mardi 25 septembre 2018

RESPIRER AVEC JEANNE MACAIGNE
Rencontre avec Jeanne Macaigne, illustratrice-compositrice d’albums (L’hiver d’Isabelle et Les coiffeurs des étoiles, éditions MeMo) et de la couverture de Milly Vodović de Nastasia Rugani (Grande Polynie)


©Jeanne Macaigne

ÉCRIRE LE DESSIN, DESSINER L’ÉCRITURE
J’ai toujours beaucoup aimé dessiner et écrire, l’un entraînant l’autre. Je bricolais des collages avec des images glanées par-ci par-là et des mots installés çà et là comme des poèmes. J’ai commencé mes études par deux ans de lettres. Je continuais à dessiner et derrière il y avait toujours des mots et des phrases animées d'images. Mon cursus en image imprimée aux arts déco m’a permis de raconter mes histoires sur différents supports. J’ai pu explorer différentes formes narratives, grâce aux techniques de l’image.
En fait, je ne sais plus trop quel a été le premier de l’écriture ou du dessin. Les deux s’alimentent en flux continu. Parfois l’un s’efface pour laisser la place à l’autre et vice-et-versa. Dans le territoire d’un album, j’aime que le texte soit court, poétique, qu’il soit là mais en laissant sa place à l’image. Il faut qu’il y ait un équilibre pour susciter une musicalité commune. J’écris le texte en l’accompagnant de croquis. Quand j’ai suffisamment avancé, je le mets de côté, je commence à dessiner, puis je le retravaille.


©Jeanne Macaigne

EN ÉCHAPPÉES
Je m’intéresse aux rapports étranges qu’entretiennent les humains entre eux et avec le monde qui les entoure. Le dessin notamment permet de laisser entrevoir les sentiments ou l’imperceptible. Je fais en sorte que mes personnages évoluent dans des espaces qui vivent et les accompagnent et qui sont eux aussi acteurs et spectateurs de l’histoire. S’exprime alors ce qui est caché, ce qui continue de respirer, ce qui peut-être nous échappe aussi.


©Jeanne Macaigne

ORCHESTRATION DES COULEURS EN COMPOSITIONS
La couleur va habiller le dessin et le rendre vivant. Avant la couleur, il existe juste un trait à l’encre. Petit à petit, murmurent les teintes les plus pâles puis crescendo s’intensifient jusqu’aux plus sombres. La couleur pétrit et modèle le dessin. Je peux dire des choses avec des couleurs que je ne pourrais pas exprimer autrement, des choses pour lesquelles je n’ai pas de mots. Les couleurs dans mes dessins ne décrivent pas vraiment une réalité observable mais plutôt une réalité intérieure. Les arbres peuvent se teinter de rouge, de bleu, sangloter, danser…
Lorsqu’interviennent les couleurs, le dessin se met soudain à devenir vivant, il respire, vibre, danse. Il existe une musique particulière à chaque dessin. Dans une composition musicale, le compositeur conçoit l'œuvre musicale pour qu'elle puisse correspondre à l'expression sonore de sa pensée. Je désirais composer un dessin indépendant qui mène son chemin et réveille, qui renoue avec la tradition tout en restant ici et maintenant. A un certain moment, l’atelier de gravure était mon allié, mais j’ai fini par m’y sentir enfermée. Un jour, au cours d’un stage chez Franck Bordas, il m’a dit qu’il fallait comprendre qu’à présent les logiciels étaient devenus comme les outils d’un vaste atelier. Dans chaque logiciel, il y a un établi avec ses tournevis, burins, pinceaux... C’est ainsi que je soude des dessins et des matières sur écran. L’image imprimée sur le papier relie les techniques du passé et celles du présent.


