AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
L’ÉCRITURE REVOLVER : CHAPITRE 1, CHAPITRE 15
Elle
contemple Swan à plat ventre, cloué sur les galets. Sa nuque rosie et robuste
semble échouée au bord de l’eau à la manière d’une truite morte. Ses jambes
sont alanguies. L’armure ainsi au repos dérange le paysage.
Tarek
rejoint Almaz et Douglas à l’extrémité du dénivelé bourbeux. Est-il mort ?
se demandent-ils, sans souhaiter de réponse immédiate. Car jamais aucun d’entre
eux n’a vécu pareil instant de cristal, au milieu d’un silence aussi pur, si
proche de ce qu’ils s’imaginent être la fin, ou l’au-delà. Un ailleurs fantôme.
Comme si le monde s’était figé à la lisière du point d’interrogation. Le temps
suspendu. Les balancelles ne grincent plus sur les porches éreintés des maisons
au loin. Les hurlements des chiens errants se sont tus. Il n’y a plus un
piaillement d’oiseau. Pas même un froissement de draps qui sèchent sous le vent
chaud. Le poignet droit du colosse forme un angle tellement étrange qu’il est
inquiétant de ne pas l’entendre crier de douleur. Tout ce sang sur cette pierre
ne peut être que le sien. Le silence s’étire, se charge d’électricité. Douglas
se défait du sortilège, et sort son canif. L’acier de la lame frémit. La peau
est juste là. Le bras se tend.
Je
n’avais pas vu le lien unissant les chapitres 1 et 15 avant de lire les très
justes remarques de mon éditrice.
Si
l’écriture semble différente, « virile », c’est tout simplement parce
qu’elle s’engouffre dans des corps masculins. Elle est tour à tour Swan,
Douglas et Archie. Une sorte de meute, depuis l’enfance. Tous les trois ont
reçu une éducation similaire : la valeur d’un homme dépend de la puissance
de ses poings. Les mots qui ne blessent pas n’ont aucune importance ;
c’est le mépris du père de Swan à l’égard des romans de Daisy. Quant aux
pensées divergentes, elles dérangent car elles conduisent ailleurs, loin de
l’ordre social et familial. Loin des puissants dirigeant la ville et le pays.
Si, par malheur, les idées résistent, mieux vaut les étouffer. Reste alors les
muscles, les nerfs, la force physique. Les coups sont acides et brutaux afin
d’être victorieux ; satisfaire le père chez les Cooper, et la mère chez
les Adams.
Quand
on grandit dans un environnement taiseux et pudique, on apprend à communiquer
autrement ses émotions. Le corps prend la parole. Il est le refuge, et
l’expression de ce qui brûle à l’intérieur. Je songe à Swan Cooper, au deuil à
venir si insupportable qu’il lui faut le cadavre d’un autre contre le cadavre
de sa mère. Le revolver offre une voix à son infinie tristesse. Parce que Milly
est animale, guerrière aussi, elle comprend le langage de la violence.
Lorsqu’elle se cogne à Swan, c’est sa chair qui hurle « J’en ai assez de
valoir moins que mon frère ! ».
Plutôt
que la « virilité » de l’écriture, je parlerais d’une rage absolue,
ni masculine, ni féminine. Juste un instinct commun. Milly et la meute
partagent cette envie de mordre, de « sortir son pénis » pour pisser sur l’autre. Sincèrement, qui n’a
jamais eu envie de pisser sur la
mort, sur la société, ou sur tout ce qui est nauséabond ici-bas ?
Toni
Morrison, Home
Milly
ne bouge pas, pourtant elle jurerait que quelque chose se déplace. Au creux de
ses entrailles, on s’agite. L’adolescence, pense-t-elle avec dégoût. En octobre
dernier, un soir d’automne encore vert, Almaz lui avait demandé de le dessiner
pour un projet d’études. « Sérieusement », avait-il protesté, les
sourcils froncés au-dessus du brouillon d’un âne. Sur la même feuille, Milly
s’était appliquée à représenter un tronc bien droit, sans branches, avec
quelques racines courtes. « Un arbre mort », avait-il commenté, choqué par
cette vision aussi éteinte. « Mais non ! s’était offusquée Milly. Un arbre
en hiver. » Il n’avait pas souhaité connaître la distinction et s’était
empressé de lui montrer son autoportrait, à savoir l’esquisse d’un nid de vipères.
