jeudi 13 septembre 2018

AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
Rencontre avec Nastasia Rugani 


©Jeanne Macaigne
TROISIÈME PARTIE : DES MONDES ETRANGES

VIVRE AVEC LES ARAIGNÉES DANS LE BOCAL DE NOS HISTOIRES
Si j’essaie de parler du monde, de la vision du monde de chacun de mes personnages, je suis forcée de dire la folie. Daisy, Douglas, Swan, tous s’interrogent : Qu’est-ce que je fiche ici ? Qu’est-ce que c’est que cette farce au sein de laquelle les êtres chers meurent ? Quel est mon rôle − si j’en ai un − dans cette vie pétrie d’incompréhensions ?
Comment ne pas devenir fou en essayant de répondre à ces questions ? Comment ne pas faire le constat de son impuissance, ou de son inutilité ?
Je ne dois pas être la seule à penser que vivre est très compliqué. Parce qu’il faut avancer avec l’idée que tous ces mystères nous échappent, et continueront de nous échapper jusqu’à notre mort. Si on est pessimiste, comme moi, l’idée de se lever certains matins, sans réponses à venir, est insurmontable. Il m’arrive de plonger dans d’autres existences afin d’éviter la vie. Pendant que je suis ici, à écrire, je ne suis pas là-bas à vivre. Et en même temps, je vis pleinement, joyeusement les histoires de mes personnages qui sont bien plus passionnants que moi. Tout n’est pas si sombre, bien au contraire.
Il y a beaucoup de bonheur à bousculer le monde dans un roman. Inventer des histoires qui n’existent pas permet de retourner la vie, et de secouer l’incompréhensible. Ainsi, la littérature permet le paradoxe de l’évasion et de l’introspection, à la même page. Elle ouvre la possibilité d’un désordre profond. On peut mettre le feu à une ville entière, dans un roman. On a le droit d’être inadaptée, solitaire et bancale. Se métamorphoser. Être un homme. Être un monstre. Être fou. Être tout. Il existe un lien puissant entre ma vision de la littérature et l’enfance, qui autorise également la folie ; parler aux animaux ; croire aux monstres sous les lits ; imaginer un ailleurs.
Pour moi, la littérature est une matrice. Toutes ces vies qu’elle enveloppe…c’est une force de la nature. Quoi de plus fou que cet arbre aux branches infinies ?

“La cuisine, c’est la mémoire”, m’as-tu dit un jour d’huile frémissante et de tomates au basilic. La littérature, aussi. Ton père et tous ces gens qui doutent de nous appellent ça la folie. Appelons ça la vie.

MANGE-CŒURS OU LE RÉCIT-CŒUR DU CORPS ROMANESQUE
Au moment où j’ai commencé à construire le squelette de mon roman, Daisy écrivait son propre texte, Milly Vodović. J’ai donc jonglé entre ce que je pense être mon roman, et celui créé par Daisy. Il m’a semblé naturel d’inclure son travail, notamment Le Mange-cœurs. Je n’avais pas soupçonné l’ampleur du travail avant les premiers questionnements. Qui écrit ? Comment différencier l’écriture de Daisy de la mienne ? Bêtement, je n’avais pas songé que son style n’était pas le mien, et qu’il me fallait donc trouver une autre forme d’écriture. Ou peut-être n’ai-je pas réussi à nous séparer. Je ne sais pas. Pour le lecteur, je suis Daisy puisque je suis l’auteure du roman. Du moins, c’est ce qui semble être le plus logique.
Bref, je me suis posé beaucoup trop de questions. Comme je ne suis pas la reine des mises en abyme, j’ai eu un mal fou à me positionner dans le texte. Et je ne veux pas en dire davantage au risque d’être confuse, et de révéler la fin (plutôt ouverte) de l’intrigue.