©Jeanne Macaigne

SE RÉCHAUFFER AU CŒUR DE L’HIVER D’ISABELLE OU LES CHEMINS ENTRECROISÉS
L’hiver d’Isabelle est venu d’une émotion. Un froid intérieur, un moment où tout paraissait vide, ennuyeux. Le déclic s’est réellement produit un jour, dans un petit chalet paumé au creux d’une montagne recouverte de neige. Les sons semblaient disparaître dans l’immensité, le silence régnait et pourtant tout demeurait très vivant.  J’ai écrit le premier jet sur un portable dans cette maison. Puis je suis revenue avec ce matériel écrit et une mallette d’émotions. J’ai travaillé le récit environné d’univers musicaux, photographiques, cinématographiques à la recherche de tonalités pour mon atmosphère narrative. Il fallait plonger dans un matériel heureux et parfumé, pour tenter de secouer un monde fermé et ouaté où la vie hibernait et où tout bruit disparaissait. Comme si la machine intérieure était en stand-by et qu’il fallait retrouver son mode d’emploi. Le genre de moment où on ne sait plus quand et d'où reviendront les couleurs, le plein, le chaud et le vivant. Du dessin ? Du plus profond de soi ? Des images des rêves ? Ou de notre histoire intime vers laquelle on trouve la force de se tourner ? Je voulais faire de cette histoire, quelque chose qui puisse nous réchauffer un peu. C’est ainsi que L’hiver d’Isabelle est né. Une chose réconfortante qu’on puisse emmener avec soi à n’importe quel âge, ni trop grande ni trop petite. Les éditions MeMo ont publié ce projet.
J’ai diverses sources d’inspiration. Je peux parler, par exemple, de la maison de Georgia O’Keefe. Propice à la rêverie, sa maison se trouve au nord de Santa Fe dans un environnement assez aride. Elle est d’une grande simplicité. C’est une maison de plein pied, avec des grandes baies vitrées. La propriété, entourée d'un muret, domine le village fondé par des colons espagnols. Georgia était fascinée par les couleurs brûlées par le soleil. Le temps de sa vie semble suspendu, à l’image de son ascétisme.
Beaucoup de musiques m’ont également aussi accompagnée : Alma Forrer, Baptiste W Hamon, Sezen Aksu, Raul Paz, Celentano, Rita Pavone et aussi des livres : Conversations avec Francis Bacon de Franck Maubert, La bâtarde d’Istanbul d’Elif Shafak, Tout s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan…
Des images s’impriment en nous sans qu’on le décide : peut-être celles des souvenirs parfumés des promenades à La Réunion où j’ai vécu, m’ont-elles suivie dans cet album. Il y a là-bas une lumière particulière qui pour moi révèle toute la mélancolie des souvenirs. Et bien sûr aussi les images des courses de voitures dans l’allée … et celles des piques-niques sur l’herbe… avec mon frère et ma sœur… et celles de toutes les personnes que j’aime.


©Jeanne Macaigne

YEUX D’OR
J’aime quand je travaille pour la presse, c’est un autre regard sur l’image. La signification globale de l’article doit apparaître dans la fenêtre de l’image au premier plan, mais j’installe souvent d’autres portes en arrière-plan. J’utilise la métaphore car elle a quelque chose d’étrange, de drôle qui permet une grande liberté. Dessiner l’actualité tout en décalant mon propos dans l’imaginaire et la poésie, me permet d’inscrire le réel comme dans un conte, un œil vers l’imaginaire et l’autre vigilant tourné vers l’extérieur.


©Jeanne Macaigne

UNE PORTE POUR ENTRER DANS MILLY VODOVIĆ
Le murmure des insectes et des plantes, le bruit léger des pattes des coccinelles, la respiration lente des plantes sous l'ombre. Dans Milly Vodović, il y a la sécheresse tragique, les histoires familiales, les coquelicots inquiets, la poésie à la fois violente et grandiose de l’adolescence. Il fallait trouver une image qui réunisse ces sentiments du danger constant, de l’imperceptible, du délicat… une image-couverture, une porte pour entrer dans le roman de Nastasia Rugani.
Milly est un personnage très puissant, et en même temps si petit et fragile dans ce monde qui l'entoure, tout empreint de violence sourde. Elle évolue silencieusement au sein d'un paysage aride mais délicat, personne décidée et unique, mais faite de multiples silhouettes entremêlées et foisonnantes.
Ses pieds s'appuient sur un sol vibrant et incertain, fait d'écailles de tatou. Dans le roman, cet animal apparait comme un allié bienfaisant et lumineux, une voix précieuse qui accompagne Milly.
Le cortège des coccinelles avance lentement, parcourant tout le roman, présence inquiétante qui émerge et disparait mais jamais ne s'arrête. 
Dans le décor, des serpents enlacent des fleurs immobiles et observatrices dans un risque d'étouffement.
Mais dans tout ce récit, le personnage de Milly reste fier, droit et lumineux, silhouette oscillant entre l’ombre et la lumière.



Jeanne Macaigne, L'hiver d'Isabelle (éditions MeMo)
                             Les coiffeurs des étoiles (éditions MeMo)



mercredi 19 septembre 2018

AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
Rencontre avec Nastasia Rugani

