jeudi 30 août 2018

AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
Rencontre avec Nastasia Rugani
Propos recueillis par Chloé Mary




PREMIÈRE PARTIE : DU SANG SUR LA NEIGE

Il acquiesce, puis observe longtemps le petit phénomène : les grands pieds chaussés de bottes en caoutchouc ; les genoux égratignés ; le short à rayures à peine visible sous le long tee-shirt pelucheux à l’effigie du lycée de Birdtown, sans doute des vêtements ayant appartenu à son frère ; puis le cou de la taille d’une branche de bouleau ; des cheveux raides et épais d’un noir féroce, trop courts, mal coupés, semblables aux deux peureux ; et une couronne en papier entourant son crâne.
Une étrange petite personne âgée d’une douzaine d’années.
Pendant ce temps, Milly tente de camoufler son bonheur. Personne ne l’a jamais regardée comme si elle était un monde entier à explorer. Avant ce garçon-armure, elle n’était que fille et sœur. Et même si elle aspirait à être tout, elle demeurait coincée dans le regard des autres. Mais ces yeux ordinaires qui la connaissent depuis l’enfance verront bientôt ce dont elle est capable. Oui, être tout ; iris et baobab ; ninja ; grande découverte ;  or et reine ; batteuse et idole ; ombre chinoise ; soie et papier ; lion et aventure. Milly sera mille splendeurs. Elle s’inventera à l’infini. Alors pour ne pas perdre ces possibilités hérissées en elle grâce à lui, elle pose un couvercle et se tait.
Mon infini est à moi.
Swan Cooper sourit de plus belle en apercevant le rosé teintant les pommettes de la petite. Il aime bien le velouté de sa peau couleur cannelle. Il se perd une minute dans le brun de ses yeux, un brun espiègle, un brun tendre, entouré d’une foule de cils noirs comme ceux de sa mère. Sa mère. Bon sang, il s’était juré de ne pas songer à elle aujourd’hui ! La fatigue, la pâleur, les allers-retours à l’hôpital. Il la revoit sous les couvertures, frissonnant de froid dans le four de la véranda. Seul le sang, beaucoup de sang, lui permettra d’occulter ses pensées blanchâtres. Brusquement, il lance une obscénité au bleu du ciel, et s’en retourne à la guerre, loin du phénomène lui faisant face.

ANATOMIE DE L’ÉCRITURE
Je ne pense pas être capable d’écrire une histoire à partir d’une phrase ou d’un thème. Je pourrais me forcer mais ça ne viendrait pas de cet endroit si particulier, en moi. Je parle de mon organe d’écriture, ou plutôt de mon organe de créations. C’est à l’intérieur de ce muscle qu’apparaissent des personnes. Je le compare à la visualisation d’un personnage à la lecture d’un livre, à la différence que je n’ai pas besoin de lire pour entrevoir mes personnages. Ils ne se matérialisent jamais en dehors de moi. Je ne suis pas encore à ce stade de la folie. Ils surgissent à l’intérieur, sans crier gare. Certains ne ressemblent qu’à une brume ou à une voix, et c’est à moi d’aller vers eux. D’autres savent qui ils sont, et possèdent une histoire ou un morceau de vie à raconter. Cela peut sembler fou, c’est ainsi. Je ne choisis pas.
Ce mot « personnage » est d’ailleurs assez faible pour décrire ces sortes de fantômes qui deviennent, pour la plupart, des amis.
Popeline Louis est apparue la première, un soir d’été, il y a quatre ans de cela. Elle était assise le long d’une rivière asséchée, un immense sac de randonnée à ses pieds, et criait : « Mange-cœurs ! ». À l’époque, j’ignorais qu’il s’agissait de son compagnon de récolte, ni même d’une créature. Afin de le découvrir, il m’a fallu faire la connaissance de Swan Cooper, fiévreux, allongé sur un canapé usé, en compagnie de sa mère, Daisy Woodwick. J’ai cru que Swan était gravement malade. J’avais tort. Je me trompe souvent en essayant de décrire ce qui défile en moi, à la manière d’une suite de courts-métrages. Il me faut entrevoir tous les personnages, et le lien qui les unit en apprenant à les connaître, exactement comme en amitié.

