Rencontre avec Jeanne Macaigne, illustratrice-compositrice d’albums
(L’hiver d’Isabelle et Les coiffeurs des étoiles, éditions
MeMo) et de la couverture de Milly
Vodović de Nastasia Rugani (Grande Polynie)
ÉCRIRE LE DESSIN, DESSINER
L’ÉCRITURE
J’ai
toujours beaucoup aimé dessiner et écrire, l’un entraînant l’autre. Je
bricolais des collages avec des images glanées par-ci par-là et des mots
installés çà et là comme des poèmes. J’ai commencé mes études par deux ans de
lettres. Je
continuais à dessiner et derrière il y avait toujours des mots et des phrases
animées d'images. Mon
cursus en image imprimée aux arts déco m’a permis de raconter mes histoires sur
différents supports. J’ai pu explorer différentes formes narratives, grâce aux
techniques de l’image.
En
fait, je ne sais plus trop quel a été le premier de l’écriture ou du dessin.
Les deux s’alimentent en flux continu. Parfois l’un s’efface pour laisser la
place à l’autre et vice-et-versa. Dans le territoire d’un album, j’aime que le
texte soit court, poétique, qu’il soit là mais en laissant sa place à l’image.
Il faut qu’il y ait un équilibre pour susciter une musicalité commune. J’écris
le texte en l’accompagnant de croquis. Quand j’ai suffisamment avancé, je le
mets de côté, je commence à dessiner, puis je le retravaille.
©Jeanne Macaigne |
EN ÉCHAPPÉES
Je
m’intéresse aux rapports étranges qu’entretiennent les humains entre eux et
avec le monde qui les entoure. Le dessin notamment permet de laisser entrevoir
les sentiments ou l’imperceptible. Je fais en sorte que mes personnages
évoluent dans des espaces qui vivent et les accompagnent et qui sont eux aussi
acteurs et spectateurs de l’histoire. S’exprime alors ce qui est caché, ce qui
continue de respirer, ce qui peut-être nous échappe aussi.
©Jeanne Macaigne |
ORCHESTRATION
DES COULEURS EN COMPOSITIONS
La
couleur va habiller le dessin et le rendre vivant. Avant la couleur, il existe
juste un trait à l’encre. Petit à petit, murmurent les teintes les plus pâles
puis crescendo s’intensifient jusqu’aux plus sombres. La couleur pétrit et
modèle le dessin. Je peux
dire des choses avec des couleurs que je ne pourrais pas exprimer autrement,
des choses pour lesquelles je n’ai pas de mots. Les couleurs dans mes dessins
ne décrivent pas vraiment une réalité observable mais plutôt une réalité
intérieure. Les arbres peuvent se teinter de rouge, de bleu, sangloter, danser…
Lorsqu’interviennent
les couleurs, le dessin se met soudain à devenir vivant, il respire, vibre,
danse. Il existe une musique particulière à chaque dessin. Dans une composition
musicale, le compositeur conçoit l'œuvre musicale pour qu'elle
puisse correspondre à l'expression sonore de sa pensée. Je désirais composer un dessin
indépendant qui mène son chemin et réveille, qui renoue avec la tradition tout
en restant ici et maintenant. A un certain moment, l’atelier de gravure était mon
allié, mais j’ai fini par m’y sentir enfermée. Un jour, au cours d’un stage
chez Franck Bordas, il m’a dit qu’il fallait comprendre qu’à présent les
logiciels étaient devenus comme les outils d’un vaste atelier. Dans chaque
logiciel, il y a un établi avec ses tournevis, burins, pinceaux... C’est ainsi
que je soude des dessins et des matières sur écran. L’image imprimée sur le
papier relie les techniques du passé et celles du présent.