Au pourquoi de Milly, il avait rétorqué : « Tu verras, c’est comme ça,
l’adolescence. C’est emmêlé et vicieux, surtout au début. » Les mots de
son frère prennent tout leur sens aujourd’hui, les mains ainsi posées sur son
ventre bruyant. Ses organes remuent et communiquent.
Elle
ne saisit pas leur langage mais elle perçoit le bouleversement. Ce n’est pas la
première fois qu’elle se sent d’automne. Les animaux en peluche suffoquant
depuis le mois de juin dans la commode de la chambre en sont la preuve. Autant
de feuilles mortes que d’amis délaissés. Elle rêve de les presser de nouveau
contre elle, les nuits trop vastes. Mais Tarek le répéterait à tout le monde.
Il faut déjà vivre avec l’écorce déployée, des nouveaux plis et replis, comme
ces deux petits tas de chair inutiles et frileux sous son tee-shirt. Milly
résiste avec vigueur. Elle dort sur le ventre pour aplatir son buste froissé,
et évite les autres filles. Elle les a vues quitter les balançoires pour les
bancs, murmurer des phrases pâles au lieu de crier rouge. Pourquoi ? Non,
vraiment, pourquoi abandonner son pouce un soir d’ouragan, ou délaisser toute
cette boue à sculpter ?
LA DEMEURE DE
L’ENFANCE
Grandir
n’est pas joyeux. Certes, pour certains comme Almaz, il s’agit d’une étape vers
l’avenir, le vrai, le monde adulte. Mais ce n’est pas synonyme de bonheur.
Grandir est pour moi l’une des étapes les plus incompréhensibles de la vie. Et
je me rends compte, même après être devenue adulte, que l’incompréhension reste
totale. Au-delà du développement physique, je n’arrive pas à déterminer
pourquoi quelqu’un, un jour, a choisi d’abandonner l’enfance. Ce monde de
soucis, de factures, de choses qui n’ont aucune importance dans le cours de
l’existence, ça me dépasse.
Pour
Milly, grandir est une abomination. Quitter l’enfance est impensable parce que
c’est le lieu de tous les bonheurs : la liberté d’être qui l’on souhaite,
de rêver fort et fou, de parler aux animaux, et d’être asexué. Milly n’aime pas
le regard que portent les hommes sur sa mère parce qu’ils se contentent de
remarquer l’enveloppe charnelle. Or elle aspire à être tout. On ne peut pas
être tout quand on n’est plus qu’un corps. C’est pour cette raison qu’elle
s’attache aussi vite à Swan, puis plus tard, à Douglas car les deux voient
au-delà du physique mince et brun. Leurs yeux entrevoient la personnalité, la
bravoure et l’énergie, la ténacité et la tendresse de Milly. Sous leurs
regards, chaque parcelle de chair est un rappel de son caractère et de son
identité. Au fil du roman, Milly apprend que le seul regard qui importe, plus
qu’aucun autre, est celui qu’elle porte sur elle-même. Elle le comprend
d’autant plus lorsque ses choix amicaux sont réfutés par sa famille. Ses désirs
prennent le pas sur ceux de Deda et de sa mère.
Quand
on est une toute jeune fille, et que l’on grandit entourée de garçons, on
oublie son corps féminin. On finit même par refuser toute trace de féminité.
Dès lors que Milly entrevoit les prémices d’une poitrine, elle essaie de
masquer ce qui pourrait la rapprocher des autres filles de son âge, par peur
d’être écartée de ce monde masculin qu’elle aime tant. Ce n’est qu’une fois que
Milly s’intéresse à l’apparence de Dolores, et donc à son propre reflet qu’elle
devient une fille aux yeux de Tarek par exemple, qui s’empresse de la taquiner.
Je
n’aime pas le terme « garçon manqué » car il implique qu’il faudrait
être un garçon lorsqu’on ne s’identifie pas aux préjugés attachés à la
féminité. Être une fille est hautement plus compliqué qu’un goût pour la
coquetterie. C’est une richesse infinie, difficile à définir car différente
pour chacune. Naître fille, et observer les changements sur son corps est un
tourbillon de terreur et de puissance. À partir du moment où la féminité est
visible, quelque chose change dans le regard de l’autre, surtout dans le regard
masculin. Dans le cas de Milly, le corps féminin n’a que très peu d’intérêt car
il n’est ni fourrure, ni plumes. Elle préférerait se réveiller avec des pattes
et des griffes plutôt qu’avec une poitrine.