Enfin, Milly toque à la porte-moustiquaire. Swan Cooper apparaît aussitôt, le front perlé de sueur et le bras plâtré en écharpe. Dans sa main valide, il tient une pince de cuisine qu’il place en travers de son visage, faisant mine de se protéger.
— Ne me dis pas que t’es venu me casser l’autre ?
— Je… euh… je…
Il regarde la silhouette de coton et sourit. Sa présence ne l’étonne pas. Étrangement, il s’était attendu à ce qu’elle débarque ici. Et à la voir suffoquer dans sa robe ridicule, il ressent la même bouffée de tendresse que l’autre jour, au bord du ruisseau. Il se laisse dévorer par la meute des souvenirs d’été.

Parfois, je crois avoir saisi une personnalité, puis une phrase éclate, d’une couleur complètement différente, et ma vision change. Il faut être attentif au moindre murmure, à la moindre intonation, au geste le plus infime, qui signifie, par exemple, tant de choses pour quelqu’un de réservé.
L’amitié et la confiance demandent du temps.
Milly était présente bien avant que je commence à écrire des histoires. D’une certaine façon, je la considère comme mienne. Je ne peux pas l’expliquer plus clairement. Elle est sans doute l’expression d’un courage qui aurait pu être le mien, à un instant précis de ma vie. J’imagine que tous mes amis de papier sont des personnifications de mon caractère, ou de mes envies. J’espère qu’ils sont plus complexes. Mais honnêtement, je n’ai pas envie de creuser trop loin. « Trop de ravins à éviter », dirait Swan. 
La croyance de Daisy à propos de l’existence réelle de ses personnages ne vient pas de Daisy elle-même. Je lui ai suggéré cette conviction après avoir vu une vidéo de la brillante Kitty Crowther, dans laquelle elle déclare : « Je crois que le jour où je meurs, il y aura tous les personnages que j’ai créés pour m’accueillir. J’en suis persuadée. »
J’ai alors pensé à mes propres personnages. Je ne partage pas cette belle idée. Même si leur apparition est mystérieuse et illogique, je suis persuadée qu’ils n’existent que dans ma tête.

Elle est née ici, loin de la guerre des Balkans, loin des morts. « Tant et tant de morts », lui a assuré la bibliothécaire lorsqu’elle lui a demandé combien. Ces cadavres privés de noms, ces probables moments de bravoure jamais contés restent des mystères. Et éloignent Milly des siens. Parce que les Vodović refusent de s’apitoyer, et ont fait le choix de ne jamais plus réveiller les drames, Milly a l’impression qu’une partie d’elle-même lui est constamment refusée. Comment peut-elle comprendre que tous les souvenirs ne sont pas bons à partager, sans en posséder le moindre murmure ? Comment peut-elle être bosniaque sans avoir jamais vu la Bosnie ? Deda a beau croire qu’elle n’est pas suffisamment mature, cela ne l’empêche pas de rêver à la terre natale des Vodović.
— Moi, j’ai décidé d’aller là-bas, annonce-t-elle.
— Eh bien va, répond tranquillement Deda.
Puis il tire quelques billets de la poche de son pantalon et les place devant sa petite-fille.
— Alors, qu’est-ce que tu fais encore ici à boire le lait de nous ?
Milly ne sait pas quoi faire. Elle s’attendait à recevoir une gifle, ou des cris.
— J’y vais toute seule ?
— Tu frappes des hommes maintenant. De quoi tu as peur ?
répond Petra.
Milly croise les bras et réfléchit. Bien sûr, elle s’imagine rencontrer les oncles et les tantes, s’abreuver de leurs anecdotes les plus cocasses et les plus cruelles. Elle connaît d’ailleurs quelques noms glanés les soirs d’insomnie, en tête à tête avec son grand-père : Joza le Bon, Milan le Clown, Anica la Généreuse. Mais ces noms ne valent pas grand-chose sans Deda et Mama à ses côtés. Les souvenirs des gestes et les odeurs, elle les veut en famille. Effleurer les impacts de balles sur les murs pendant que son grand-père lui raconte le courage d’Almaz. Goûter aux fruits des arbres qui ont vu grandir son père en tenant la main de Mama. Là-bas, sans les gens qu’elle aime, perd de son éclat. Et pourtant, la Bosnie demeure cet organe fantôme au fond d’elle. Même si chaque bêtise s’accompagne de cette éternelle épée de Damoclès : la famille dehors, puis l’inévitable retour au « pays des cauchemars ». Milly a fait des recherches. La Bosnie d’aujourd’hui n’est plus la Yougoslavie que sa famille a fuie. Peut-être même que la guerre a rendu les gens plus tolérants.