©Jeanne Macaigne |
SE RÉCHAUFFER AU
CŒUR DE L’HIVER D’ISABELLE OU LES CHEMINS ENTRECROISÉS
L’hiver
d’Isabelle
est venu d’une émotion. Un froid intérieur, un moment où tout paraissait vide,
ennuyeux. Le déclic s’est réellement produit un jour, dans un petit chalet
paumé au creux d’une montagne recouverte de neige. Les sons semblaient
disparaître dans l’immensité, le silence régnait et pourtant tout demeurait
très vivant. J’ai écrit le premier jet
sur un portable dans cette maison. Puis je suis revenue avec ce matériel écrit
et une mallette d’émotions. J’ai travaillé le récit environné d’univers
musicaux, photographiques, cinématographiques à la recherche de tonalités pour
mon atmosphère narrative. Il fallait plonger dans un matériel heureux et
parfumé, pour tenter de secouer un monde fermé et ouaté où la vie hibernait et
où tout bruit disparaissait. Comme si la machine intérieure était en stand-by
et qu’il fallait retrouver son mode d’emploi. Le genre de moment où on ne sait plus quand et d'où
reviendront les couleurs, le plein, le chaud et le vivant. Du dessin ? Du plus
profond de soi ? Des images des rêves ? Ou de notre histoire intime vers
laquelle on trouve la force de se tourner ? Je voulais faire de cette
histoire, quelque chose qui puisse nous réchauffer un peu. C’est ainsi que L’hiver d’Isabelle est né. Une chose
réconfortante qu’on puisse emmener avec soi à n’importe quel âge, ni trop
grande ni trop petite. Les éditions MeMo ont publié ce projet.
J’ai
diverses sources d’inspiration. Je peux parler, par exemple, de la maison de
Georgia O’Keefe. Propice à la rêverie, sa maison se trouve au nord de Santa Fe
dans un environnement assez aride. Elle est d’une grande simplicité. C’est une
maison de plein pied, avec des grandes baies vitrées. La propriété, entourée d'un
muret, domine le village fondé par des colons espagnols. Georgia était fascinée
par les couleurs brûlées par le soleil. Le temps de sa vie semble suspendu, à
l’image de son ascétisme.
Beaucoup de
musiques m’ont également aussi accompagnée : Alma
Forrer, Baptiste W Hamon, Sezen Aksu, Raul Paz, Celentano, Rita Pavone et aussi
des livres : Conversations avec
Francis Bacon de Franck Maubert, La
bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak,
Tout s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan…
Des
images s’impriment en nous sans qu’on le décide : peut-être celles des
souvenirs parfumés des promenades à La Réunion où j’ai vécu, m’ont-elles suivie
dans cet album. Il y a là-bas une lumière particulière qui pour moi révèle
toute la mélancolie des souvenirs. Et bien sûr aussi les images des courses de
voitures dans l’allée … et celles des piques-niques sur l’herbe… avec mon frère
et ma sœur… et celles de toutes les personnes que j’aime.
©Jeanne Macaigne |
YEUX D’OR
J’aime
quand je travaille pour la presse, c’est un autre regard sur l’image. La
signification globale de l’article doit apparaître dans la fenêtre de l’image
au premier plan, mais j’installe souvent d’autres portes en arrière-plan. J’utilise
la métaphore car elle a quelque chose d’étrange, de drôle qui permet une grande
liberté. Dessiner l’actualité tout en décalant mon propos dans
l’imaginaire et la poésie, me permet d’inscrire le réel comme dans un conte, un
œil vers l’imaginaire et l’autre vigilant tourné vers l’extérieur.
©Jeanne Macaigne |
UNE PORTE POUR
ENTRER DANS MILLY VODOVIĆ
Le murmure des insectes et des plantes, le bruit léger
des pattes des coccinelles, la respiration lente des plantes sous l'ombre. Dans
Milly Vodović, il y a la sécheresse
tragique, les histoires familiales, les coquelicots inquiets, la poésie à la
fois violente et grandiose de l’adolescence. Il fallait trouver une image qui
réunisse ces sentiments du danger constant, de l’imperceptible, du délicat… une
image-couverture, une porte pour entrer dans le roman de Nastasia Rugani.
Milly est un personnage très puissant, et en même
temps si petit et fragile dans ce monde qui l'entoure, tout empreint de
violence sourde. Elle évolue silencieusement au sein d'un paysage aride mais
délicat, personne décidée et unique, mais faite de multiples silhouettes entremêlées
et foisonnantes.
Ses pieds s'appuient sur un sol vibrant et incertain,
fait d'écailles de tatou. Dans le roman, cet animal apparait comme un allié
bienfaisant et lumineux, une voix précieuse qui accompagne Milly.
Le cortège des coccinelles avance lentement,
parcourant tout le roman, présence inquiétante qui émerge et disparait mais
jamais ne s'arrête.
Dans le décor, des serpents enlacent des fleurs
immobiles et observatrices dans un risque d'étouffement.
Mais dans tout ce récit, le personnage de Milly reste fier, droit et
lumineux, silhouette oscillant entre l’ombre et la lumière.
Jeanne Macaigne, L'hiver d'Isabelle (éditions MeMo)
Les coiffeurs des étoiles (éditions MeMo)