DERNIÈRE PARTIE : YEUX OUVERTS, YEUX FERMÉS

L’ENTRE-DEUX DE L’ÉCRITURE ET DE LA VIE
Daisy a longtemps utilisé la mort comme outil narratif. Ce n’est qu’une fois confrontée à sa propre mortalité qu’elle s’interroge sur les morts qu’elle a provoquées dans sa littérature. La honte et la peur s’installent à tel point qu’elle en perd connaissance. Ce qu’elle aimerait, plus que tout, c’est exister ailleurs, dans un roman peut-être. Être elle-même personnage, ce qu’elle est, dans mon esprit et maintenant sur papier. S’imaginer en vie, ailleurs, est sa religion littéraire, sa façon d’appréhender la mort. Elle attend donc de Swan qu’il réécrive l’histoire.
La mort la terrorise parce qu’elle pense avoir personnifié la mort. Popeline Louis et le Mange-cœurs deviennent ses ennemis, et elle préfère les diriger vers d’autres victimes, les détourner de la quête finale. Ce qui me fascine chez Daisy, c’est sa droiture en littérature. Elle est consciente de son pouvoir, et l’utilise parce qu’elle ne peut pas empêcher l’écriture d’exister, même si cela signifie tuer des enfants. Je crois que c’est pour cela qu’elle se sent proche de Milly. Elles portent la même animalité, et la même radicalité. Probablement parce que l’une est le prolongement de l’autre, ou son invention. On peut parler d’égoïsme mais je préfère parler de « qui ». Elles sont qui elles sont, indépendamment des règles, de la bienséance et de leur entourage. Des indépendantistes de leur propre territoire.
Écrire, c’est avoir les yeux ouverts sur son monde, et les yeux fermés sur un autre, je crois. Il faut éteindre le monde extérieur afin de pouvoir se pencher sur ce qui est enfoui. Je me sens un peu prétentieuse à sortir de telles phrases mais bon, je me suis lancée. En même temps, écrire ne se fait pas avec les yeux, pas toujours. Écrire, pour moi, c’est se rendre tout au fond. C’est boueux, sale aussi. C’est viscéral parce qu’il faut déterrer des choses, avancer dans le noir. Et quand on déterre, on parle forcément de racines et de cadavres. J’ai envie d’arrêter d’écrire chaque fois que les personnages sont absents, que les mots me quittent. J’ai l’impression que rien ne viendra plus jamais, et que je ne suis plus rien puisque je n’écris pas. C’est un désespoir immense quand il n’y a plus l’inspiration, quand l’organe d’écriture semble mort. Pour moi, l’écriture est du côté de la vie. Même si je dois m’aventurer sur des chemins abjects, accompagnée de personnages terrifiants, c’est du côté de la vie que je le fais.
La mort est autre chose, et a plusieurs sens. Je crois qu’on peut mourir de différentes façons, tout en restant en vie. Ce que j’écris n’est pas très sensé. Par exemple, on peut mourir d’un lieu à l’autre. Cette version de moi-même dans ce lieu précis n’existe plus. Cette version de moi-même n’existe plus que dans les souvenirs de quelques personnes éparpillées à travers le monde. Fermer les yeux sur le monde auquel on appartenait, et ouvrir les yeux sur un autre univers, c’est possible. Quelque chose de Milly meurt à la mort de son frère. Un morceau des Vodović s’éteint. Et Petra est morte, en Bosnie, sous les mains de son violeur. Petra, criant son deuil, ne ressemble pas à Petra, jeune fille souriant à un maigre garçon dans les rues de Sarajevo. On peut mourir d’un pays à un autre.

Peu importe si du sang ou de l’encre coule dans tes veines, ce qui m’importe, c’est ton bonheur. Le tien. Que tout s’efface, mon Swan, ou que tout soit retrouvé. Quand on est né de la grêle, on peut tout recommencer. Si tu le veux, tu peux tout changer. Tu en as le pouvoir, je le sais, c’est moi qui t’ai écrit. Fais que tout soit possible. Presse ta main sur la feuille, prends le stylo et écris.
Écris fort.


PENSER AUTREMENT, LOIN DU SIÈCLE DES LUMINAIRES
Je n’écris pas des collections de blagues. Mon travail n’est pas de faire rire les gens. Ça peut arriver, et j’espère que « sombre » n’est pas synonyme de « démoralisant. »
Je crois que mon roman est parsemé de tons très clairs. La mort est omniprésente, c’est certain. Mais les relations entre Milly et la multitude de personnages sont inscrites dans l’empathie, l’humour, et bien souvent, dans la tendresse. Je pense aussi à son affection pour les animaux et à certains passages exprimant le bonheur intense d’être parmi les siens, au bord du ruisseau. La vie est ainsi, « change en un instant », passe d’un sourire à une tragédie. Qui peut se vanter d’être toujours heureux ? Il suffit de lire les informations pour être face à la mort, au viol, à la guerre. Il faut s’y confronter. Tenter de comprendre, élargir son humanité. En lisant et en écrivant, j’ai envie de répondre à des questions auxquelles je n’avais jamais songé, me rapprocher ou prendre de la distance, et me poser d’autres questions, apprendre à penser autrement. Quand le monde me paraît insupportable, j’aime me plonger dans une œuvre qui me permettra de me sentir moins seule. Et il me semble que mon travail consiste à essayer d’écrire le meilleur roman que je puisse écrire, avec la plus grande sincérité, et les mots les plus justes, pour mon histoire et pour mes personnages. Et si cela signifie écrire une histoire sombre, et bien soit.