DU SANG SUR LA NEIGE POUR DES VIES À RÉUNIR
Au départ, je me suis noyée. J’étais dépassée par l’amoncellement d’existences. J’ai écrit des milliers d’anecdotes, de dialogues, et de souvenirs. Je n’avais jamais porté autant de personnages, autant de vies à réunir. Certains ne sont d’ailleurs pas physiquement présents dans le roman. Je pense à Marko, le père de Milly, à cette vaste famille en Bosnie, aux parents de Daisy, à tous ces gens qui ont eu une influence considérable sur mes personnages, mais qui n’ont pas trouvé leur place dans la structure du roman.
J’ai mis un an, probablement plus, avant de comprendre comment organiser mes chapitres et mon écriture. D’une, je ne suis pas douée pour synthétiser mes idées. De deux, je voulais être certaine de faire de mon mieux.
Tous mes personnages souhaitaient s’exprimer sur des sujets aussi variés que la guerre, l’adolescence, la littérature, ou la religion musulmane. Encore aujourd’hui, je ne suis pas certaine d’être parvenue à rendre justice à cette multitude de voix. Je songe à Petra Vodović, à qui j’aurais aimé offrir plus d’espace. Seulement, je craignais que son histoire recouvre celle des autres. Je la sentais s’étendre vite et loin, alors je l’ai brimée. Je lui offrirais peut-être l’occasion de s’exprimer ailleurs.
De façon plus pragmatique, j’ai regardé des documentaires au sujet de la guerre d’ex-Yougoslavie, lu des ouvrages. Puis je me suis rendu compte que je ne retenais aucun événement historique, aucune date. Alors je me suis attachée à l’essentiel, aux témoignages, à ce peuple, autrefois yougoslave, à ce que cela signifiait d’être croate ou bosniaque en 1992, d’être chassé de chez soi, et d’affronter la mort, tous les jours.
J’ai posé des questions à ma famille croate. Des questions parfois sans réponses.
Je leur ai raconté un souvenir d’enfance très précis. En décembre, mes parents et moi nous étions rendus chez mes grands-parents, près de Varaždin, dans le nord du pays, à la frontière de la Slovénie. De ce voyage, il me reste un oiseau, venu se réchauffer à l’intérieur de la maison, blessant une de mes grands-tantes à l’œil ; la longue tresse argentée de mon arrière-grand-mère ; et les collines infiniment blanches. Pourtant, il y avait des soldats, m’a-t-on dit. Certains membres de ma famille portaient l’uniforme. Et pendant que j’enfonçais joyeusement mes bottes dans la neige, des populations furent massacrées. Du sang sur ma neige.
Je crois que ce souvenir empourpré m’a rapproché des Vodović. Je m’étais rangée du côté de Milly dès les premières phrases, parce que je n’avais pas compris les attitudes d’Almaz et de Deda. J’avais oublié à quel point l’horreur s’infiltre dans les veines, la façon dont elle s’empare de tout le reste. Cette nouvelle bienveillance à leur égard m’a ouvert d’autres pistes narratives, d’autres voix, comme celle de Douglas, ma préférée.
Une fois le squelette de mon roman terminé, je me suis mise à écrire le texte. Là, c’est mon territoire. Je vais et viens, je fais demi-tour, je me déçois constamment mais j’avance toujours. Je connais mes personnages, je les aime et je leur dois d’essayer d’être à la hauteur. Être au plus juste de leurs mots.


Contrairement à son frère et à son grand-père, Milly ne se lève pas à l’aube pour prier. L’aube, c’est pour s’asseoir à la lisière des prés et observer les mulots prendre leur petit-déjeuner. De toute façon, il n’existe qu’un seul Dieu, et il s’appelle Michael Jackson. Mais aux yeux des habitants de Birdtown, la vérité a aussi peu d’intérêt qu’un paquet de cigarettes vide. Être la fille d’une immigrée bosniaque, et la sœur d’un musulman, suffit à représenter un danger pour la communauté ; de la graine de terroriste.


