du terrazzo. Cette technique de construction qui consiste à couler dans du béton des fragments de marbre avant de polir le tout a connu un âge d'or dans les années 50 à 60, c’est-à-dire au moment de la jeunesse de Simone. Je vois tout à fait son charme désuet emplir l'appartement de la vieille dame. Actuellement, ce motif revient en grâce et j'ai très envie de l'utiliser. Enfin, il faut dire que c'est un matériau mystérieux qui peut révéler des surprises. On peut marcher dessus sans y prendre garde, mais on peut aussi l'observer de près et y découvrir la grande variété des petites pépites qui s'y logent. Vu de loin, il prend l'aspect d'un ciel étoilé et invite à la méditation. Il a donc bien des qualités pour accompagner l'histoire de Simon et Simone.

©Anaïs Brunet

L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Agnès Debacker
Illustrations d’Anaïs Brunet
Polynie

En librairie le 21 février

vendredi 15 février 2019

AGNÈS DEBACKER, L'INCONNU DE L'HISTOIRE (Seconde partie de la rencontre autour de L'arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l'amour dans une cuisine)


©Anaïs Brunet 
Je sens bien que demain ou disons dans quelques jours, j’aurai très certainement envie de revenir frapper à sa porte pour entendre encore une fois, encore une toute petite fois, l’histoire de Simone affalée dans sa cuisine. Cette histoire, décidément, je l’écouterais jusqu’à m’en dégoûter les oreilles.


LES MOTS
Rétrospectivement, si je pense à Simon, c’est un personnage qui n’accepte pas de ne pas comprendre. Il refuse l’absence de sens inhérent à l’existence et à la mort. Pour lui, tout doit s’expliquer rationnellement. Il est en train de se rendre compte de l’impossibilité de son désir, alors il lui reste les mots, les récits, mais aussi les rencontres, l’amitié. Les mots, les humains, les mots des humains qui nous parlent, qui nous écrivent pour tenter de sortir la tête de l’eau, de ne pas se noyer dans la nébuleuse insensée qu’est la vie et pour y mettre nos significations, nos directions et nos sensations aussi savoureuses que possible.

PARLER POUR AVANCER
Parler des morts pour qu’ils vivent encore un peu, je n’y crois pas vraiment. Si Simon a tant besoin des mots et des récits, ce n’est pas pour tenter de garder Simone à ses côtés. Il sait pertinemment que rien ne pourra la faire la revenir. (II a bien vu des hommes en noir descendre son cercueil six pieds sous terre). Si Simon parle et écoute, c’est pour comprendre l’incompréhensible puis avancer, avancer sans Simone.


©Anaïs Brunet 

LA TRACE DES MORTS
Je n’ai pas encore approché la mort de trop près mais le peu que j’en ai vu, ce qui m’interrogeait le plus c’est comment celle ou celui qui reste supporte d’être entouré des objets qu’ils ont côtoyés ensemble. Si cela devait m’arriver, je donnerais tout. Je partirais dans un endroit vierge, pas comme si l’autre n’avait pas existé mais pour avoir une chance de survivre sans lui ou sans elle. C’est peut-être un leurre, une vaste mascarade, mais quelle horreur de tomber chaque matin sur le bol de l’autre, son mug préféré, ou je ne sais quoi d’autre. Je garde les histoires, les mots, parce que je ne peux pas m’en débarrasser mais je jette les objets. Enfin, ceci dit je suis contente de rentrer dans un musée et d’approcher de prés une relique ayant appartenu à quelqu’un qui m’intéresse. En effet cela permet la mémoire et l’histoire sans lesquelles nous ne serions que des coquilles vides. C’est sans doute une question de temps. Le temps du deuil, une étape de ce temps -là. Dans un premier temps je jette tout et on verra après. (Bon, je ne jette pas n’importe où. Je jette dans un endroit accessible). Aujourd’hui, c’est ce que je ressens. J’écrirais peut-être tout le contraire dans une autre histoire. Quand je serai plus vieille ! 