— Chante un truc, lance-t-il, ravi.
— Seulement si tu me dis ce que tu veux faire.
— Négatif.
Milly insiste encore et encore. Elle se surprend même à tirer sur le tee-shirt de Douglas qui la repousse avec douceur. Finalement, elle aime bien ce garçon pâle, aux airs de musaraigne.
Dans l’atmosphère dorée de cette fin d’après-midi, allongé ainsi, les bras minces ramenés sous sa nuque et les jambes croisées, il lui fait penser à Almaz. Lui aussi rend la chaleur fluide et sent bon les céréales.
— Bon, c’est con, mais j’aimerais bien être heureux, finit-il par avouer tout bas.
— Ce n’est pas un métier ça, si ?
— C’est le meilleur !
Douglas lui explique que la plupart des gens passent dix heures par jour à faire des trucs détestables dans le seul but d’être heureux deux semaines dans l’année. Lui n’a pas l’intention de vivre uniquement les week-ends et les jours fériés.
— Comment tu vas faire ?
— Je me débrouillerai. À toi, maintenant.
Sans même une once d’embarras, Milly se met à chanter Billie Jean. Il écoute sans broncher. Tout ce qu’il peut dire, c’est qu’elle ne ressemble pas à ces prodiges à la télévision qui ouvrent grand la bouche pour libérer le génie et la grâce. C’est rudement faux, pourtant c’est honnête et joyeux. Lorsqu’elle entame une seconde chanson, les yeux clos, il ferme les siens et succombe à la mélodie. Il est tellement content d’éprouver de la joie ailleurs que dans la violence et la haine qu’il chantonne à son tour.

DÉSORDRES
Je ne crois pas que la littérature jeunesse ait l’obligation de donner des leçons ou d’offrir une morale (de préférence bienveillante, n’est-ce pas ? Sinon on risquerait de perturber la jeunesse). On impute rarement de telles responsabilités à la littérature générale. Elle a le droit d’être parfaitement libre, donc choquante et insolente. J’estime que la littérature jeunesse a les mêmes droits. Je dirais même que, dans une société de plus en plus indolente, il serait plus judicieux de perturber et de bousculer.
Pour moi, la seule différence entre la littérature jeunesse et la littérature générale est l’âge de mes personnages, et l’âge du lectorat. Mais ce n’est pas parce que de jeunes lecteurs lisent mes romans que je vais me censurer ou tenter de leur plaire. Très égoïstement, j’écris pour moi. C’est une relation intime entre moi, mes personnages et leurs mots. Le lecteur n’intervient qu’après l’écriture, après la fabrication. Je ne lui dois rien d’autre que ma sincérité et mon travail. Et je crois que chaque lecture est différente. Ce que signifie ce roman pour moi n’est pas nécessairement intéressant pour le lecteur car on lit un texte avec ses propres indignations, ses propres expériences. La lecture d’un roman est aussi intime que l’écriture d’un roman.
La seule chose qui m’importe est de faire de mon mieux, et d’écrire fort, en respectant mes personnages. Je me place à leur hauteur, qu’ils aient six, douze ou soixante ans. Je ne m’adresse pas à une tranche d’âge pour faire vendre. Je me fiche des « thèmes attendus », des cases à remplir « pour les jeunes ». Ce serait leur manquer de respect que de croire à un groupe uniforme qui ne vit que pour les réseaux sociaux. Je ne crois pas qu’il existe une séparation littéraire entre les enfants, les adolescents et le reste du monde. Les émotions restent les émotions. Quand je lis des albums de Kitty Crowther ou des romans de Robert Cormier, je n’ai plus d’âge, plus de genre, plus de pays. Je me fonds dans les relations humaines, les lieux, les personnages, les histoires. C’est ça aussi, la lecture. Ni frontière, ni âge.

Les yeux en l’air, elle reconnaît aussitôt ce samedi matin d’hiver en famille, à son ciel de bruines et à ces drôles d’oiseaux, les ailes comme des éclairs. Elle est dans la peau de ses dix ans, un large bandage autour du genou gauche et une envie folle d’aller chez le coiffeur. Sa mère et Almaz l’observent faire la roue, mais ils se fichent de ses exploits. Ils boivent de longues gorgées de café au lait, assis à l’extrémité des chaises longues devant l’étable.
— Vous devriez vous allonger, suggère Tarek.
Un peu plus loin, il feuillette des comics, étendu à même le sol de la cuisine. Il cherche des dessins de femmes aux costumes aguicheurs.
— Tu sais pourquoi on ne s’allonge pas ? demande Almaz, sur un ton de colère qui ne lui ressemble pas.
— Non.
— Parce que notre vie ne ressemble pas à ce monde dans lequel on se prélasse, étendu sur un transat.