Mais
ce qui l’inquiète bien plus que ce corps en mouvement, c’est le temps qui file.
Après
la mort de son frère, l’enfance devient le refuge absolu. C’est le lieu où ses
souvenirs demeurent. Le lieu où son frère est intensément vivant. Dévoreur de
glace, arracheur de couronne. Grandir est une aberration pour la simple et
bonne raison que son frère serait absent de ce temps étiré. Or le temps s’est
arrêté en cette matinée de juillet, sur le parvis de la bibliothèque. Penser à
l’avenir serait comme d’admettre la mort d’Almaz, et Milly en est incapable,
jusqu’à la fin du roman. Elle refuse d’admettre qu’elle pourrait être, un jour,
plus âgée que lui. « Ça ne peut pas exister un monde sans Almaz. »
Grandir n’existe donc pas pour elle.
Amoureuse. Elle avait entendu ce mot absurde un
matin de février, car un idiot de sa classe lui avait offert un cœur en
chocolat, en plein milieu de la cour. Elle l’avait refusé, bien sûr, car
l’amour, le vrai, n’est pas un petit organe cacaoté sur lequel toutes les
filles collent leurs doigts envieux. Non, son cœur à elle ne se croque pas. Il
se transforme, s’emplit de forces unies et libres. Tantôt il se boise du
cerisier à l’ombre duquel elle chante et joue, tantôt il se jette dans la
tendresse liquide de la rivière. Il s’enveloppe dans la fourrure du renard
timide, rencontré sous les haricots grimpants. Il fleurit même au milieu de la
nuit, à l’écoute des oiseaux piaillant à voix basse. Son amour n’appartient pas
aux garçons.
DEUX
PETITES BASKETS CRASSEUSES, LA MORT AUX TROUSSES
Milly
ne peut pas concevoir la mort de son frère parce qu’elle est parfaitement
injuste. Le deuil est presque impossible à envisager lorsque la mort est à la
fois si mystérieuse, et si évidente pour les autres. C’est l’absence de révolte
de la part de Deda et de Petra qui mène Milly et Tarek à agir de leur propre
chef. Au départ, l’immobilisme de Petra m’a insupportée. Seulement, je ne
trahis que très rarement mes personnages. S’ils réagissent d’une façon, je ne
m’autorise pas à leur imposer une façon de penser que je suppose plus
honorable. Puis, j’ai revu le témoignage d’une femme ayant perdu toute sa
famille durant la guerre d’ex-Yougoslavie, en Bosnie. À travers ses mots
choisis avec calme, sans larmes, sans pardon, j’ai compris les Vodović :
rien ne ramènera jamais les morts. On peut passer sa vie à chercher les
coupables, à justifier, à haïr, à honorer, la mort demeurera.
Le désordre est insensé. Alors elle
force les images à devenir nettes, et les sons à hurler dans ses oreilles. Elle
s’oblige à entendre le rire de Mamaz comme un grognement de cochon. Elle se
remémore sa manie d’être excellent en tout, ses cigarettes cachées sous son
matelas, ses petits sachets remplis d’herbe dans le tiroir fermé à clef. La vie
après Almaz n’est pas comme elle l’avait imaginée. Elle qui a supplié Mama pour
avoir une chambre sans lui, et qui, dans ses prières à la nuit, implorait sa
disparition dans le seul but d’être fille unique, se sent fautive et
abandonnée. Seule aussi, dans une maison qui n’a pourtant jamais été autant
fréquentée. Le manque est dans l’arôme même de la chambre. Sans l’expiration
bruyante de son frère, sans son haleine lactée, est-ce encore le même air
qu’elle respire ? Est-ce toujours la chambre d’Almaz, s’il n’est plus là ?
Le
deuil a son propre caractère, et selon les individus, il ne s’installe pas à la
même profondeur. Il ne prend pas la même forme, ni la même place. Tarek est
entièrement dévoré par la mort d’Almaz. Deda fait de son mieux pour ranger la
mort de son petit-fils du côté de la Bosnie, près de son fils et de sa femme.