— Simone a rencontré Farid en 1953. Tous les deux faisaient les marchés. Elle avait vingt-deux ans et lui vingt-cinq. Elle vendait des fleurs, lui, des légumes. Ils se sont fréquentés. Sortis ensemble, si tu préfères. En cachette, parce que Simone avait peur de se faire enguirlander par son père. Elle craignait que Farid ne lui plaise pas parce qu’il était algérien. Quelques mois après leur rencontre, la guerre d’Algérie a éclaté. Tu as déjà entendu parler de la guerre d’Algérie ?


L’INVITATION DE L’HISTOIRE
En effet, il n’y avait aucun souhait au départ. (Enfin si, plein, mais pas celui-là…). Avec ce texte, j’ai la sensation d’avoir vraiment expérimenté le hasard, l’inconnu dans l’histoire, écrire sans connaître ce qui pourrait advenir. Farid est arrivé et avec ce prénom et son âge, la guerre d’Algérie. Je ne dis pas grand-chose de cette guerre, mais je suis contente de la nommer. À travers le regard des adultes, j’avoue mon ignorance et à travers elle, le déni, le mensonge d’une nation et de ses autorités. Je ne dis pas grand-chose de cette guerre parce que ce n’est pas mon propos en tant que tel, mais je pense qu’elle a plutôt intérêt à s’inviter dès qu’elle peut !

©Anaïs Brunet 


UNE ÉCRITURE DÉLIBÉRÉMENT SENSIBLE OU LA PLUIE SUR LE CORPS
Oui, peut-être, une matière sensible plus accentuée. Notamment parce qu’en mettant ce texte sous le regard avisé de mon premier lecteur, j’ai souvenir qu’il me réclamait « du corps ». J’ai entendu une fois un libraire dire d’un auteur : « au moins, lui, quand il écrit qu’il pleut, on est mouillé ». La formule m’a plu et je comprenais aussi le « plus de corps », de « sensorialité » réclamés par mon lecteur. Alors, oui, j’y suis vigilante. Quand j’écris, mes personnages, mes scènes sont présents à ma table, alors parfois j’oublie de les décrire, de leur donner une consistance dans l’écriture. Un livre a décidément besoin du recul de quelques regards affûtés et vigilants pour pouvoir cerner ce qui manque (comme ce qui encombre). C’est bien connu, quand on a le nez dedans…

©Anaïs Brunet 


CUISINE ET CONFIDENCES
Comme pour la guerre d’Algérie, elle est arrivée par hasard, cette cuisine. J’imaginais assez bien Simone à l’intérieur en train de se préparer du café. Mais dans mon esprit, elle n’a pas forcément une importance plus grande que le salon, ou le couloir, ou la chambre de Simon. En effet c’est l’endroit où l’intrigue se dénoue, où les choses finissent par se savoir. Dans ma vie, la cuisine est une pièce où souvent les choses sont dites et découvertes. Un lieu de confidences par excellence. Un espace où tandis que le monde continue de tourner avec bienséance dans le salon, des petits ou de grands secrets s’échangent. J’adore les cuisines ! J’aime tout ce qu’on y fait, lieu de gourmandise et donc de vie par excellence. Alors, forcément…


©Anaïs Brunet 

L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Agnès Debacker
Illustrations d’Anaïs Brunet
Polynie

En librairie le 21 février

mercredi 13 février 2019

AGNÈS DEBACKER, AVOIR UNE AVENTURE

Le début d’une histoire ou comment Agnès Debacker fait battre les cœurs de tous pays dans une petite cuisine : rencontre autour de L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine (Première partie)

©Anaïs Brunet 

POINT DE DÉPART, POINT FINAL
Le point de départ de cette histoire est : la mort. Pardon pour cette réponse un peu brute de décoffrage mais c’est la réalité. Je suis obsédée par elle. Je la vois rôder partout, tout le temps. Je la vois emmener les gens autour de moi. C’est une compagne un peu pénible et encombrante. Je l’occupe en l’infiltrant dans mes histoires. 

« C’est comme ça, c’est la vie, elle était vieille, son coeur a lâché, ce sont des choses qui arrivent, elle n’a pas souffert, elle a eu une belle mort… » Ouais, c’est ça une belle mort, tu parles ! Moi, je suis sûr qu’elle aurait bien aimé pouvoir s’enfiler encore une bonne centaine de tartines à la confiture de framboises.