LES CHOSES NON MARCHANDES DE LA VIE
Lorsque je lis un livre, je cherche à me reconnaître dans les personnages. Je veux comprendre cette pagaille à l’intérieur de moi, en la trouvant ailleurs. Swan Cooper se demande « comment font les gens pour porter tous ces gouffres en eux sans jamais devenir fou ? » Je me le demande aussi. J’ai besoin de découvrir que je ne suis pas la seule à être en colère au point de vouloir casser la figure à quelqu’un. J’ai besoin de lire ce que je n’ai pas réussi à dire, ou à formuler toute seule.
Mon écriture est nécessairement imprégnée de mes choix de vie et de lecture. Et je ne lis pas de littérature de divertissement. À chaque fois que j’ai essayé, j’ai eu la sensation qu’on essayait de me vendre un modèle de vie, « le bon modèle ». Pour être franche, je crois que l’humain se perdrait si la littérature de divertissement était la seule disponible. Parce qu’il est nécessaire de se confronter au réel et à ses propres lâchetés afin de devenir la meilleure version de soi-même. Et j’ai encore beaucoup de travail.
Je ne suis pas partisane de ces romans qui supposent que nous avons tous les mêmes défauts et les mêmes désirs. Nous ne sommes pas égaux face au bonheur. Et le bonheur n’a de toute façon pas la même signification pour tout le monde. La vie est tellement plus complexe que ces pages d’individus coulés dans un monde factice et glacé. Je n’aime pas cette idée de « feel good, » car cela sous-entend que la culture se doit de prôner la joie, à tout prix. Je revendique le droit aux mauvais jours, et à la noirceur. La vie au quotidien ne ressemble pas à un « feel-good » roman. Certes, il fait du bien. Mais pour combien de temps ? Pour moi, le retour à la réalité est trop difficile. Je comprends que l’on puisse avoir envie de se relaxer. Mais je crois avoir le droit de refuser que mes romans soient des chaises longues.
Souvent, les gens lisent un résumé et reposent le roman en ayant cette phrase qui me donne envie de hurler : « c’est beaucoup trop sombre pour son âge. » Ces mêmes lecteurs offriront Harry Potter à leurs enfants, qui compte plus de quarante victimes de meurtres. Mais ce n’est pas pareil, ce n’est pas le monde réel. Franchement, je n’ai jamais autant pensé à la mort qu’à l’adolescence. Et j’y pense encore. Comment l’éviter ? Et pourquoi ? Pour qu’une fois qu’elle apparaisse, on se sente démuni ? Lire permet aussi d’être mieux armé. Quand j’allais mal, je n’avais aucune envie de découvrir le bonheur d’une jeune fille pour qui le monde n’était qu’une suite d’arcs-en-ciel. Je caricature, bien sûr, mais qu’on cesse de nous faire croire que ces filles-là existent. La vie d’une fille est infiniment plus difficile que ce qu’on tente de nous faire croire. Parfois, on est face à des dangers immenses. Parfois, il n’y a pas de fins heureuses. Parfois, la vie est incroyablement triste. Ce qui est important, à mon humble avis, c’est de savoir que le bonheur existe, au quotidien. Il n’est pas souvent grandiose comme dans ces livres où tout finit en apothéose de confettis et de réussite. Il est ordinaire, et c’est aussi bien comme ça. Un dîner rieur en famille. Une blague. Un après-midi en compagnie d’une amie. Le bruit de la neige sous ses pieds, le parfum d’un thé, le plaisir d’une mélodie, de nouvelles baskets, peu importe, tout est à saisir.

« Tu te souviens le jour où tu as écouté le son du parmesan, en frappant sur la meule. Sans le goûter, tu as dit “Il est bon” et l’Italien t’a répondu “Il est excellent”. Tu étais le plus heureux des garçons quand tu croyais à la magie du goût. J’ignore pourquoi je t’écris de cette façon. Je suis vivante et toi aussi. Mais, il y a cette histoire qui m’effraie. J’aimerais que tu aies raison, que mes romans restent des romans. Au cas où, j’aimerais te laisser quelque chose d’important. Pas mes mots. Autre chose. Une possibilité. Parce je crois que ce qui nous sauve n’est jamais ce que l’on croit. »

lundi 17 septembre 2018

AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
Rencontre avec Nastasia Rugani


Imaginaire au bout des doigts. Pendant l’écriture de Milly Vodović
(Dessin de Nastasia Rugani)


QUATRIÈME PARTIE : SON ORGANE DE TRAVAIL
La fabrique de Milly Vodović


Dans la délicatesse de la lumière, il s’équilibre un peu. La tendresse le frôle alors qu’il s’aventure avec précaution. Les paumes sur le bois clair, il cherche la spécificité de ce bureau d’écolier dépourvu de tiroirs. Pourquoi a-t-elle choisi cette planche pour écrire ? Pourquoi l’a-t-elle placée face au mur ? Près de son pouce, il décolle un post-it d’un rose crâneur : « Il y a un peu de moi dans chacun d’eux. » De moi ? D’eux ? De qui ? Sous le premier, il en trouve un second : « J’étais brouillon, me voilà faussaire. » Qui ? Toi ? Moi ?


Première étape
Carnets, notes, mots griffonnés

                             




Deuxième étape
Écouter les liens


— On a qu’à aller à Miami ! lance Milly avec entrain. Douglas envisage la proposition avec méfiance.
— Ben quoi ? Ce sera le début de notre futur métier, assure-t-elle. On ne peut pas être triste les pieds dans le sable, si ?
« C’est lui », dit-elle, le visage blême. Un de ces jeunes soldats serbes, la cigarette pendante, collée à un coin de la bouche humide, le fusil en avant et la main qui cherche sous la jupe. Elle s’abstient de dire, mais elle dévisage, cela suffit.





