lundi 15 janvier 2018

REGARDER LE MONDE

Rencontre avec Cédric Philippe, illustrateur de La petite épopée des pions, qui cherche à faire résonner ses dessins avec « des pensées secrètes, profondes ou aventureuses chez ceux qui lisent ou écoutent (s)es histoires ».

Illustration de Cédric Philippe (La petite épopée des pions)
Des mondes imaginaires
Je voulais être enseignant-chercheur en physique et garder l’art comme un loisir, peut-être parce qu’il arrive à l’art de mourir quand il doit remplir l’assiette de quelqu’un. Faute de temps j’ai dû choisir l’un ou l’autre. Les professeurs de classe préparatoire ne comprenaient pas pourquoi, ayant décidé de partir pour l’art, je suivais toujours leurs cours. J’aimerais deux vies, pour approfondir l’art et la science chacun de leur côté.
Les mathématiques forment des mondes imaginaires autant que les romans. Quand on étudie en physique le mouvement des planètes, des espaces infinis, inconcevables, ou la couleur d’un électron qui vibre, on est obligé de rêver puisqu’on ne peut pas percevoir les choses qu’on tente de saisir par les formules. C’est une façon d’aborder des mondes connus ou inaccessibles ou imaginaires ; l’écriture ou le dessin en sont d’autres tout aussi précises.
Il s’agit peut-être de poser des questions, et d’esquisser des réponses.
Je me demande comment par l’art, on expliquerait le bleu du ciel.

Illustration de Cédric Philippe (La petite épopée des pions)
Dégoupiller par tous les moyens les instants
J’aime essayer, j’aime faire, et je pousse le hasard dans les directions qui m’attirent. Les talents des autres et la vie me donnent envie alors je les essaie, et parfois je découvre des choses par moi-même. Cela tient surtout à la curiosité excessive que mes parents, Roger Hargreaves et d’autres ont su ouvrir en moi et à tout ce qu’engendre, comme chacun sait, cette vilaine manie d’être curieux.
Je choisis les techniques narratives en fonction de ce que je souhaite raconter, ou parce qu’elles me semblent nouvelles et fascinantes. Quand on se frustre de réaliser qu’un dessin est immobile, la vidéo ou l’animation sont parfaites pour lui donner vie ou l’allonger dans le temps. C’est très plaisant de voir s’agiter sur l’écran un lièvre ou une robe qui n’existe que fixement sur une page de carnet. Et j’aime fabriquer des objets, ou rendre à des objets ces existences qu’on leur oublie dans la vie de tous les jours ; faire qu’une chaussette tousse des cadeaux ou qu’un bloc de post-it soit une pile de fenêtres ouvertes sur l’inconnu. Quelqu’un parlait —je ne sais plus qui— de dégoupiller le potentiel extraordinaire de chaque instant.
Après avoir dessiné ou écrit pendant des mois sur du papier bidimensionnel, c’est aussi agréable de toucher du bois, de la mousse, de scier, d’assembler, de tordre, pour fabriquer quelque chose. Je pense que c’est très important que les enfants d’aujourd’hui continuent à jouer aux Legos ou bricolent des cabanes dans les bois, et regardent les oiseaux.

Vies du trait
J’adore la couleur parce qu’elle chante et emporte et émeut. Mais en rapport avec le texte, je m’en méfie parce qu’elle est bavarde, parfois trop, et il lui arrive de dire tellement que le lecteur n’a plus rien à imaginer. Le noir et blanc permettent une liberté d’interprétation parfois plus grande et placent d’emblée le dessin dans un monde qui n’est pas celui du réel.
Dans la plupart des romans illustrés, le blanc de la page est aussi l’espace au-delà des mots imprimés, celui dans lequel on s’évade pour construire l’histoire. Si ce blanc est aussi le blanc de l’illustration, l’histoire que le lecteur imagine traverse à la fois l’image et le texte pour s’épanouir dans cet espace commun. On vit cela en lisant les Moomins, par exemple.
Le trait me plaît parce qu’un trait d’encre c’est franc, c’est direct, c’est vif ; ça dit quelque chose sans fioritures et si c’est bien dit, personne n’a besoin de se torturer l’esprit pour comprendre de quoi il est question. Et puis si l’on dessine vite, ce trait donne une énergie au dessin, ou un rythme, ou une vitesse : une vie. Et le trait noir est proche visuellement des lettres sur la page, dans une page qui contient du texte et des dessins au trait on garde une belle unité.
Illustration de Cédric Philippe (La petite épopée des pions)

Je voudrais ajouter avant de partir une phrase de Gianni Rodari que j’aime beaucoup, tirée de sa Grammaire de l’imagination (Grammatica della fantasia) : « On peut regarder le monde à hauteur d'homme, mais aussi du haut d'un nuage. On peut rentrer dans la réalité par la porte principale ou s'y faufiler - c'est beaucoup plus amusant - par une lucarne. »
Et bon voyage !
Illustration de Cédric Philippe (Les fleurs sucrées des trèfles)