dimanche 25 février 2018

COURIR LES RUES

Extrait de Soifs, pièce de théâtre écrite par Émile Cucherousset, destinée à un public adulte.


Acte I
Scène I

Deux types sont attablés à une terrasse de café. L'un, que l'on nommera Régis, porte un costume zébré, du genre passage piétons. Quelque chose dans son attitude laisse à penser qu'il est assoiffé : sa langue pendouille légèrement, comme celle d'un chien récupérant d'une course folle.
Puisque c'eut été déraisonnable de donner à l'autre le même prénom qu'à l'un, il a été décidé dans l'urgence - que l'autre s’appellerait Brigitte. Notons que cet autre zig n'est pas plus dénudé que son partenaire. Il porte un smoking banal, qui ne mérite, lui, aucune sorte d'attention descriptive, à part peut-être le fait qu'il soit de couleur grisâtre. Et encore, il n'a pas été convenu, à cette heure tout du moins, qu'une telle information puisse avoir un intérêt quelconque pour la bonne tenue ou non des événements à suivre.
Bref, Régis et Brigitte sont habillés et seuls à la terrasse. Mis à part le serveur qui les approche pour passer commande.

LE SERVEUR, las. Qu'est-ce qui vont consommer ?
RÉgis, se lamentant. Ah, mon pauvre bonhomme, nous sommes pour ainsi dire sans le sou, fauchés comme les blés...
Brigitte. De véritables culs-terreux que la soif tiraille.
RÉGIS. Voilà deux jours que nous battons le pavé de cette ville maudite à la recherche de nos femmes...
Brigitte. ... Sans en trouver la moindre trace.
RÉGIS. Et voyez-vous, alors même que nous passions devant votre établissement, le souvenir de nos gourdes taries refaisait surface, sans aucune sommation...
LE SERVEUR. Vous cherchez à m'émouvoir ? Pour picoler gratis ?
RÉGIS, hésitant. Dans la mesure du possible.
LE SERVEUR. Et qu'est-ce qui leur ferait plaisir ? Un petit Château-la-pompe avec une paire de glaçons ?
Brigitte. Si c'est tout ce que vous avez...
LE SERVEUR. Vous avez vu l'écriteau là-bas ? (il ne montre rien) La maison fait pas crédit.
RÉGIS. Ah, mais rassurez-vous et comprenons-nous bien, il n'est nullement question que nous empruntions quoi que ce soit...
Brigitte. ... Nous ne sommes pas solvables ! Et sans nos femmes à la maison, nos poches ne risquent pas de se recoudre toutes seules et d'ici tôt. (rires exagérés de Régis et Brigitte)
LE SERVEUR. J'ai l'air d'avoir une tête de robinet de fontaine ?
RÉGIS, BRIGITTE, se regardant – rires étouffés. Bof.
LE SERVEUR. Alors vous pouvez dégager.
Le serveur se tire et rejoint ses pénates, le torchon sur l'épaule, son carnet de commandes, vierge, à la main. Régis et Brigitte, eux, restent assis comme des cons.
RÉGIS. Il va revenir, non ?
BRIGITTE. Je suis pas certain que ce soit dans ses projets.
RÉGIS. Alors quoi ? Sommes-nous tombés si bas qu'il ne nous reste que l'option d'une flaque à laper ? Comme des chiens ? Que faudrait-il envisager, Brigitte, pour que nous inspirions davantage la pitié ? La seule raison que nos femmes ont foutu le camp n'est-elle pas suffisante ?
BRIGITTE. Vous savez bien que nous n'avons pas de femmes, Régis.

dimanche 11 février 2018

TRUFFE ET MACHIN
Deuxième partie : Imaginer des choses qui n'existent pas


CHERCHER L’ENNUI…
Émile : Je trouve qu’il est important qu’un enfant soit confronté à l’ennui. Et surtout qu’on le laisse se confronter à l’ennui. C’est une manière pour lui d’aller chercher du potentiel et de faire fonctionner son imagination. S’ennuyer, c’est aussi prendre le temps de regarder autour de soi et se poser en spectateur du monde. Ça fait partie de l’apprentissage pour moi. Autant que d’apprendre à s’intégrer aux autres. Enfant, je m’ennuyais rarement. J’habitais à la campagne, avec une belle bande d’amis, avec qui il y  avait toujours des choses (pour ne pas dire des bêtises) à faire. Je dirais que l’ennui est arrivé après, mais qu’il n’a jamais été un problème pour moi. J’aime bien m’allonger et faire semblant de ne rien faire. Divaguer. Penser à des choses qui n’existent pas…
Camille : Oui je crois que tous les enfants connaissent des moments d’ennuis. Maintenant que je suis adulte, je me dis que j’aimerais bien avoir le temps de m’ennuyer un peu… Je crois que l’ennui nourrit l’imagination. Tous ces moments où en classe j’ai pu m’évader dans l’imaginaire… L’ennui, ça force à s’évader !