Bienvenue en enfer, ICI ET AILLEURS
Birdtown est un quartier réel de Lakewood, situé dans la grande banlieue de Cleveland, dans l’Ohio. Mais je n’ai volé que son nom.
Mon roman appartient au sud des États-Unis, parce que je crois appartenir à cette région. Je n’y ai jamais mis les pieds pourtant, chaque film, chaque roman traversant les états du Texas, de l’Alabama ou du Mississipi m’agrippent le cœur. J’ai l’impression de posséder les souvenirs d’une vieille femme ayant passé son enfance à Savannah, en Géorgie. J’ai dans l’idée d’y vivre (retourner), un jour.
J’ai découvert les grands textes de la littérature du sud, au lycée. Et j’ai instantanément compris les paysages dépeints par Faulkner et Harper Lee, bien mieux que ceux de Maupassant ou de Sagan. Même si j’ai grandi dans une petite ville du nord-est de la France, j’ai reconnu cette même enfance dangereusement libre, en bordure de misère, de générosité, de nature et de racisme. D’ailleurs, je trouve qu’il existe une ressemblance entre les grands textes américains de la littérature du sud, et les grands textes de rap français. Une sincérité absolue et une réalité sociale décrite avec la plus grande justesse. Il suffit de lire le magnifique texte Demain c’est loin écrit par IAM en 1997, pour comprendre la situation d’un quartier comme les Plaines Rouges.


Réussir, s'évanouir, devenir un souvenir
Souvenir, être si jeune, en avoir plein le répertoire
Des gars rayés de la carte qu'on efface comme un tableau, tchpaou ! C'est le noir
Croire en qui, en quoi? Les mecs sont tous des miroirs
Vont dans le même sens, veulent s'en mettre plein les tiroirs
Tiroir, on y passe notre vie, on y finit
Avant de connaître l'enfer sur terre, on construit son paradis
IAM, Demain, c’est loin

Je suis d’origines algérienne et croate. Ma famille est catholique et musulmane. Les couples mixtes dans une ville majoritairement blanche ; bienvenue en enfer. Quand j’étais gamine, dans les années 90, certains percevaient déjà la religion musulmane comme une croyance à part, et abusive. À l’école, on m’a parfois demandé pourquoi je ne portais pas le voile. Dans ma famille, seule ma grand-mère le porte, et je n’ai jamais entendu parler de conversion ou d’extrémisme. Les médias ont le don de façonner des images et des concepts stigmatisants, sans égard pour les milliers d’anonymes dont le quotidien s’en trouve bousculé. Chez nous, la religion se résume à partager de bons repas en famille, à respecter son prochain, et à baisser le son de la télévision quand ma grand-mère prie dans le salon. Il n’y a rien d’extraordinaire, rien de malveillant. J’ai été éduqué dans des notions de partage et de tolérance, très loin de cette idée de communautarisme. Je sais que ça sonne comme une vomissure de bons sentiments dans le contexte actuel. Je parle de mon expérience et de celle de mes personnages.
Lorsque Almaz meurt, les habitants des Plaines Rouges sont tous présents après l’enterrement. Il existe une forme de solidarité dans l’exclusion ; faire bloc contre la haine et la méfiance. Cette représentation positive, partagée par tant d’autres, n’est pas suffisamment relayée par les médias, ou par la culture. Le sensationnel et la violence ont pris la place de la tendresse ordinaire. On préfère donner à voir un assassin ou un idiot plutôt qu’une femme humble et intelligente. Quand je pense à Petra Vodović, qui travaille dur pour que ses enfants réussissent, je pense à toutes ces femmes autour de moi, au courage que cela demande de rester digne, aimante et de croire en l’avenir quand chaque jour porte un nouvel amas d’humiliations.
Mon roman se déroule en 2008, soit sept ans après les attentats du 11 septembre 2001. Depuis cette date et d’autres, bien plus récentes, des musulmans du monde entier se retrouvent dans des villes comme Birdtown, où on assimile désormais l’Islam au terrorisme. Je ne suis pas croyante, et je n’ai aucune envie de rentrer dans un débat religieux qui me dépasse car je ne possède pas les connaissances théologiques nécessaires. Ce que je sais, c’est qu’être musulman aujourd’hui est incroyablement plus compliqué que dans les années 90, surtout dans des villes comme Birdtown. Je parle de tous ces endroits complexes, nourris d’images sans réelles explications, étouffés par les contradictions et les préjugés, ces étranges carrefours où se frôlent les extrémités de l’échelle sociale, les Vodović et les Cooper, où les minorités sont à la fois immensément fières, et toisées de haut, où l’existence est tour à tour étincelante, tragique, d’une intensité folle, et inlassablement tâchée d’injustices.

