AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
Rencontre avec Nastasia Rugani
Rencontre avec Nastasia Rugani
Si
j’essaie de parler du monde, de la vision du monde de chacun de mes
personnages, je suis forcée de dire la folie. Daisy, Douglas, Swan, tous
s’interrogent : Qu’est-ce que je fiche ici ? Qu’est-ce que c’est que
cette farce au sein de laquelle les êtres chers meurent ? Quel est mon
rôle − si j’en ai un − dans cette vie pétrie d’incompréhensions ?
Comment
ne pas devenir fou en essayant de répondre à ces questions ? Comment ne
pas faire le constat de son impuissance, ou de son inutilité ?
Je
ne dois pas être la seule à penser que vivre est très compliqué. Parce qu’il
faut avancer avec l’idée que tous ces mystères nous échappent, et continueront
de nous échapper jusqu’à notre mort. Si on est pessimiste, comme moi, l’idée de
se lever certains matins, sans réponses à venir, est insurmontable. Il m’arrive
de plonger dans d’autres existences afin d’éviter la vie. Pendant que je suis
ici, à écrire, je ne suis pas là-bas à vivre. Et en même temps, je vis
pleinement, joyeusement les histoires de mes personnages qui sont bien plus
passionnants que moi. Tout n’est pas si sombre, bien au contraire.
Il
y a beaucoup de bonheur à bousculer le monde dans un roman. Inventer des
histoires qui n’existent pas permet de retourner la vie, et de secouer
l’incompréhensible. Ainsi, la littérature permet le paradoxe de l’évasion et de
l’introspection, à la même page. Elle ouvre la possibilité d’un désordre
profond. On peut mettre le feu à une ville entière, dans un roman. On a le
droit d’être inadaptée, solitaire et bancale. Se métamorphoser. Être un homme.
Être un monstre. Être fou. Être tout. Il existe un lien puissant entre ma
vision de la littérature et l’enfance, qui autorise également la folie ;
parler aux animaux ; croire aux monstres sous les lits ; imaginer un
ailleurs.
Pour
moi, la littérature est une matrice. Toutes ces vies qu’elle enveloppe…c’est
une force de la nature. Quoi de plus fou que cet arbre aux branches
infinies ?
“La
cuisine, c’est la mémoire”, m’as-tu dit un jour d’huile frémissante et de
tomates au basilic. La littérature, aussi. Ton père et tous ces gens qui doutent
de nous appellent ça la folie. Appelons ça la vie.
MANGE-CŒURS OU
LE RÉCIT-CŒUR DU CORPS ROMANESQUE
Au
moment où j’ai commencé à construire le squelette de mon roman, Daisy écrivait
son propre texte, Milly Vodović. J’ai
donc jonglé entre ce que je pense être mon roman, et celui créé par Daisy. Il
m’a semblé naturel d’inclure son travail, notamment Le Mange-cœurs. Je
n’avais pas soupçonné l’ampleur du travail avant les premiers questionnements.
Qui écrit ? Comment différencier l’écriture de Daisy de la mienne ?
Bêtement, je n’avais pas songé que son style n’était pas le mien, et qu’il me
fallait donc trouver une autre forme d’écriture. Ou peut-être n’ai-je pas
réussi à nous séparer. Je ne sais pas. Pour le lecteur, je suis Daisy puisque
je suis l’auteure du roman. Du moins, c’est ce qui semble être le plus logique.
Bref,
je me suis posé beaucoup trop de questions. Comme je ne suis pas la reine des
mises en abyme, j’ai eu un mal fou à me positionner dans le texte. Et je ne
veux pas en dire davantage au risque d’être confuse, et de révéler la fin
(plutôt ouverte) de l’intrigue.
Alors qu’elle marche sur la pointe des
pieds, ses orteils glissent sur un liquide sirupeux. Heureusement, elle se
rattrape de justesse au chambranle de la porte de la cuisine. « Tarek
! » grogne-t-elle entre ses dents. Toujours à renverser cette satanée
sauce sucrée dans laquelle il trempe ses chips. De façon curieuse, une brise
s’engouffre dans l’obscurité et dépose une odeur de pourriture à l’entrée des
narines de Milly. Comme elle ne peut pas allumer la lumière, elle renifle la
tache sombre et grumeleuse au sol. Un relent de bête écrasée. Sa main frôle la
pellicule visqueuse quand celle-ci se gonfle d’air, et paraît battre sous ses
doigts englués. Milly se recule, à quatre pattes, le cœur bondissant. Elle
cherche sa lampe torche dans son sac et la dirige sur cet étrange ballon mou,
semblant soupirer de fatigue.