SIMON VOISIN, SIMONE VOISINE
Je vais démarrer par un aveu. Ces deux prénoms similaires ne sont pas du tout volontaires. Je les ai lus comme tels suite au premier message reçu de la part de mon éditrice. Ils étaient accolés dans son message, chose qu’ils ne sont jamais dans le texte. Sur le coup, cela m’a un peu ennuyé. Il y avait une sorte d’effet de style qui n’est pas mon style justement. À vrai dire, je ne sais pas trop pourquoi je n’ai pas modifié le prénom de l’un ou de l’autre. C’est comme s’il était trop tard, comme si ces deux protagonistes existaient avec ces prénoms et qu’il ne m’appartenait plus de les changer… On est loin d’avoir tous les pouvoirs quand on écrit.
Pour l’anecdote, j’ai vécu le même genre de péripétie avec mon premier roman Ma chère Alice. J’ai confondu une chenille avec une limace…
Simon est un jeune garçon d’une dizaine d’années. Il sort doucement de l’enfance. Ce moment de la vie où les adultes sont des personnes importantes, essentielles. Des humains auxquels on s’accroche de peur de perdre pied. Tour à tour, dans le meilleur des cas, ils sont une projection, une assurance, un réconfort. C’est ce qu’est Simone pour lui. (Les autres adultes aussi d’ailleurs, à des degrés différents. Les adultes sont plutôt sympas dans cette histoire…)
Sa vision du monde commence doucement à changer. Les adultes descendent un peu de leur piédestal et d’autres figures et centres d’intérêt nouveaux apparaissent. Des lieux, des espaces où l’adulte n’a plus tellement sa place (l’adolescence en somme).
Simone est une vieille dame extravagante et débonnaire. Ce personnage représente pour moi la mamie idéale. Celle que j’aurais adoré avoir. Elle a de l’humour, elle est cultivée, elle sait écouter, elle n’est ni hautaine ni désabusée, elle aime la vie et surtout, elle est libre. Libre autant que la chaîne, dont elle connaît la longueur, le lui permet. (C’est une phrase de Cavanna : « La liberté, c’est connaître la longueur de la chaine »).
Simone est la nounou occasionnelle de Simon (un peu moins aujourd’hui, Simon n’est plus un petit enfant). Ce qui les relie ensuite, eh bien c’est l’amour ! Ils s’aiment beaucoup ces deux-là. D’un amour sincère, simple, émouvant et touchant. Le contraire d’un amour filial ne tenant que sur un lien du sang sans consistance et sans saveur. 

Je me rends compte à quel point c’est horrible d’être là sans Simone, sans l’entendre, sans la voir. Je réalise, planté là dans son salon et entouré de ses objets, que plus jamais nous ne cuirons ensemble des gâteaux au gingembre et aux fruits confits immangeables, que plus jamais on n’explosera de rire avec sa bougie qui pète quand on souffle dessus, qu’on ne dansera plus jamais le tango en écoutant un disque d’Astor Piazzolla, dit « Hector la Pizza », qu’on ne jouera plus ensemble à la bataille pendant des lustres, que plus jamais je ne pourrai tripoter la peau douce et flétrie qui pendouillait de ses gros bras.


©Anaïs Brunet 

UNE THÉIÈRE AVEC DES PATTES DE CHAT
Cette théière représente un pacte avec ce qui nous reste de l’enfance et ses croyances fantasmagoriques et chimériques. Elles existent et elles n’existent pas. Les enfants aiment y croire, mais ils ne sont ni dupes ni idiots. C’est le principe du jeu. Il nous construit, nous donne une place dans le réel en s’appuyant sur l’imagination. Cette théière est donc à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, c’est le symbolique en quelque sorte, l’objet qui nous permet d’approcher le réel, sa beauté et sa cruauté, en douceur, à pas de chat pour ne pas se cramer d’emblée…

Je me souviens de nos petites cérémonies. Simone n’était jamais aussi sérieuse que lorsqu’elle déposait son billet au fond de la théière. Ensuite, elle tassait les petits papiers blancs « pour qu’il y ait toujours de la place », disait-elle. Et pour finir, avec une grande délicatesse, qui ne lui ressemblait pas vraiment, elle reposait le couvercle. Le petit tintement dû à l’entrechoc résonne encore dans mes oreilles. J’aimais beaucoup ce bruit. Il signait la fin de la cérémonie et l’étendue des possibles : nos souhaits étaient à présent entre de bonnes mains, ne restait plus qu’à attendre qu’ils se réalisent.