Son équipe compacte, soudée, écoute de scanner pour garder le contact Ou décider de bouger, éviter les zones rouges, et Surtout jamais prendre de congés C'est ça que tu veux pour ton fils ?  C'est comme ça que tu veux qu'il grandisse ?
J'ai pas de conseil à donner, mais si tu veux pas qu'il glisse Regarde-le, quand il parle, écoute-le ! Le laisse pas chercher ailleurs, l'amour qu'y devrait y avoir dans tes yeux.
NTM, Laisse pas traîner ton fils


MILLY EN SON PAYS
Il est difficile d’être considérée comme une étrangère dans son propre pays, d’autant plus à cet âge particulièrement étrange qui signe la mort de l’enfance.
Milly est née dans la ville d’Atlanta, en Géorgie, aux États-Unis. Elle est américaine mais chaque jour de sa vie, les habitants de Birdtown lui montrent qu’elle ne l’est pas complètement, du fait de ses origines bosniaques. Elle navigue donc entre haine et méfiance sur son propre territoire. Chez elle, rien n’est plus simple puisque sa mère et son grand-père lui refusent l’accès à son héritage, à savoir la Bosnie. Par pudeur et par douleur, ils repoussent Milly loin de la terre de leurs aïeux, loin des souvenirs, des odeurs, de tout ce qui pourrait la transporter là-bas. Je me suis souvent demandé ce que signifiait être française. Est-ce une filiation, un amour de la culture, une langue, une éducation basée sur les traditions d’un pays, ou simplement une nationalité ? J’ignore la bonne réponse. Ce que Milly m’a appris, du haut de ses douze ans, c’est qu’on ne doit rien à un pays où l’on n’a jamais mis les pieds, ou à des habitants qui vous haïssent.
Milly ne se sent ni américaine, ni bosniaque. C’est cet entre-deux déchirant qui me touche parce que, malgré les obstacles, elle parvient à construire son propre pays, à travers son attachement à la nature et aux animaux, en compagnie de cet autre « sans patrie », en la personne de Douglas. Je pense qu’à partir du moment où l’on cesse de vouloir appartenir à une notion d’identité liée à un lieu ou à un peuple, on découvre d’autres possibles. Être soi, c’est cela qui compte pour Milly et Douglas. Et il est parfois nécessaire de se détacher de son éducation, de ce besoin d’être uni à une nation, ou à la fierté d’une culture pour s’épanouir.

Suite de l'entretien : Quitter l'enfance

Milly Vodović
Nastasia Rugani
Grande Polynie
Illustration de Jeanne Macaigne
En librairie le 20 septembre

vendredi 24 août 2018




MILLY VODOVIĆ
Nastasia Rugani
Grande Polynie

En librairie le 20 septembre

jeudi 2 août 2018


L’ABRUTI DE LA JUNGLE
Nouvelle inédite de Gilles Barraqué (sur l'île de ses Robinson et Vendredi)