Mais
le rayon n’éblouit rien d’autre qu’une file de fourmis en promenade sur la
plinthe. Elle éclaire alors ses pieds, propres et secs. Je l’aurais senti si
elle s’était enfuie. Vous l’avez vue ? demande-t-elle aux insectes. Le vent
fait soudain claquer la porte de derrière, retenue par un loquet mal fixé. À
travers l’étroit vasistas, Milly observe le jardin éveillé et la petite étable
ouverte. Les poules caquettent et la vache gesticule sur la paille. Qu’est-ce
qu’il vous arrive ? Ça sentait aussi mauvais par ici ? interroge
Milly, qui a profité du bref raffut pour sortir discrètement. Très bien, faites
comme si je n’existais pas. Vite, elle fait le tour de la galerie, une main sur
la rambarde, jetant un coup d’œil derrière elle au cas où. Ni ballon, ni
pourriture.
L’INQUIÉTANTE
FAMILIARITÉ
Le
monde est étrange. Il suffit d’observer certaines plantes avec leurs drôles de
feuilles qui se replient quand on les touche, ou d’écouter certains bruits, la
nuit. Bien sûr, il existe des explications scientifiques à ces phénomènes. Mais
j’aime l’idée qu’une fleur puisse être de mauvaise humeur, et qu’il existe
d’autres mondes au creux des arbres.
C’est
pour cette raison que j’aime plus que tout les albums jeunesse et les films
d’animation qui sont, à mon avis, enracinés dans l’étrange. Les monstres, les
fantômes, les créatures du lointain et de la nature font partie de ma culture.
Je pense aux films de Walt Disney, aux Moomins de Tove Jansson, aux Gremlins de
Roald Dahl, et aux milliers de créatures chez Miyazaki. Quand on lit Kitty
Crowther et Maurice Sendak, on découvre ces mêmes univers dangereux, cachés
dans la nuit, ou dans la forêt d’une chambre. Ces auteurs-ci ne prennent pas
les enfants pour des crétins. Ils sont du côté du mystère, en plein dans
l’enfance. Ils ne simplifient jamais leurs histoires. Ils traversent des
territoires troublants et inquiétants, laissant place à l’imaginaire et à
l’insensé.
Un
jour, j’aimerais pouvoir appartenir à cette grande littérature.
J’aime
aussi les films d’horreur. Il y a souvent une dimension de mise en abyme que je
trouve incroyablement compliquée à construire. Tout commence à l’intérieur d’un
film heureux, proche d’une comédie, et se transforme en cauchemar. J’aime cette
idée de malaise en littérature et au cinéma. Salir le beau, l’aseptisé −
souvent factices. Il m’arrive de songer à tous ces appartements, à toutes ces
maisons identiques qui défilent sous nos yeux, chaque jour, et de les comparer
aux tanières des monstres, les vrais
monstres du quotidien. Les trucs qui clochent sont absolument partout autour de
nous.
Dans
une obscurité presque parfaite, Milly se guide à l’odeur. Les sucs aigres des
plantes vénéneuses et le sommeil fétide des serpents lui chuchotent la
direction. Les herbes, de plus en plus fourbes, griffent ses jambes. Elle peine
à se dégager des ronces. Ses mollets se raidissent de peur car Archie se
rapproche. « Sale petite garce », lance-t-il, le ton haletant. À un
mètre à peine, Milly sent son ombre qui embaume la transpiration et le jasmin.
Il fait des bruits de bouche répugnants, et ses clés se cognent à la monnaie
dans ses poches. Pendant que les broussailles l’écorchent, elle prie pour que
quelque part, dans la nuit écrasante, se cache un animal féroce. Un gardien de
la forêt. N’importe qui. Je promets de t’aimer, de te respecter, de vivre avec
toi, même dans une tanière infecte sous les Plaines Rouges. Pitié, pitié, pitié.