— Tu préfères un chat ? propose de nouveau Deda, en s’asseyant à ses côtés.
Au bout d’un long moment à cajoler le pelage éteint, Milly s’essuie rageusement les yeux du revers de la main et finit par dire :
— Les chats dorment tout le temps.
— Comme Tarek.
— Ben lui non plus je n’en veux pas ! s’emporte-t-elle, les joues brûlantes.





Troisième étape
Naissance d’un squelette : fiches sur les chapitres

— J’ai un nom, espèce de sale gosse ! Daisy Woodwick, ça te dit quelque chose ? Est-ce que, moi, j’ai l’incorrection de te présenter aux jeunes filles comme mon ado débile et boutonneux ?
Le ton est si impérieux que Milly imagine Daisy à cru sur un mustang lancé au galop, à travers des forêts de séquoias géants. Mais le mirage cesse dès lors qu’elle retire son chapeau d’aventurière et découvre un crâne fiévreux et jaunâtre. Swan Cooper lui tend un foulard et une assiette fumante. Elle décline le carré de tissu





De nouveau installée à son bureau, elle se masse les côtes afin d’atténuer la flamme. En vain, elle repousse l’ordinateur et prend un de ses carnets à spirales dans lequel elle dessine. L’envie se perd dans les traits ratés de Riley, l’opossum de son enfance, sur son nid feuillu. D’un coup, elle se relève, le dos collé à la chaise, les pieds sur le bord du siège. Elle saisit une feuille et commence :


Suite de l'entretien : Yeux ouverts, yeux fermés

samedi 15 septembre 2018

NOUVELLES DE POLYNIES EDITION N°2
AUTOMNE 2018 

©Julia Woignier












Pour découvrir les pays sans frontières de Milly Vodović de Nastasia Rugani (Grande Polynie) à paraître le 20 septembre, habiter la jungle de Sumatra en compagnie du fou de langage Laurent le Flamboyant (Karen Hottois) en librairie le 18 octobre, chercher Tristan, revendiquer le droit aux mauvais jours et à la littérature qui l’accompagne, fouiller dans le cartable de Truffe et Machin (Emile Cucherousset), se peller en boubou dans la neige intellectuelle (Gilles Barraqué), expérimenter la cuisine littéraire, se foutre de La Main (Audren) et galoper avec les Chevaliers Qui Disent « Ni ! » (Sigrid Baffert), retrouver les auteurs du printemps polynien et découvrir les auteurs de l'automne : lisez les Nouvelles de Polynies édition n°2 (disponibles également sur le site des éditions MeMo et en format poster en librairie)



jeudi 13 septembre 2018

AUTOUR DE MILLY VODOVIĆ
Rencontre avec Nastasia Rugani 


©Jeanne Macaigne
TROISIÈME PARTIE : DES MONDES ETRANGES

VIVRE AVEC LES ARAIGNÉES DANS LE BOCAL DE NOS HISTOIRES
Si j’essaie de parler du monde, de la vision du monde de chacun de mes personnages, je suis forcée de dire la folie. Daisy, Douglas, Swan, tous s’interrogent : Qu’est-ce que je fiche ici ? Qu’est-ce que c’est que cette farce au sein de laquelle les êtres chers meurent ? Quel est mon rôle − si j’en ai un − dans cette vie pétrie d’incompréhensions ?
Comment ne pas devenir fou en essayant de répondre à ces questions ? Comment ne pas faire le constat de son impuissance, ou de son inutilité ?
Je ne dois pas être la seule à penser que vivre est très compliqué. Parce qu’il faut avancer avec l’idée que tous ces mystères nous échappent, et continueront de nous échapper jusqu’à notre mort. Si on est pessimiste, comme moi, l’idée de se lever certains matins, sans réponses à venir, est insurmontable. Il m’arrive de plonger dans d’autres existences afin d’éviter la vie. Pendant que je suis ici, à écrire, je ne suis pas là-bas à vivre. Et en même temps, je vis pleinement, joyeusement les histoires de mes personnages qui sont bien plus passionnants que moi. Tout n’est pas si sombre, bien au contraire.
Il y a beaucoup de bonheur à bousculer le monde dans un roman. Inventer des histoires qui n’existent pas permet de retourner la vie, et de secouer l’incompréhensible. Ainsi, la littérature permet le paradoxe de l’évasion et de l’introspection, à la même page. Elle ouvre la possibilité d’un désordre profond. On peut mettre le feu à une ville entière, dans un roman. On a le droit d’être inadaptée, solitaire et bancale. Se métamorphoser. Être un homme. Être un monstre. Être fou. Être tout. Il existe un lien puissant entre ma vision de la littérature et l’enfance, qui autorise également la folie ; parler aux animaux ; croire aux monstres sous les lits ; imaginer un ailleurs.
Pour moi, la littérature est une matrice. Toutes ces vies qu’elle enveloppe…c’est une force de la nature. Quoi de plus fou que cet arbre aux branches infinies ?

“La cuisine, c’est la mémoire”, m’as-tu dit un jour d’huile frémissante et de tomates au basilic. La littérature, aussi. Ton père et tous ces gens qui doutent de nous appellent ça la folie. Appelons ça la vie.

