Rencontre avec Nastasia Rugani
L’ENTRE-DEUX DE L’ÉCRITURE ET DE LA VIE
Daisy
a longtemps utilisé la mort comme outil narratif. Ce n’est qu’une fois
confrontée à sa propre mortalité qu’elle s’interroge sur les morts qu’elle a
provoquées dans sa littérature. La honte et la peur s’installent à tel point
qu’elle en perd connaissance. Ce qu’elle aimerait, plus que tout, c’est exister
ailleurs, dans un roman peut-être. Être elle-même personnage, ce qu’elle est,
dans mon esprit et maintenant sur papier. S’imaginer en vie, ailleurs, est sa
religion littéraire, sa façon d’appréhender la mort. Elle attend donc de Swan
qu’il réécrive l’histoire.
La
mort la terrorise parce qu’elle pense avoir personnifié la mort. Popeline Louis
et le Mange-cœurs deviennent ses ennemis, et elle préfère les diriger vers
d’autres victimes, les détourner de la quête finale. Ce qui me fascine chez
Daisy, c’est sa droiture en littérature. Elle est consciente de son pouvoir, et
l’utilise parce qu’elle ne peut pas empêcher l’écriture d’exister, même si cela
signifie tuer des enfants. Je crois que c’est pour cela qu’elle se sent proche
de Milly. Elles portent la même animalité, et la même radicalité. Probablement
parce que l’une est le prolongement de l’autre, ou son invention. On peut
parler d’égoïsme mais je préfère parler de « qui ». Elles sont qui elles
sont, indépendamment des règles, de la bienséance et de leur entourage. Des
indépendantistes de leur propre territoire.
Écrire,
c’est avoir les yeux ouverts sur son monde, et les yeux fermés sur un autre, je
crois. Il faut éteindre le monde extérieur afin de pouvoir se pencher sur ce
qui est enfoui. Je me sens un peu prétentieuse à sortir de telles phrases mais
bon, je me suis lancée. En même temps, écrire ne se fait pas avec les yeux, pas
toujours. Écrire, pour moi, c’est se rendre tout au fond. C’est boueux, sale
aussi. C’est viscéral parce qu’il faut déterrer des choses, avancer dans le
noir. Et quand on déterre, on parle forcément de racines et de cadavres. J’ai
envie d’arrêter d’écrire chaque fois que les personnages sont absents, que les
mots me quittent. J’ai l’impression que rien ne viendra plus jamais, et que je
ne suis plus rien puisque je n’écris pas. C’est un désespoir immense quand il
n’y a plus l’inspiration, quand l’organe d’écriture semble mort. Pour moi,
l’écriture est du côté de la vie. Même si je dois m’aventurer sur des chemins
abjects, accompagnée de personnages terrifiants, c’est du côté de la vie que je
le fais.
La
mort est autre chose, et a plusieurs sens. Je crois qu’on peut mourir de
différentes façons, tout en restant en vie. Ce que j’écris n’est pas très
sensé. Par exemple, on peut mourir d’un lieu à l’autre. Cette version de
moi-même dans ce lieu précis n’existe plus. Cette version de moi-même n’existe
plus que dans les souvenirs de quelques personnes éparpillées à travers le
monde. Fermer les yeux sur le monde auquel on appartenait, et ouvrir les yeux
sur un autre univers, c’est possible. Quelque chose de Milly meurt à la mort de
son frère. Un morceau des Vodović s’éteint. Et
Petra est morte, en Bosnie, sous les mains de son violeur. Petra, criant son
deuil, ne ressemble pas à Petra, jeune fille souriant à un maigre garçon dans
les rues de Sarajevo. On peut mourir d’un pays à un autre.
Peu importe
si du sang ou de l’encre coule dans tes veines, ce qui m’importe, c’est ton
bonheur. Le tien. Que tout s’efface, mon Swan, ou que tout soit retrouvé. Quand
on est né de la grêle, on peut tout recommencer. Si tu le veux, tu peux tout
changer. Tu en as le pouvoir, je le sais, c’est moi qui t’ai écrit. Fais que
tout soit possible. Presse ta main sur la feuille, prends le stylo et écris.
Écris fort.
PENSER
AUTREMENT, LOIN DU SIÈCLE DES LUMINAIRES
Je
n’écris pas des collections de blagues. Mon travail n’est pas de faire rire les
gens. Ça peut arriver, et j’espère que « sombre » n’est pas synonyme
de « démoralisant. »
Je
crois que mon roman est parsemé de tons très clairs. La mort est omniprésente,
c’est certain. Mais les relations entre Milly et la multitude de personnages
sont inscrites dans l’empathie, l’humour, et bien souvent, dans la tendresse. Je
pense aussi à son affection pour les animaux et à certains passages exprimant
le bonheur intense d’être parmi les siens, au bord du ruisseau. La vie est
ainsi, « change en un instant », passe d’un sourire à une tragédie.