PARLER AVEC LES
ANIMAUX
Milly
est en harmonie totale avec la nature. Elle est animale, comme beaucoup
d’enfants. Hier encore, j’écoutais mes petits voisins parler à une araignée,
lui dire qu’il ne fallait pas rester sur la table au risque de se faire
écraser, car ils allaient bientôt déjeuner. Leurs parents ont ri. Pourtant la
phrase était parfaitement logique.
C’est
peut-être naïf de ma part de croire qu’il existe un lien réel entre les enfants
et les animaux. Quelque part, l’enfant ne se considère pas au-dessus du royaume
animal. Il le place à sa hauteur. Il l’intègre à son monde réel et imaginaire.
Il invente des histoires avec des animaux qui voyagent et deviennent pirates ou
chevaliers. La question du langage n’est pas une barrière mais une simple
différence. Pour Milly, les piaillements des oiseaux ne sont pas plus étranges
que la langue japonaise. En aucun cas, il ne s’agit d’une croyance de petite
fille. Pourquoi serait-il plus étrange de s’adresser à un être vivant qu’à une
application sur un mobile ?
Milly
prend le temps d’observer et d’écouter. Certains diront : « Elle est
folle » ou « Ce n’est qu’une gamine ». Moi, je crois
qu’elle a tout compris. Elle est en harmonie avec la nature. Elles se font
confiance. Elles sont loyales.
C’est
une amitié indestructible.
Elle sait où se dissimulent les bêtes.
Elle est capable de repérer une araignée violon au beau milieu d’un bois et ne
loupe jamais un tatou, encore moins un moqueur. Seul son grand-père Deda
possède la même faculté, « mi-chien, mi-homme », comme il les
appelle. Dans le cas de Milly, il ne s’agit pas uniquement d’une histoire
d’odorat étonnamment développé. La nature et les animaux sont les seuls à
partager ses émotions. Ils possèdent les mêmes pulsions de griffes et d’épines.
À leurs côtés, inutile d’être raisonnable et bien élevée. Il suffit d’être soi,
entièrement soi. Les poils et les plumes obéissent à leur essence et à leur
secret. Ils n’ont que faire des miroirs et des voisins. Une rivière n’est
jamais autre chose qu’une rivière. Milly porte un cœur similaire, et ils le
sentent à son odeur brute et humide. Des effluves d’aube et de torrent.
EN MIROIRS
ÉCLATÉS
L’écriture
est au cœur de la vie de Daisy Woodwick, depuis l’enfance. Lorsqu’elle arrache
les premières pages de sa Bible et se met à écrire, à inventer sa meilleure
amie, Sula, c’est le premier pas vers son identité, en tant qu’auteure et en
tant que femme. C’est la première fois qu’elle réalise l’ampleur de son pouvoir
dans l’acte d’écrire. Après la parution du Mange-cœurs,
banni des bibliothèques, elle réalise sa force de pensée à la fois
révolutionnaire et avant-gardiste. Je crois que cette puissance grandissante
l’autorise à créer son fils, Swan. Pourtant, lorsqu’elle est confrontée à sa
mortalité, l’écriture devient dangereuse. Daisy hésite. Ses personnages la
hantent.
Je me suis tellement vantée d’être
vide et lugubre que personne ne croit à mes terreurs. Pendant qu’on brûlait mes
livres et mes idées, je riais et je buvais. J’ai créé des monstres. J’ai tué
des enfants par milliers et après, j’ai fait des rêves simples et blancs, au
bon goût de dragée. Je me suis même réjouie d’en avoir fait souffrir certains.
Alors que j’avais bien conscience que ce n’était pas juste sur du papier, j’ai
écrit quand même.
Ce
qui est compliqué dans la structure de ce roman, c’est de comprendre dans quel
roman on se trouve. Évidemment, je sais qui a passé deux ans à écrire mais il
est tellement question de l’écriture de Daisy que je suis obligée de me
demander si je n’ai pas choisi d’écrire comme Daisy l’aurait fait, avec son
style. Ou si son style et ses histoires n’ont pas influencé les miennes. Est-ce
qu’on entre dans mon roman, le roman de Nastasia Rugani ? Ou est-ce qu’on
lit Milly Vodović, le manuscrit
inachevé de l’auteure Daisy Woodwick ? J’ai arrêté de me poser toutes ces
questions, par peur de perdre la tête.
Enfin,
je crois que chaque lecteur se fera sa propre idée.
Suite de l'entretien : Son organe de travail
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