MANGE-CŒURS OU LE RÉCIT-CŒUR DU CORPS ROMANESQUE
Au moment où j’ai commencé à construire le squelette de mon roman, Daisy écrivait son propre texte, Milly Vodović. J’ai donc jonglé entre ce que je pense être mon roman, et celui créé par Daisy. Il m’a semblé naturel d’inclure son travail, notamment Le Mange-cœurs. Je n’avais pas soupçonné l’ampleur du travail avant les premiers questionnements. Qui écrit ? Comment différencier l’écriture de Daisy de la mienne ? Bêtement, je n’avais pas songé que son style n’était pas le mien, et qu’il me fallait donc trouver une autre forme d’écriture. Ou peut-être n’ai-je pas réussi à nous séparer. Je ne sais pas. Pour le lecteur, je suis Daisy puisque je suis l’auteure du roman. Du moins, c’est ce qui semble être le plus logique.
Bref, je me suis posé beaucoup trop de questions. Comme je ne suis pas la reine des mises en abyme, j’ai eu un mal fou à me positionner dans le texte. Et je ne veux pas en dire davantage au risque d’être confuse, et de révéler la fin (plutôt ouverte) de l’intrigue.

Alors qu’elle marche sur la pointe des pieds, ses orteils glissent sur un liquide sirupeux. Heureusement, elle se rattrape de justesse au chambranle de la porte de la cuisine. « Tarek ! » grogne-t-elle entre ses dents. Toujours à renverser cette satanée sauce sucrée dans laquelle il trempe ses chips. De façon curieuse, une brise s’engouffre dans l’obscurité et dépose une odeur de pourriture à l’entrée des narines de Milly. Comme elle ne peut pas allumer la lumière, elle renifle la tache sombre et grumeleuse au sol. Un relent de bête écrasée. Sa main frôle la pellicule visqueuse quand celle-ci se gonfle d’air, et paraît battre sous ses doigts englués. Milly se recule, à quatre pattes, le cœur bondissant. Elle cherche sa lampe torche dans son sac et la dirige sur cet étrange ballon mou, semblant soupirer de fatigue.
Mais le rayon n’éblouit rien d’autre qu’une file de fourmis en promenade sur la plinthe. Elle éclaire alors ses pieds, propres et secs. Je l’aurais senti si elle s’était enfuie. Vous l’avez vue ? demande-t-elle aux insectes. Le vent fait soudain claquer la porte de derrière, retenue par un loquet mal fixé. À travers l’étroit vasistas, Milly observe le jardin éveillé et la petite étable ouverte. Les poules caquettent et la vache gesticule sur la paille. Qu’est-ce qu’il vous arrive ? Ça sentait aussi mauvais par ici ? interroge Milly, qui a profité du bref raffut pour sortir discrètement. Très bien, faites comme si je n’existais pas. Vite, elle fait le tour de la galerie, une main sur la rambarde, jetant un coup d’œil derrière elle au cas où. Ni ballon, ni pourriture.

L’INQUIÉTANTE FAMILIARITÉ
Le monde est étrange. Il suffit d’observer certaines plantes avec leurs drôles de feuilles qui se replient quand on les touche, ou d’écouter certains bruits, la nuit. Bien sûr, il existe des explications scientifiques à ces phénomènes. Mais j’aime l’idée qu’une fleur puisse être de mauvaise humeur, et qu’il existe d’autres mondes au creux des arbres.
C’est pour cette raison que j’aime plus que tout les albums jeunesse et les films d’animation qui sont, à mon avis, enracinés dans l’étrange. Les monstres, les fantômes, les créatures du lointain et de la nature font partie de ma culture. Je pense aux films de Walt Disney, aux Moomins de Tove Jansson, aux Gremlins de Roald Dahl, et aux milliers de créatures chez Miyazaki. Quand on lit Kitty Crowther et Maurice Sendak, on découvre ces mêmes univers dangereux, cachés dans la nuit, ou dans la forêt d’une chambre. Ces auteurs-ci ne prennent pas les enfants pour des crétins. Ils sont du côté du mystère, en plein dans l’enfance. Ils ne simplifient jamais leurs histoires. Ils traversent des territoires troublants et inquiétants, laissant place à l’imaginaire et à l’insensé.
Un jour, j’aimerais pouvoir appartenir à cette grande littérature.
J’aime aussi les films d’horreur. Il y a souvent une dimension de mise en abyme que je trouve incroyablement compliquée à construire. Tout commence à l’intérieur d’un film heureux, proche d’une comédie, et se transforme en cauchemar. J’aime cette idée de malaise en littérature et au cinéma. Salir le beau, l’aseptisé − souvent factices. Il m’arrive de songer à tous ces appartements, à toutes ces maisons identiques qui défilent sous nos yeux, chaque jour, et de les comparer aux tanières des monstres, les vrais monstres du quotidien. Les trucs qui clochent sont absolument partout autour de nous.