Au-delà de la douleur, je crois qu’il finit par envisager la tragédie comme un
cocon, une accumulation de tendresse et de souvenirs. Un mausolée. Petra est
sur le fil mais elle se concentre sur sa fille, debout sur le deuil.
Je
me souviens d’un passage de Sula de
Toni Morrison, dans lequel les femmes se sont mises à parler, à danser et à
crier autour du cercueil d’un petit garçon, mort noyé. Parfois, il est
nécessaire d’agir, de hurler ce qui est absolument insupportable dans la perte
et le chagrin. On n’a peu l’occasion de le faire aujourd’hui, en France, car le
deuil est traditionnellement silencieux. Il faut être triste mais pas trop
longtemps. Ça agace. Je ne suis pas d’accord avec ces idioties. S’il faut
casser des objets, cassons des objets. La perte d’un être cher devrait se vivre
en toute liberté, loin des regards en biais. J’aime la façon dont Deda envisage
le deuil de sa petite fille : « Si les petites baskets crasseuses ont
entrepris de fouler et d’écraser le peuple des morts pour soulager le cœur,
qu’elles le fassent. » Que l’on fasse, ce qui cessera de nous étouffer
parce que c’est ça le deuil, pour moi, être étouffé par tout ce qui manque, et
manquera pour toujours.
Puis
elles quittèrent leur banc. Car pour ces émotions il faut être debout. Elles se
mirent à parler, tant elles étaient pleines du besoin de dire. Elles se
balancèrent, parce qu’il faut bercer les ruisseaux de chagrin et d’extase. Et
quand elles pensèrent à toute cette vie et cette mort enfermées dans ce petit
cercueil scellé elles se mirent à danser et à crier, non pour contester la
volonté divine mais pour l’accepter et affirmer une fois encore leur croyance
comme quoi la seule façon d’éviter la Main de Dieu est de s’y mettre.
Toni
Morrison, Sula (Christian Bourgois
Éditeur)
Ce samedi matin, des dizaines de
millions de coccinelles asiatiques se sont posées sur les routes. Les champs
sont devenus vivants, ondulant au rythme des bestioles rougeâtres. En une
minute, les insectes ont complètement recouvert les arbres de la ville, leurs
branches semblables à de la chair à vif, saignant une sève mouchetée de noir.
UNE VIE
Je
pense que les enfants sont très dangereux à ce jeu de « quelle vie contre
quelle vie. » Si Milly possédait réellement le pouvoir de réécrire
l’histoire, en tuant Daisy plutôt qu’Almaz, elle le ferait sans une once
d’hésitation. Mais je généralise sûrement. Après tout, des adultes font preuve
de bien plus d’égoïsme, partout dans le monde, chaque jour. Ce que je veux
dire, c’est que Milly est dangereuse dans son innocence et dans la sincérité de
ses sentiments. Je ne suis pas certaine qu’elle évalue l’ampleur des
conséquences de ses actes. Je crois qu’à force de vouloir être animale, elle finit
par le devenir. Il n’existe pas de demi-mesure en elle.
—
Popeline viendra bientôt me voir, insiste Daisy. Tu comprends ?
La
phrase traverse Milly sans l’atteindre car elle est autrement plus intéressée
par son frère.
—
Vous aviez dit que vos personnages seraient tous là à votre enterrement. Almaz
aussi ?
—
Ah, tu es pressée que je meurs, commente méchamment Daisy.
La
jeune fille triture son gobelet avec les dents, en attendant une meilleure
idée. Car pour l’instant, la mort de Daisy Woodwick contre la vie d’Almaz est
la meilleure qui soit.
—
Et si vous écriviez une histoire de revenant ?
—
Je ne peux pas ressusciter mes personnages. J’ai déjà essayé, s’agace-t-elle.
—
Ce serait peut-être différent avec Mamaz. Parce que tout le monde dit que c’est
injuste, et qu’il méri…
—
Ton frère est mort, Milk ! coupe brutalement Daisy. Les personnages
meurent ! C’est comme ça, je n’y peux rien.
Suite de l'entretien: Des mondes étranges