Alors qu’elle marche sur la pointe des pieds, ses orteils glissent sur un liquide sirupeux. Heureusement, elle se rattrape de justesse au chambranle de la porte de la cuisine. « Tarek ! » grogne-t-elle entre ses dents. Toujours à renverser cette satanée sauce sucrée dans laquelle il trempe ses chips. De façon curieuse, une brise s’engouffre dans l’obscurité et dépose une odeur de pourriture à l’entrée des narines de Milly. Comme elle ne peut pas allumer la lumière, elle renifle la tache sombre et grumeleuse au sol. Un relent de bête écrasée. Sa main frôle la pellicule visqueuse quand celle-ci se gonfle d’air, et paraît battre sous ses doigts englués. Milly se recule, à quatre pattes, le cœur bondissant. Elle cherche sa lampe torche dans son sac et la dirige sur cet étrange ballon mou, semblant soupirer de fatigue.
Mais le rayon n’éblouit rien d’autre qu’une file de fourmis en promenade sur la plinthe. Elle éclaire alors ses pieds, propres et secs. Je l’aurais senti si elle s’était enfuie. Vous l’avez vue ? demande-t-elle aux insectes. Le vent fait soudain claquer la porte de derrière, retenue par un loquet mal fixé. À travers l’étroit vasistas, Milly observe le jardin éveillé et la petite étable ouverte. Les poules caquettent et la vache gesticule sur la paille. Qu’est-ce qu’il vous arrive ? Ça sentait aussi mauvais par ici ? interroge Milly, qui a profité du bref raffut pour sortir discrètement. Très bien, faites comme si je n’existais pas. Vite, elle fait le tour de la galerie, une main sur la rambarde, jetant un coup d’œil derrière elle au cas où. Ni ballon, ni pourriture.

L’INQUIÉTANTE FAMILIARITÉ
Le monde est étrange. Il suffit d’observer certaines plantes avec leurs drôles de feuilles qui se replient quand on les touche, ou d’écouter certains bruits, la nuit. Bien sûr, il existe des explications scientifiques à ces phénomènes. Mais j’aime l’idée qu’une fleur puisse être de mauvaise humeur, et qu’il existe d’autres mondes au creux des arbres.
C’est pour cette raison que j’aime plus que tout les albums jeunesse et les films d’animation qui sont, à mon avis, enracinés dans l’étrange. Les monstres, les fantômes, les créatures du lointain et de la nature font partie de ma culture. Je pense aux films de Walt Disney, aux Moomins de Tove Jansson, aux Gremlins de Roald Dahl, et aux milliers de créatures chez Miyazaki. Quand on lit Kitty Crowther et Maurice Sendak, on découvre ces mêmes univers dangereux, cachés dans la nuit, ou dans la forêt d’une chambre. Ces auteurs-ci ne prennent pas les enfants pour des crétins. Ils sont du côté du mystère, en plein dans l’enfance. Ils ne simplifient jamais leurs histoires. Ils traversent des territoires troublants et inquiétants, laissant place à l’imaginaire et à l’insensé.
Un jour, j’aimerais pouvoir appartenir à cette grande littérature.
J’aime aussi les films d’horreur. Il y a souvent une dimension de mise en abyme que je trouve incroyablement compliquée à construire. Tout commence à l’intérieur d’un film heureux, proche d’une comédie, et se transforme en cauchemar. J’aime cette idée de malaise en littérature et au cinéma. Salir le beau, l’aseptisé − souvent factices. Il m’arrive de songer à tous ces appartements, à toutes ces maisons identiques qui défilent sous nos yeux, chaque jour, et de les comparer aux tanières des monstres, les vrais monstres du quotidien. Les trucs qui clochent sont absolument partout autour de nous.

Dans une obscurité presque parfaite, Milly se guide à l’odeur. Les sucs aigres des plantes vénéneuses et le sommeil fétide des serpents lui chuchotent la direction. Les herbes, de plus en plus fourbes, griffent ses jambes. Elle peine à se dégager des ronces. Ses mollets se raidissent de peur car Archie se rapproche. « Sale petite garce », lance-t-il, le ton haletant. À un mètre à peine, Milly sent son ombre qui embaume la transpiration et le jasmin. Il fait des bruits de bouche répugnants, et ses clés se cognent à la monnaie dans ses poches. Pendant que les broussailles l’écorchent, elle prie pour que quelque part, dans la nuit écrasante, se cache un animal féroce. Un gardien de la forêt. N’importe qui. Je promets de t’aimer, de te respecter, de vivre avec toi, même dans une tanière infecte sous les Plaines Rouges. Pitié, pitié, pitié.