  – Pare à la manœuvre !
  – Krââ ?
  – Pare-à-la-ma-nœuvre !
  – Krââ !
  – À moi les bâbordais ! Grimpe à la mâture !
  – Krââ, krââ !
  Robinson jeta un œil désabusé à l’oiseau perché sur le billot.
  – Bon, j’abandonne… Il est incapable de répéter quoi que ce soit. Mon cher Vendredi, je crois tout simplement que cet oiseau est idiot.
  – Krââ ? fit Vendredi, mollement étendu sur sa natte.
  Robinson pointa vers lui la tige de bois qu’il était en train de peler avec application – à coup sûr, ce serait une flèche.
  – Fais le malin, crâne de poulpe ! Tu apprendras que, normalement, ces perroquets peuvent parler comme toi et moi. J’ai connu un marin qui en avait ramené un d’Afrique. Un gros emplumé tout gris. Eh ben lui, il était incroyablement bavard. Il chantait « Que Dieu garde notre précieux Roi » sans jamais se gourer. Et je te passe tous les jurons de matelots et les cochonneries de tavernes. Non, moi je te le dis, celui-là est particulièrement cornichon. C’est l’abruti de la jungle.
  Vendredi se redressa et observa longuement l’oiseau qui se dandinait sur son perchoir. C’était un magnifique ara : tête et poitrine écarlate, ailes bleu vif, avec une touche verte, ventre jaune d’or, l’interminable queue offrant un panaché de plumes rouges et bleues… Un arc-en-ciel à lui seul.
  Robinson, un œil fermé, évaluait la rectitude de sa future flèche.
  – Trois semaines que je m’échine à lui faire répéter des mots tout simples, reprit-il. Même un marin hollandais y arriverait, tu imagines… Lui, là ? Tout ce qu’on peut en tirer, c’est ces horribles « krâ-krâ ». Si au moins il nous charmait les oreilles comme les uru-merlus…
  – Oui mais il est joli, opposa Vendredi.
  – Ravissant. Si on aime le genre gros poulet de carnaval. Dis, mon ami, à quoi il sert exactement, ce kra-kra ? Il est toujours dans nos pattes. J’en ai un peu marre de le voir traîner dans la hutte. D’autant qu’il est beaucoup moins empoté quand il s’agit d’aller piocher dans la coupe aux fruits secs et celle aux fruits frais. Elle n’est pas guérie, son aile ? Il ne va pas bientôt s’envoler ?
  Vendredi regarda par l’ouverture de la hutte. Le vent s’était calmé, mais la pluie tombait toujours drue.
  Lors de l’une de ses quêtes aux trésors dans la jungle, il avait trouvé l’ara au pied d’un manguier. Une aile pendait tristement. Peut-être une bagarre dans l’arbre, au sujet d’un fruit… Une histoire de territoire, la furie d’un singe, petit roi défendant férocement le garde-manger des siens ? Vendredi avait d’abord parlé à l’oiseau, qui semblait accepter son sort, quel qu’il fût. Puis il l’avait ramassé en prenant garde à ne pas toucher l’aile cassée. Trois semaines de soins patients, à l’abri de la hutte, s’en étaient suivies, avec un certain effet. Quand Vendredi avait coupé les liens qui ficelaient l’aile au corps, celle-ci ne pendait plus ; mais l’ara ne pouvait manifestement pas l’étendre.
  Vendredi émergea de sa contemplation de la pluie.
  – Il ne volera plus jamais. Son aile est foutue.
  – Comment tu le sais ? s’étonna Robinson.
  – Je le sais.
  – Alors il faudra supporter tous les jours ? Est-ce que je dois lui céder mon hamac ? Note, je viens de lui trouver une utilité : si mon ombrelle se déplume, j’aurai une bonne réserve sous la main, hin, hin, hin !
  – Krâââ ! lâcha l’ara en hérissant les plumes de son cou.
  L’oiseau sauta du billot et clopina vers la terrasse.
  – Et allez, un petit tour à la coupe aux fruits, grinça Robinson. Ça faisait longtemps…
  Vendredi se leva pour rejoindre l’ara sous l’avancée du toit, en bordure de la terrasse. Il lança un coup d’œil derrière lui. Ils n’étaient plus dans le champ de vision du barbu ; et la pluie crépitait au-dehors, martelait les palmes qui abritaient la hutte, juste au-dessus des têtes. Pratique, pour couvrir une conversation privée !
  – Pourquoi tu refuses de lui parler ? demanda Vendredi. Tu veux pas faire un petit effort ? Ce serait mieux pour l’ambiance.
  L’ara le fixa un instant, de côté, à la façon des oiseaux, puis il reprit son décorticage savant d’une grosse noix grise. Il répondit seulement quand il eut avalé la graine :
  – Et puis quoi, encore ? Je ne suis pas sa chose !
  – Moins fort !
 – Je ne suis pas sa chose. Tu crois peut-être que je vais répéter ses trucs débiles ? « Pare à la manœuvre », « À moi les bâbordais »… Ça n’a pas de sens !
  – Du langage de marins ! On n’y comprend jamais rien. Tu sais, il n’est pas d’ici.
 – J’avais remarqué, oui, avec sa face de coco mâché pleine de poils… Ensuite, t’as entendu comment il me traite ? « Abruti de la jungle », « espèce de kra-kra », et quoi d’autre ? Ah oui, « gros poulet de carnaval » ; je ne vois pas trop ce que c’est, mais je me doute qu’on est assez loin du compliment sincère.
  – Ouais, bon, faut toujours qu’il en rajoute. Mais je te jure, il n’est pas méchant. Quoi qu’il en dise, il ne touchera pas une de tes plumes.
  – M’en fiche, c’est un crétin. Je préfère mille fois discuter avec toi. Même si des fois t’as des idées bizarres.
  – Par exemple ?
  – Cette histoire de vent, comment tu l’expliques. N’importe quoi. Écoute-moi bien, je te le répète : ce n’est pas le vent qui agite les arbres ; ce sont les arbres qui, en bougeant, produisent le vent. Nous, les oiseaux, on est quand même bien placés pour le dire !
  – Oui mais…
  – Chut, voilà ton blanc-bec qui rapplique !…
  Robinson déboula sous l’avancée. La flèche dans une main, le couteau dans l’autre, les bras ballants, il avait l’air ahuri. Il fouilla du regard la terrasse, revint à son compère assis par terre, à l’ara qui se choisissait une autre noix.
  – Euh, Vendredi, je peux savoir à qui tu parles ?
  – À personne, Barbu ! Je parlais tout seul.
  – Sauf que j’ai entendu deux voix. Très nettement.
  – Ben oui, parce que c’est moi qui fais les deux voix. Comme si je discutais avec l’oiseau. Tiens, tu veux que je te montre ?
  Il prit un ton nasillard et proclama :
  – « Ce n’est pas le vent qui agite les arbres ; ce sont les arbres qui, en bougeant, produisent le vent. Parole d’oiseau ! ».
  Du bout de la flèche, Robinson se gratta les cheveux.
  – « Ainsi… », continuait Vendredi, « … les ouragans sont-ils de terribles colères des arbres. Ils règlent leurs comptes, à qui fera tomber l’autre, peut-être seulement parce que celui-ci a lancé une racine dans la terre de celui-là, qui se trouve être un roi. La brise de mer, elle… ».
  – Vendredi, coupa le barbu, est-ce que tu t’es servi dans la calebasse de bière ?
  – Mais non, voyons ! Quoi, on n’a plus le droit de s’amuser ?
  – Krââ ! fit l’ara.
  – Bien-bien-bien, je vous laisse, dit Robinson en tournant brusquement les talons.
  Du fond de la hutte, il ajouta en criant :
  – Empêche cet inutile de vider la coupe aux fruits secs ! Sinon, je pourrais avoir envie d’essayer ma nouvelle flèche sur lui !
  Vendredi eut un geste apaisant à l’intention de l’oiseau, qui ne semblait pourtant pas plus inquiet que ça. Il faisait habilement rouler la noix sous son œil, pour trouver le meilleur angle d’attaque.
  – Franchement, disait-il, je ne sais pas qui est le plus abruti de la jungle. Mais pour l’abruti de la hutte, j’ai une petite idée.
  Et il attaqua la noix de son bec puissant.