Qui peut se vanter d’être toujours heureux ? Il suffit de lire les
informations pour être face à la mort, au viol, à la guerre. Il faut s’y
confronter. Tenter de comprendre, élargir son humanité. En lisant et en
écrivant, j’ai envie de répondre à des questions auxquelles je n’avais jamais
songé, me rapprocher ou prendre de la distance, et me poser d’autres questions,
apprendre à penser autrement. Quand le monde me paraît insupportable, j’aime me
plonger dans une œuvre qui me permettra de me sentir moins seule. Et il me
semble que mon travail consiste à essayer d’écrire le meilleur roman que je
puisse écrire, avec la plus grande sincérité, et les mots les plus justes, pour
mon histoire et pour mes personnages. Et si cela signifie écrire une histoire
sombre, et bien soit.
—
Chante un truc, lance-t-il, ravi.
—
Seulement si tu me dis ce que tu veux faire.
—
Négatif.
Milly
insiste encore et encore. Elle se surprend même à tirer sur le tee-shirt de
Douglas qui la repousse avec douceur. Finalement, elle aime bien ce garçon
pâle, aux airs de musaraigne.
Dans
l’atmosphère dorée de cette fin d’après-midi, allongé ainsi, les bras minces
ramenés sous sa nuque et les jambes croisées, il lui fait penser à Almaz. Lui
aussi rend la chaleur fluide et sent bon les céréales.
—
Bon, c’est con, mais j’aimerais bien être heureux, finit-il par avouer tout
bas.
—
Ce n’est pas un métier ça, si ?
—
C’est le meilleur !
Douglas
lui explique que la plupart des gens passent dix heures par jour à faire des
trucs détestables dans le seul but d’être heureux deux semaines dans l’année.
Lui n’a pas l’intention de vivre uniquement les week-ends et les jours fériés.
—
Comment tu vas faire ?
—
Je me débrouillerai. À toi, maintenant.
Sans
même une once d’embarras, Milly se met à chanter Billie Jean.
Il écoute sans broncher. Tout ce qu’il peut dire, c’est qu’elle ne ressemble
pas à ces prodiges à la télévision qui ouvrent grand la bouche pour libérer le
génie et la grâce. C’est rudement faux, pourtant c’est honnête et joyeux.
Lorsqu’elle entame une seconde chanson, les yeux clos, il ferme les siens et
succombe à la mélodie. Il est tellement content d’éprouver de la joie ailleurs
que dans la violence et la haine qu’il chantonne à son tour.
DÉSORDRES
Je
ne crois pas que la littérature jeunesse ait l’obligation de donner des leçons
ou d’offrir une morale (de préférence bienveillante, n’est-ce pas ? Sinon
on risquerait de perturber la jeunesse). On impute rarement de telles
responsabilités à la littérature générale. Elle a le droit d’être parfaitement
libre, donc choquante et insolente. J’estime que la littérature jeunesse a les
mêmes droits. Je dirais même que, dans une société de plus en plus indolente, il
serait plus judicieux de perturber et de bousculer.
Pour
moi, la seule différence entre la littérature jeunesse et la littérature
générale est l’âge de mes personnages, et l’âge du lectorat. Mais ce n’est pas
parce que de jeunes lecteurs lisent mes romans que je vais me censurer ou
tenter de leur plaire. Très égoïstement, j’écris pour moi. C’est une relation
intime entre moi, mes personnages et leurs mots. Le lecteur n’intervient
qu’après l’écriture, après la fabrication. Je ne lui dois rien d’autre que ma
sincérité et mon travail. Et je crois que chaque lecture est différente. Ce que
signifie ce roman pour moi n’est pas nécessairement intéressant pour le lecteur
car on lit un texte avec ses propres indignations, ses propres expériences. La
lecture d’un roman est aussi intime que l’écriture d’un roman.
La
seule chose qui m’importe est de faire de mon mieux, et d’écrire fort, en
respectant mes personnages. Je me place à leur hauteur, qu’ils aient six, douze
ou soixante ans. Je ne m’adresse pas à une tranche d’âge pour faire vendre. Je
me fiche des « thèmes attendus », des cases à remplir « pour les
jeunes ». Ce serait leur manquer de respect que de croire à un groupe
uniforme qui ne vit que pour les réseaux sociaux. Je ne crois pas qu’il existe
une séparation littéraire entre les enfants, les adolescents et le reste du
monde. Les émotions restent les émotions. Quand je lis des albums de Kitty
Crowther ou des romans de Robert Cormier, je n’ai plus d’âge, plus de genre,
plus de pays. Je me fonds dans les relations humaines, les lieux, les
personnages, les histoires. C’est ça aussi, la lecture. Ni frontière, ni âge.
Les
yeux en l’air, elle reconnaît aussitôt ce samedi matin d’hiver en famille, à
son ciel de bruines et à ces drôles d’oiseaux, les ailes comme des éclairs.
Elle est dans la peau de ses dix ans, un large bandage autour du genou gauche
et une envie folle d’aller chez le coiffeur. Sa mère et Almaz l’observent faire
la roue, mais ils se fichent de ses exploits. Ils boivent de longues gorgées de
café au lait, assis à l’extrémité des chaises longues devant l’étable.