PARLER AVEC LES ANIMAUX
Milly est en harmonie totale avec la nature. Elle est animale, comme beaucoup d’enfants. Hier encore, j’écoutais mes petits voisins parler à une araignée, lui dire qu’il ne fallait pas rester sur la table au risque de se faire écraser, car ils allaient bientôt déjeuner. Leurs parents ont ri. Pourtant la phrase était parfaitement logique.
C’est peut-être naïf de ma part de croire qu’il existe un lien réel entre les enfants et les animaux. Quelque part, l’enfant ne se considère pas au-dessus du royaume animal. Il le place à sa hauteur. Il l’intègre à son monde réel et imaginaire. Il invente des histoires avec des animaux qui voyagent et deviennent pirates ou chevaliers. La question du langage n’est pas une barrière mais une simple différence. Pour Milly, les piaillements des oiseaux ne sont pas plus étranges que la langue japonaise. En aucun cas, il ne s’agit d’une croyance de petite fille. Pourquoi serait-il plus étrange de s’adresser à un être vivant qu’à une application sur un mobile ?
Milly prend le temps d’observer et d’écouter. Certains diront : « Elle est folle » ou « Ce n’est qu’une gamine ». Moi, je crois qu’elle a tout compris. Elle est en harmonie avec la nature. Elles se font confiance. Elles sont loyales.
C’est une amitié indestructible.

Elle sait où se dissimulent les bêtes. Elle est capable de repérer une araignée violon au beau milieu d’un bois et ne loupe jamais un tatou, encore moins un moqueur. Seul son grand-père Deda possède la même faculté, « mi-chien, mi-homme », comme il les appelle. Dans le cas de Milly, il ne s’agit pas uniquement d’une histoire d’odorat étonnamment développé. La nature et les animaux sont les seuls à partager ses émotions. Ils possèdent les mêmes pulsions de griffes et d’épines. À leurs côtés, inutile d’être raisonnable et bien élevée. Il suffit d’être soi, entièrement soi. Les poils et les plumes obéissent à leur essence et à leur secret. Ils n’ont que faire des miroirs et des voisins. Une rivière n’est jamais autre chose qu’une rivière. Milly porte un cœur similaire, et ils le sentent à son odeur brute et humide. Des effluves d’aube et de torrent.


EN MIROIRS ÉCLATÉS
L’écriture est au cœur de la vie de Daisy Woodwick, depuis l’enfance. Lorsqu’elle arrache les premières pages de sa Bible et se met à écrire, à inventer sa meilleure amie, Sula, c’est le premier pas vers son identité, en tant qu’auteure et en tant que femme. C’est la première fois qu’elle réalise l’ampleur de son pouvoir dans l’acte d’écrire. Après la parution du Mange-cœurs, banni des bibliothèques, elle réalise sa force de pensée à la fois révolutionnaire et avant-gardiste. Je crois que cette puissance grandissante l’autorise à créer son fils, Swan. Pourtant, lorsqu’elle est confrontée à sa mortalité, l’écriture devient dangereuse. Daisy hésite. Ses personnages la hantent.

Je me suis tellement vantée d’être vide et lugubre que personne ne croit à mes terreurs. Pendant qu’on brûlait mes livres et mes idées, je riais et je buvais. J’ai créé des monstres. J’ai tué des enfants par milliers et après, j’ai fait des rêves simples et blancs, au bon goût de dragée. Je me suis même réjouie d’en avoir fait souffrir certains. Alors que j’avais bien conscience que ce n’était pas juste sur du papier, j’ai écrit quand même.

Ce qui est compliqué dans la structure de ce roman, c’est de comprendre dans quel roman on se trouve. Évidemment, je sais qui a passé deux ans à écrire mais il est tellement question de l’écriture de Daisy que je suis obligée de me demander si je n’ai pas choisi d’écrire comme Daisy l’aurait fait, avec son style. Ou si son style et ses histoires n’ont pas influencé les miennes. Est-ce qu’on entre dans mon roman, le roman de Nastasia Rugani ? Ou est-ce qu’on lit Milly Vodović, le manuscrit inachevé de l’auteure Daisy Woodwick ? J’ai arrêté de me poser toutes ces questions, par peur de perdre la tête.
Enfin, je crois que chaque lecteur se fera sa propre idée.

Suite de l'entretien : Son organe de travail