… CREER DES BETISES
Émile : J’ai toujours été fasciné par les bêtises et je m’y suis beaucoup adonné. Ce ne sont que des bons souvenirs, même si quelques fois, j’ai bien dû dépasser les bornes… C’est un peu une histoire d’adrénaline tout ça… et de transgression bien sûr… En fait, c’est un super cocktail, mais il ne faut pas le répéter aux enfants.
Camille: Je ne faisais pas trop de bêtises. J’étais assez raisonnable. En même temps, mes parents me laissaient pas mal de liberté, j’imagine donc que je ressentais moins le besoin de braver les interdits… Dans tous les cas, j’ai toujours été un peu stressée alors je ne faisais rien de dangereux…


Illustration de Camille Jourdy


Le réel ne suffit pas
Emile : Le réel ne suffit jamais, je pense. On associe tout le temps ce qu’on vit dans la réalité avec une dose de fantasmes et de projection. On pense à des choses qui n’auront jamais lieu ou qui ne pourrait même pas avoir lieu. On s’invente des histoires, on s’imagine en quelqu’un d’autre… Pour Truffe et Machin, c’est pareil. Ils s’autorisent juste à avoir une perception du monde différente et ils en jouent. C’est peut-être là leur rapport à la poésie… la combinaison du réel et de leur imagination fertile. Cela leur permet d'appréhender les choses d'une manière singulière. Et cette façon qu’ils ont d’aller sonder l’inconnu peut effectivement leur amener tout un lot de bricoles... Ils s'amusent à se faire peur, quitte à être dépassés par les événements.  Mais, en général, ils s’en sortent bien. Ils savent solutionner les problèmes qu'ils se sont créés.

APPARITION DE L'IMAGINATION
Emile : Ces trois histoires parlent de la recherche de quelque chose. Mais ce n’était pas un but en soi. L’important était de faire vivre l’aventure à Truffe et Machin, plus que d’organiser quelque chose de bien précis autour de l’apparition/disparition. Mon désir n’était pas forcément de faire résoudre une énigme aux lapins, mais plutôt de les faire se confronter à leur imagination. Il n’a jamais été question qu’ils trouvent exactement ce qu’ils cherchent. L’idée de décalage me plaît et je ne pense pas que pour le coup, ce soit trop écarté de la réalité. On vit rarement les situations comme on les avait imaginées. Ici, c’est la même chose. C’est le chemin parcouru qu'il m’a semblé intéressant de traiter.


Illustration de Camille Jourdy


UNE ECRITURE BIEN EMBERLIFICOTEE DU RICOCHET 
Emile :Une de mes principales envies en écrivant Truffe et Machin était de leur fabriquer un univers bien marqué. Le fait de construire des ponts entre les histoires sert à cela, en partie. J’espère que créer ce genre de liens permet d’avoir plus facilement une vision d’ensemble de leur monde. Et l’idée qu’une histoire puisse avoir un écho dans la suivante, amène (j’espère) une dose de richesse à la lecture. Je ne voulais pas écrire des histoires linéaires qui n’auraient pas de rapport entre elles. Il fallait que tout ça s’emberlificote pour qu’on rentre pleinement dans l’univers des lapins.

LE JEU DU DIRE
Emile : Je prends beaucoup de plaisir à faire dialoguer les personnages. Je les fais jouer. C’est une histoire de rythme, de musique et de réparties fines. Il faut que j’arrive à me faire rire à chaque tirade. C’est la part la plus intéressante du travail et j’essaie de faire pour que le côté narratif n’en pâtisse pas trop. Je prends du plaisir aussi pour la description mais cela me demande plus d’efforts alors qu’écrire des dialogues se rapproche nettement plus du jeu, pour moi. Je ne suis pourtant pas un modèle de communiquant dans la vraie vie… Voilà peut-être une manière de compenser.
Au niveau du style, je suis conscient que la langue employée par Truffe et Machin est particulière. Mais j’ai l’impression qu’écrire pour la jeunesse peut vite devenir contraignant si l’on se fixe des barrières de ciblage d’âge, etc… C’est le meilleur moyen pour produire quelque chose de lisse et de convenu à mon sens. J’ose espérer que ma façon de faire déroge un peu à la règle et que mon langage trouvera son public…


Illustration de Camille Jourdy


L’INTELLIGENCE DE L’INCONFORT
Emile : Je suis actuellement bibliothécaire et ce, depuis 5 ans environ. Avant ça j’ai été potier, aide-éducateur dans un foyer pour handicapés mentaux, salarié agricole et caviste dans une coopérative fromagère. J’ai essayé plusieurs métiers très éclectiques, et j’espère que j’en découvrirai d’autres… J’aime bien l’idée de ne pas se fixer professionnellement, même si ça apporte son lot d’incertitude.
Côté écriture, cela fait quelques années que je m’y essaie, de manière plus ou moins intensive. Comme je travaille en parallèle, il faut arriver à trouver le temps. Mais je dirais que l’envie est de plus en plus présente. J’ai écrit deux petits textes pour la revue Biscoto, qui ont été mes premières publications. C’est une super revue dirigée par Julie Staebler et anciennement Suzanne Arhex. Je le dis parce que la revue a décroché un fauve à Angoulême en février dernier, ce qui est une grande consécration… J’ai écrit quelques trucs qui dorment dans un placard et que je n’ai pas forcément envie de réveiller d’ailleurs. C’était nécessaire qu’ils existent, car ils participent de toute manière au processus de création. Mais ils n’ont pas d’intérêt à vivre autrement qu’enfermés dans un tiroir. Il y a des travaux auxquels j’attache beaucoup plus d’importance. Notamment deux pièces de théâtre officiellement terminées, mais que j’aimerais retravailler un peu. A part Beckett et Ionesco, le théâtre m’est complètement étranger. C’est mon attrait pour les dialogues qui m’a amené là. C’est le genre qui correspond le plus, je pense, à mes désirs d’écriture. Voilà où j’en suis.


Illustration de Camille Jourdy