—
Vous devriez vous allonger, suggère Tarek.
Un
peu plus loin, il feuillette des comics, étendu à même le sol de la cuisine. Il
cherche des dessins de femmes aux costumes aguicheurs.
—
Tu sais pourquoi on ne s’allonge pas ? demande Almaz, sur un ton de colère qui
ne lui ressemble pas.
—
Non.
—
Parce que notre vie ne ressemble pas à ce monde dans lequel on se prélasse,
étendu sur un transat.
LES CHOSES NON
MARCHANDES DE LA VIE
Lorsque
je lis un livre, je cherche à me reconnaître dans les personnages. Je veux
comprendre cette pagaille à l’intérieur de moi, en la trouvant ailleurs. Swan
Cooper se demande « comment font les gens pour porter tous ces gouffres en
eux sans jamais devenir fou ? » Je me le demande aussi. J’ai besoin
de découvrir que je ne suis pas la seule à être en colère au point de vouloir
casser la figure à quelqu’un. J’ai besoin de lire ce que je n’ai pas réussi à
dire, ou à formuler toute seule.
Mon
écriture est nécessairement imprégnée de mes choix de vie et de lecture. Et je
ne lis pas de littérature de divertissement. À chaque fois que j’ai essayé,
j’ai eu la sensation qu’on essayait de me vendre un modèle de vie, « le
bon modèle ». Pour être franche, je crois que l’humain se perdrait si la
littérature de divertissement était la seule disponible. Parce qu’il est
nécessaire de se confronter au réel et à ses propres lâchetés afin de devenir
la meilleure version de soi-même. Et j’ai encore beaucoup de travail.
Je
ne suis pas partisane de ces romans qui supposent que nous avons tous les mêmes
défauts et les mêmes désirs. Nous ne sommes pas égaux face au bonheur. Et le
bonheur n’a de toute façon pas la même signification pour tout le monde. La vie
est tellement plus complexe que ces pages d’individus coulés dans un monde
factice et glacé. Je n’aime pas cette idée de « feel good, » car cela
sous-entend que la culture se doit de prôner la joie, à tout prix. Je
revendique le droit aux mauvais jours, et à la noirceur. La vie au quotidien ne
ressemble pas à un « feel-good » roman. Certes, il fait du bien. Mais
pour combien de temps ? Pour moi, le retour à la réalité est trop
difficile. Je comprends que l’on puisse avoir envie de se relaxer. Mais je
crois avoir le droit de refuser que mes romans soient des chaises longues.
Souvent,
les gens lisent un résumé et reposent le roman en ayant cette phrase qui me
donne envie de hurler : « c’est beaucoup trop sombre pour son
âge. » Ces mêmes lecteurs offriront Harry Potter à leurs enfants, qui
compte plus de quarante victimes de meurtres. Mais ce n’est pas pareil, ce
n’est pas le monde réel. Franchement, je n’ai jamais autant pensé à la mort
qu’à l’adolescence. Et j’y pense encore. Comment l’éviter ? Et
pourquoi ? Pour qu’une fois qu’elle apparaisse, on se sente démuni ?
Lire permet aussi d’être mieux armé. Quand j’allais mal, je n’avais aucune
envie de découvrir le bonheur d’une jeune fille pour qui le monde n’était
qu’une suite d’arcs-en-ciel. Je caricature, bien sûr, mais qu’on cesse de nous
faire croire que ces filles-là existent. La vie d’une fille est infiniment plus
difficile que ce qu’on tente de nous faire croire. Parfois, on est face à des
dangers immenses. Parfois, il n’y a pas de fins heureuses. Parfois, la vie est
incroyablement triste. Ce qui est important, à mon humble avis, c’est de savoir
que le bonheur existe, au quotidien. Il n’est pas souvent grandiose comme dans
ces livres où tout finit en apothéose de confettis et de réussite. Il est
ordinaire, et c’est aussi bien comme ça. Un dîner rieur en famille. Une blague.
Un après-midi en compagnie d’une amie. Le bruit de la neige sous ses pieds, le
parfum d’un thé, le plaisir d’une mélodie, de nouvelles baskets, peu importe,
tout est à saisir.
« Tu te souviens le jour où tu
as écouté le son du parmesan, en frappant sur la meule. Sans le goûter, tu as
dit “Il est bon” et l’Italien t’a répondu “Il est excellent”. Tu étais le plus
heureux des garçons quand tu croyais à la magie du goût. J’ignore pourquoi je
t’écris de cette façon. Je suis vivante et toi aussi. Mais, il y a cette
histoire qui m’effraie. J’aimerais que tu aies raison, que mes romans restent
des romans. Au cas où, j’aimerais te laisser quelque chose d’important. Pas mes
mots. Autre chose. Une possibilité. Parce je crois que ce qui nous sauve n’est
jamais ce que l’on croit. »