  Quatre jours passèrent. Humeur assez fraîche dans la hutte, où un barbu grisonnant et un emplumé éclatant semblaient s’ignorer mutuellement ; au moins les pénibles séances d’apprentissage avaient-elles cessé. Longues virées de Vendredi dans la jungle, le perroquet sur l’épaule. L’homme promenait l’animal, le perchait dans les branches basses d’un arbre fruitier, le laissait avec discrétion dans la fréquentation bruyante des membres de son espèce, qui ne manquaient pas de venir aux nouvelles. Vendredi poursuivait sa route le temps de ces palabres, soufflant parfois des airs doux dans sa flûte – et alors seule la musique comptait –, parfois silencieux, gardant l’œil aux éventuelles trouvailles. Il passait prendre l’ara au retour, et rapportait à la hutte, en même temps que l’oiseau, de curieux échos de l’île que Robinson écoutait en arquant les sourcils : le grand-père des banians va bientôt mourir, il l’a fait savoir à ses fils ; on dit qu’un minuscule lézard à crête garde la grotte secrète de la source mère ; ce sont les amours des serpents palmistes, les nids auront la paix pendant quelques jours ; sais-tu que le jus de ces baies tue les poux ?
  Au soir d’une dernière équipée, Vendredi déclara :
  – Barbu, j’ai eu une idée.
  Il désigna le perroquet.
  – Il faut lui fabriquer un vrai perchoir. On l’installera sur la terrasse. L’avantage, c’est que tu n’auras plus trop cet oiseau dans les pattes.
  – Ah. Pourquoi pas. J’aime autant qu’il niche ailleurs que dans la coupe aux fruits. Comment tu le vois, ce perchoir ?
  – Je vais t’expliquer.

