mardi 25 septembre 2018

RESPIRER AVEC JEANNE MACAIGNE
Rencontre avec Jeanne Macaigne, illustratrice-compositrice d’albums (L’hiver d’Isabelle et Les coiffeurs des étoiles, éditions MeMo) et de la couverture de Milly Vodović de Nastasia Rugani (Grande Polynie)


©Jeanne Macaigne

ÉCRIRE LE DESSIN, DESSINER L’ÉCRITURE
J’ai toujours beaucoup aimé dessiner et écrire, l’un entraînant l’autre. Je bricolais des collages avec des images glanées par-ci par-là et des mots installés çà et là comme des poèmes. J’ai commencé mes études par deux ans de lettres. Je continuais à dessiner et derrière il y avait toujours des mots et des phrases animées d'images. Mon cursus en image imprimée aux arts déco m’a permis de raconter mes histoires sur différents supports. J’ai pu explorer différentes formes narratives, grâce aux techniques de l’image.
En fait, je ne sais plus trop quel a été le premier de l’écriture ou du dessin. Les deux s’alimentent en flux continu. Parfois l’un s’efface pour laisser la place à l’autre et vice-et-versa. Dans le territoire d’un album, j’aime que le texte soit court, poétique, qu’il soit là mais en laissant sa place à l’image. Il faut qu’il y ait un équilibre pour susciter une musicalité commune. J’écris le texte en l’accompagnant de croquis. Quand j’ai suffisamment avancé, je le mets de côté, je commence à dessiner, puis je le retravaille.


©Jeanne Macaigne

EN ÉCHAPPÉES
Je m’intéresse aux rapports étranges qu’entretiennent les humains entre eux et avec le monde qui les entoure. Le dessin notamment permet de laisser entrevoir les sentiments ou l’imperceptible. Je fais en sorte que mes personnages évoluent dans des espaces qui vivent et les accompagnent et qui sont eux aussi acteurs et spectateurs de l’histoire. S’exprime alors ce qui est caché, ce qui continue de respirer, ce qui peut-être nous échappe aussi.


©Jeanne Macaigne

ORCHESTRATION DES COULEURS EN COMPOSITIONS
La couleur va habiller le dessin et le rendre vivant. Avant la couleur, il existe juste un trait à l’encre. Petit à petit, murmurent les teintes les plus pâles puis crescendo s’intensifient jusqu’aux plus sombres. La couleur pétrit et modèle le dessin. Je peux dire des choses avec des couleurs que je ne pourrais pas exprimer autrement, des choses pour lesquelles je n’ai pas de mots. Les couleurs dans mes dessins ne décrivent pas vraiment une réalité observable mais plutôt une réalité intérieure. Les arbres peuvent se teinter de rouge, de bleu, sangloter, danser…
Lorsqu’interviennent les couleurs, le dessin se met soudain à devenir vivant, il respire, vibre, danse. Il existe une musique particulière à chaque dessin. Dans une composition musicale, le compositeur conçoit l'œuvre musicale pour qu'elle puisse correspondre à l'expression sonore de sa pensée. Je désirais composer un dessin indépendant qui mène son chemin et réveille, qui renoue avec la tradition tout en restant ici et maintenant. A un certain moment, l’atelier de gravure était mon allié, mais j’ai fini par m’y sentir enfermée. Un jour, au cours d’un stage chez Franck Bordas, il m’a dit qu’il fallait comprendre qu’à présent les logiciels étaient devenus comme les outils d’un vaste atelier. Dans chaque logiciel, il y a un établi avec ses tournevis, burins, pinceaux... C’est ainsi que je soude des dessins et des matières sur écran. L’image imprimée sur le papier relie les techniques du passé et celles du présent.