©Anaïs Brunet 

AMOURS AU PLURIEL ROMANESQUE
Mon sentiment est que vivre ensemble est une illusion. Surtout depuis qu’on en fait un slogan à tout va. On vit les uns à côté des autres davantage qu’avec. On se regarde plus souvent en chien de faïence qu’avec un regard enamouré. On vit en vase clos, avec les gens qui nous ressemblent. La rencontre avec l’autre, celui qui semble éloigné de nous, de nos coutumes, de nos valeurs, de nos caractéristiques physiques est une exception. Et je suis complètement dans ce schéma. Il me suffit de regarder les gens qui m’entourent, ceux que j’aime… Je ne lutte pas contre cela, je le constate, mais je profite des histoires pour inventer un monde où des gens soi-disant dissemblables pourraient se connaître et s’aimer. Je profite des histoires pour oser faire ce que je ne fais pas dans la vie. Je profite des histoires pour être aimable, tolérante et curieuse de l’autre.

Mais il y a l’odeur. Y songer me donne du courage. Cette chère odeur de chez Simone. Je vais humer l’air à m’en étourdir et ainsi la graver à tout jamais dans ma mémoire. Les jours de tristesse, je l’appellerai à la rescousse et elle calmera ma peine. Non, la mort n’est pas la seule à rôder dans cet appartement. 

L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Agnès Debacker
Illustrations d’Anaïs Brunet
Polynie

En librairie le 21 février

lundi 11 février 2019

PRIX SORCIÈRES CATÉGORIE CARRÉMENT PASSIONNANT
MILLY VODOVIĆ DE NASTASIA RUGANI




©Frédéric Marais


Un revolver, des coquelicots, des milliers de coccinelles dans une chaleur épaisse, l’atmosphère vénéneuse du roman de Nastasia Rugani vous saisit immédiatement et vous happe presque malgré vous dans ce que vous savez être une tragédie… Milly Vodovic est une fillette de douze ans que l’on n’oublie pas. La première rencontre est décisive: «Reine suprême des emmerdeuses» aux yeux de son frère Almaz, cette gamine n’a peur de rien ni de personne… enfin, presque. Milly est forte et fragile à la fois; le corps et l’esprit en alerte permanente, elle vit autant d'événements avec les humains qu’avec d’autres êtres: elle affronte Swan Cooper, se dispute avec son frère Almaz, croise Popeline, se confronte au Mange-coeur… Le lecteur fasciné se laisse envoûter par l’écriture somptueuse de Nastasia Rugani qui réussit à rendre le noir si lumineux, si violemment coloré que rien ne semble impossible, et l’on pourrait s’y perdre facilement si elle ne nous guidait pas sur le fil, tels des funambules entre réalité et étrangeté. Un roman fort qui laisse des traces indélébiles…
Citrouille Hebdo


Catégorie CARRÉMENT BEAU MINI : Une super histoire de cow-boy, de Delphine Perret, aux Editions Les Fourmis Rouges
Catégorie CARRÉMENT BEAU MAXI : Petit soldat, de Pierre-Jacques Ober et Jules Ober, aux Editions du Seuil
Catégorie CARRÉMENT PASSIONNANT MINI : La légende de Podkin Le Brave, naissance d'un chef, de Kieran Larwood, aux éditions Gallimard Jeunesse
Catégorie CARRÉMENT SORCIÈRES FICTION : Duel au soleil, de Manuel Marsol, L'Agrume Éditions
Catégorie CARRÉMENT SORCIÈRES NON FICTION : Musée des museaux amusants, de Fanny Pageaud, aux éditions L'Atelier du Poisson Soluble