  Selon les directives de Vendredi, maître architecte en perchoirs, et malgré les commentaires dubitatifs de Robinson, pour une fois aux ordres dans un chantier, ils avaient coupé à sa base le plus grand, le plus épais des bambous géants. Ils l’avaient percé d’une centaine de trous, à intervalles réguliers, puis avaient enfoncé dans chacun d’eux, à coups de maillet, un court segment de bambou-bâton ; ainsi s’enroulait-il tout du long de leur mât comme un escalier en spirale. Ils avaient chapeauté le tout d’une large tranche de souche – celle du fromager de la pirogue –, plateforme elle-même coiffée d’une sorte d’ombrelle en palmes de bananier tressées. Ils avaient alors foré au centre de la terrasse un trou profond, du diamètre qui convenait.
  Restait à planter ce gigantesque perchoir. Plus que le poids de l’ensemble, c’était sa dimension qui posait problème. Robinson, qui s’était pris au jeu, conçut une grue de fortune, perche de levage, système de poulies et de cordes. Dès la première tentative, le perchoir trouva sa place, ce qui causa de vives embrassades sur la terrasse.
  Ils comblèrent enfin les vides du trou d’une mitraille de petits galets, puis y coulèrent la boue liquide d’un marigot – là où venaient se vautrer les cochons sauvages – qui avait la propriété de durcir en séchant, comme un véritable ciment.
  Tout le temps de ces opérations, l’ara n’avait pas quitté son poste d’observation à l’ombre. Il avait suivi chaque étape avec la plus grande attention. Vendredi s’était deux ou trois fois tourné vers lui et l’oiseau avait toujours réagi d’une même façon : un dandinement d’une patte sur l’autre, d’amples courbettes, un vigoureux « krââ ! » poussé à pleine gorge.
  Robinson jaugea l’installation en expert. Le perchoir, impeccablement droit, élevait sa plateforme circulaire à une hauteur vertigineuse. La prise au vent serait faible, ce qui limitait les risques de déracinement en cas de bourrasques. Et puis l’ouvrage était bien dans l’esprit de l’île : un superbe caprice. Dernier atout, sans doute pas le moindre, ce dispositif allait effectivement poser une distance appréciable dans les relations au quotidien ; le plus souvent, chacun serait dans son coin.
  Après avoir tourniqué sur la terrasse, en se démanchant le cou, et en tirant sur sa pipe, Robinson vint prendre Vendredi par l’épaule.
  – Mon ami, je te félicite. Tu ne connais rien à la marine, et pourtant tu viens de réinventer le grand mât et son nid-de-pie. Juste une question, pourquoi une telle hauteur ?
  – Eh bien voilà : mettons que tu sois un oiseau et que tu ne puisses plus voler. Qu’est-ce qui va te manquer ? L’ivresse du vol, bien sûr, mais aussi, certainement, une bonne vieille habitude. Voir le monde d’en haut.
  – Krââ ! cria l’ara depuis le pied du mât.
  – Barbu, enchaîna Vendredi, tu penses que notre ciment a pris ? L’oiseau peut monter ?
  – Bah, c’est pas son poids de volaille qui changera quelque chose !
  Vendredi fit un grand geste du bras à l’adresse de l’oiseau. Aussitôt, celui-ci sauta sur le premier échelon, se hissa d’un élan sur le suivant, et ainsi de suite. Il gravissait le colimaçon de bambous avec une sûreté de prise déconcertante.
  – Je dois reconnaître qu’il est adroit, dit Robinson.
  En moins d’une minute, l’ara avait atteint le sommet et il grimpait maintenant sur la plateforme par l’échancrure prévue. Il fit le tour de son aire à pas mesurés, poussant un cri à chaque quartier franchi. Ayant bouclé son circuit, il se tint parfaitement immobile dans la brise qui soulevait ses plumes. Il tournait le dos à l’océan, fixant son attention sur la jungle par-delà la hutte.
  Robinson hocha lentement la tête.
  – Monsieur a pris possession de son bien. Et même pas un merci, penses-tu…
  Il mit les mains en porte-voix :
  – Ohé, Kra-kra, la vue est belle, de là-haut ?
  Comme l’oiseau restait de marbre, Robinson continua de l’asticoter.
  – Krââ, krââ, krââ ! Est-ce que tu aperçois ta bonne amie perroquette ?
  Alors l’oiseau se pencha et lâcha très distinctement :
  – Ferme ton bec, face de coco !
  La pipe tomba des lèvres de Robinson. Bouche bée, yeux exorbités, il regarda alternativement Vendredi, l’oiseau, Vendredi… Un Vendredi qui, les paupières closes, la nuque fléchie, s’était pris la tête dans les mains.
  Robinson pivota vers lui. Face de coco ? Face de betterave, plutôt : le visage du barbu était cramoisi.
  Il croisa les bras puis s’exprima d’un ton où perçait une rage contenue.
  – Mon cher ami, je crois que nous allons avoir une petite explication.

Pour les retrouver:
Vendredi ou les autres jours
Gilles Barraqué
Illustrations d'Hélène Rajcak
Polynie