©Jeanne Macaigne

SE RÉCHAUFFER AU CŒUR DE L’HIVER D’ISABELLE OU LES CHEMINS ENTRECROISÉS
L’hiver d’Isabelle est venu d’une émotion. Un froid intérieur, un moment où tout paraissait vide, ennuyeux. Le déclic s’est réellement produit un jour, dans un petit chalet paumé au creux d’une montagne recouverte de neige. Les sons semblaient disparaître dans l’immensité, le silence régnait et pourtant tout demeurait très vivant.  J’ai écrit le premier jet sur un portable dans cette maison. Puis je suis revenue avec ce matériel écrit et une mallette d’émotions. J’ai travaillé le récit environné d’univers musicaux, photographiques, cinématographiques à la recherche de tonalités pour mon atmosphère narrative. Il fallait plonger dans un matériel heureux et parfumé, pour tenter de secouer un monde fermé et ouaté où la vie hibernait et où tout bruit disparaissait. Comme si la machine intérieure était en stand-by et qu’il fallait retrouver son mode d’emploi. Le genre de moment où on ne sait plus quand et d'où reviendront les couleurs, le plein, le chaud et le vivant. Du dessin ? Du plus profond de soi ? Des images des rêves ? Ou de notre histoire intime vers laquelle on trouve la force de se tourner ? Je voulais faire de cette histoire, quelque chose qui puisse nous réchauffer un peu. C’est ainsi que L’hiver d’Isabelle est né. Une chose réconfortante qu’on puisse emmener avec soi à n’importe quel âge, ni trop grande ni trop petite. Les éditions MeMo ont publié ce projet.
J’ai diverses sources d’inspiration. Je peux parler, par exemple, de la maison de Georgia O’Keefe. Propice à la rêverie, sa maison se trouve au nord de Santa Fe dans un environnement assez aride. Elle est d’une grande simplicité. C’est une maison de plein pied, avec des grandes baies vitrées. La propriété, entourée d'un muret, domine le village fondé par des colons espagnols. Georgia était fascinée par les couleurs brûlées par le soleil. Le temps de sa vie semble suspendu, à l’image de son ascétisme.
Beaucoup de musiques m’ont également aussi accompagnée : Alma Forrer, Baptiste W Hamon, Sezen Aksu, Raul Paz, Celentano, Rita Pavone et aussi des livres : Conversations avec Francis Bacon de Franck Maubert, La bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak, Tout s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan…
Des images s’impriment en nous sans qu’on le décide : peut-être celles des souvenirs parfumés des promenades à La Réunion où j’ai vécu, m’ont-elles suivie dans cet album. Il y a là-bas une lumière particulière qui pour moi révèle toute la mélancolie des souvenirs. Et bien sûr aussi les images des courses de voitures dans l’allée … et celles des piques-niques sur l’herbe… avec mon frère et ma sœur… et celles de toutes les personnes que j’aime.


©Jeanne Macaigne

YEUX D’OR
J’aime quand je travaille pour la presse, c’est un autre regard sur l’image. La signification globale de l’article doit apparaître dans la fenêtre de l’image au premier plan, mais j’installe souvent d’autres portes en arrière-plan. J’utilise la métaphore car elle a quelque chose d’étrange, de drôle qui permet une grande liberté. Dessiner l’actualité tout en décalant mon propos dans l’imaginaire et la poésie, me permet d’inscrire le réel comme dans un conte, un œil vers l’imaginaire et l’autre vigilant tourné vers l’extérieur.


©Jeanne Macaigne

UNE PORTE POUR ENTRER DANS MILLY VODOVIĆ
Le murmure des insectes et des plantes, le bruit léger des pattes des coccinelles, la respiration lente des plantes sous l'ombre. Dans Milly Vodović, il y a la sécheresse tragique, les histoires familiales, les coquelicots inquiets, la poésie à la fois violente et grandiose de l’adolescence. Il fallait trouver une image qui réunisse ces sentiments du danger constant, de l’imperceptible, du délicat… une image-couverture, une porte pour entrer dans le roman de Nastasia Rugani.
Milly est un personnage très puissant, et en même temps si petit et fragile dans ce monde qui l'entoure, tout empreint de violence sourde. Elle évolue silencieusement au sein d'un paysage aride mais délicat, personne décidée et unique, mais faite de multiples silhouettes entremêlées et foisonnantes.
Ses pieds s'appuient sur un sol vibrant et incertain, fait d'écailles de tatou. Dans le roman, cet animal apparait comme un allié bienfaisant et lumineux, une voix précieuse qui accompagne Milly.
Le cortège des coccinelles avance lentement, parcourant tout le roman, présence inquiétante qui émerge et disparait mais jamais ne s'arrête. 
Dans le décor, des serpents enlacent des fleurs immobiles et observatrices dans un risque d'étouffement.
Mais dans tout ce récit, le personnage de Milly reste fier, droit et lumineux, silhouette oscillant entre l’ombre et la lumière.



Jeanne Macaigne, L'hiver d'Isabelle (éditions MeMo)
                             Les coiffeurs des étoiles (éditions MeMo)