Dans une obscurité presque parfaite, Milly se guide à l’odeur. Les sucs aigres des plantes vénéneuses et le sommeil fétide des serpents lui chuchotent la direction. Les herbes, de plus en plus fourbes, griffent ses jambes. Elle peine à se dégager des ronces. Ses mollets se raidissent de peur car Archie se rapproche. « Sale petite garce », lance-t-il, le ton haletant. À un mètre à peine, Milly sent son ombre qui embaume la transpiration et le jasmin. Il fait des bruits de bouche répugnants, et ses clés se cognent à la monnaie dans ses poches. Pendant que les broussailles l’écorchent, elle prie pour que quelque part, dans la nuit écrasante, se cache un animal féroce. Un gardien de la forêt. N’importe qui. Je promets de t’aimer, de te respecter, de vivre avec toi, même dans une tanière infecte sous les Plaines Rouges. Pitié, pitié, pitié.


PARLER AVEC LES ANIMAUX
Milly est en harmonie totale avec la nature. Elle est animale, comme beaucoup d’enfants. Hier encore, j’écoutais mes petits voisins parler à une araignée, lui dire qu’il ne fallait pas rester sur la table au risque de se faire écraser, car ils allaient bientôt déjeuner. Leurs parents ont ri. Pourtant la phrase était parfaitement logique.
C’est peut-être naïf de ma part de croire qu’il existe un lien réel entre les enfants et les animaux. Quelque part, l’enfant ne se considère pas au-dessus du royaume animal. Il le place à sa hauteur. Il l’intègre à son monde réel et imaginaire. Il invente des histoires avec des animaux qui voyagent et deviennent pirates ou chevaliers. La question du langage n’est pas une barrière mais une simple différence. Pour Milly, les piaillements des oiseaux ne sont pas plus étranges que la langue japonaise. En aucun cas, il ne s’agit d’une croyance de petite fille. Pourquoi serait-il plus étrange de s’adresser à un être vivant qu’à une application sur un mobile ?
Milly prend le temps d’observer et d’écouter. Certains diront : « Elle est folle » ou « Ce n’est qu’une gamine ». Moi, je crois qu’elle a tout compris. Elle est en harmonie avec la nature. Elles se font confiance. Elles sont loyales.
C’est une amitié indestructible.

Elle sait où se dissimulent les bêtes. Elle est capable de repérer une araignée violon au beau milieu d’un bois et ne loupe jamais un tatou, encore moins un moqueur. Seul son grand-père Deda possède la même faculté, « mi-chien, mi-homme », comme il les appelle. Dans le cas de Milly, il ne s’agit pas uniquement d’une histoire d’odorat étonnamment développé. La nature et les animaux sont les seuls à partager ses émotions. Ils possèdent les mêmes pulsions de griffes et d’épines. À leurs côtés, inutile d’être raisonnable et bien élevée. Il suffit d’être soi, entièrement soi. Les poils et les plumes obéissent à leur essence et à leur secret. Ils n’ont que faire des miroirs et des voisins. Une rivière n’est jamais autre chose qu’une rivière. Milly porte un cœur similaire, et ils le sentent à son odeur brute et humide. Des effluves d’aube et de torrent.


EN MIROIRS ÉCLATÉS
L’écriture est au cœur de la vie de Daisy Woodwick, depuis l’enfance. Lorsqu’elle arrache les premières pages de sa Bible et se met à écrire, à inventer sa meilleure amie, Sula, c’est le premier pas vers son identité, en tant qu’auteure et en tant que femme. C’est la première fois qu’elle réalise l’ampleur de son pouvoir dans l’acte d’écrire. Après la parution du Mange-cœurs, banni des bibliothèques, elle réalise sa force de pensée à la fois révolutionnaire et avant-gardiste. Je crois que cette puissance grandissante l’autorise à créer son fils, Swan. Pourtant, lorsqu’elle est confrontée à sa mortalité, l’écriture devient dangereuse. Daisy hésite. Ses personnages la hantent.

Je me suis tellement vantée d’être vide et lugubre que personne ne croit à mes terreurs. Pendant qu’on brûlait mes livres et mes idées, je riais et je buvais. J’ai créé des monstres. J’ai tué des enfants par milliers et après, j’ai fait des rêves simples et blancs, au bon goût de dragée. Je me suis même réjouie d’en avoir fait souffrir certains. Alors que j’avais bien conscience que ce n’était pas juste sur du papier, j’ai écrit quand même.

Ce qui est compliqué dans la structure de ce roman, c’est de comprendre dans quel roman on se trouve. Évidemment, je sais qui a passé deux ans à écrire mais il est tellement question de l’écriture de Daisy que je suis obligée de me demander si je n’ai pas choisi d’écrire comme Daisy l’aurait fait, avec son style. Ou si son style et ses histoires n’ont pas influencé les miennes. Est-ce qu’on entre dans mon roman, le roman de Nastasia Rugani ? Ou est-ce qu’on lit Milly Vodović, le manuscrit inachevé de l’auteure Daisy Woodwick ? J’ai arrêté de me poser toutes ces questions, par peur de perdre la tête.
Enfin, je crois que chaque lecteur se fera sa propre idée.

Suite de l'entretien : Son organe de travail