jeudi 2 août 2018


L’ABRUTI DE LA JUNGLE
Nouvelle inédite de Gilles Barraqué (sur l'île de ses Robinson et Vendredi)


  – Pare à la manœuvre !
  – Krââ ?
  – Pare-à-la-ma-nœuvre !
  – Krââ !
  – À moi les bâbordais ! Grimpe à la mâture !
  – Krââ, krââ !
  Robinson jeta un œil désabusé à l’oiseau perché sur le billot.
  – Bon, j’abandonne… Il est incapable de répéter quoi que ce soit. Mon cher Vendredi, je crois tout simplement que cet oiseau est idiot.
  – Krââ ? fit Vendredi, mollement étendu sur sa natte.
  Robinson pointa vers lui la tige de bois qu’il était en train de peler avec application – à coup sûr, ce serait une flèche.
  – Fais le malin, crâne de poulpe ! Tu apprendras que, normalement, ces perroquets peuvent parler comme toi et moi. J’ai connu un marin qui en avait ramené un d’Afrique. Un gros emplumé tout gris. Eh ben lui, il était incroyablement bavard. Il chantait « Que Dieu garde notre précieux Roi » sans jamais se gourer. Et je te passe tous les jurons de matelots et les cochonneries de tavernes. Non, moi je te le dis, celui-là est particulièrement cornichon. C’est l’abruti de la jungle.
  Vendredi se redressa et observa longuement l’oiseau qui se dandinait sur son perchoir. C’était un magnifique ara : tête et poitrine écarlate, ailes bleu vif, avec une touche verte, ventre jaune d’or, l’interminable queue offrant un panaché de plumes rouges et bleues… Un arc-en-ciel à lui seul.
  Robinson, un œil fermé, évaluait la rectitude de sa future flèche.
  – Trois semaines que je m’échine à lui faire répéter des mots tout simples, reprit-il. Même un marin hollandais y arriverait, tu imagines… Lui, là ? Tout ce qu’on peut en tirer, c’est ces horribles « krâ-krâ ». Si au moins il nous charmait les oreilles comme les uru-merlus…
  – Oui mais il est joli, opposa Vendredi.
  – Ravissant. Si on aime le genre gros poulet de carnaval. Dis, mon ami, à quoi il sert exactement, ce kra-kra ? Il est toujours dans nos pattes. J’en ai un peu marre de le voir traîner dans la hutte. D’autant qu’il est beaucoup moins empoté quand il s’agit d’aller piocher dans la coupe aux fruits secs et celle aux fruits frais. Elle n’est pas guérie, son aile ? Il ne va pas bientôt s’envoler ?
  Vendredi regarda par l’ouverture de la hutte. Le vent s’était calmé, mais la pluie tombait toujours drue.
  Lors de l’une de ses quêtes aux trésors dans la jungle, il avait trouvé l’ara au pied d’un manguier. Une aile pendait tristement. Peut-être une bagarre dans l’arbre, au sujet d’un fruit… Une histoire de territoire, la furie d’un singe, petit roi défendant férocement le garde-manger des siens ? Vendredi avait d’abord parlé à l’oiseau, qui semblait accepter son sort, quel qu’il fût. Puis il l’avait ramassé en prenant garde à ne pas toucher l’aile cassée. Trois semaines de soins patients, à l’abri de la hutte, s’en étaient suivies, avec un certain effet. Quand Vendredi avait coupé les liens qui ficelaient l’aile au corps, celle-ci ne pendait plus ; mais l’ara ne pouvait manifestement pas l’étendre.
  Vendredi émergea de sa contemplation de la pluie.
  – Il ne volera plus jamais. Son aile est foutue.
  – Comment tu le sais ? s’étonna Robinson.
  – Je le sais.
  – Alors il faudra supporter tous les jours ? Est-ce que je dois lui céder mon hamac ? Note, je viens de lui trouver une utilité : si mon ombrelle se déplume, j’aurai une bonne réserve sous la main, hin, hin, hin !
  – Krâââ ! lâcha l’ara en hérissant les plumes de son cou.
  L’oiseau sauta du billot et clopina vers la terrasse.
  – Et allez, un petit tour à la coupe aux fruits, grinça Robinson. Ça faisait longtemps…
  Vendredi se leva pour rejoindre l’ara sous l’avancée du toit, en bordure de la terrasse. Il lança un coup d’œil derrière lui. Ils n’étaient plus dans le champ de vision du barbu ; et la pluie crépitait au-dehors, martelait les palmes qui abritaient la hutte, juste au-dessus des têtes. Pratique, pour couvrir une conversation privée !
  – Pourquoi tu refuses de lui parler ? demanda Vendredi. Tu veux pas faire un petit effort ? Ce serait mieux pour l’ambiance.
  L’ara le fixa un instant, de côté, à la façon des oiseaux, puis il reprit son décorticage savant d’une grosse noix grise. Il répondit seulement quand il eut avalé la graine :
  – Et puis quoi, encore ? Je ne suis pas sa chose !
  – Moins fort !
 – Je ne suis pas sa chose. Tu crois peut-être que je vais répéter ses trucs débiles ? « Pare à la manœuvre », « À moi les bâbordais »… Ça n’a pas de sens !
  – Du langage de marins ! On n’y comprend jamais rien. Tu sais, il n’est pas d’ici.
 – J’avais remarqué, oui, avec sa face de coco mâché pleine de poils… Ensuite, t’as entendu comment il me traite ? « Abruti de la jungle », « espèce de kra-kra », et quoi d’autre ? Ah oui, « gros poulet de carnaval » ; je ne vois pas trop ce que c’est, mais je me doute qu’on est assez loin du compliment sincère.
  – Ouais, bon, faut toujours qu’il en rajoute. Mais je te jure, il n’est pas méchant. Quoi qu’il en dise, il ne touchera pas une de tes plumes.
  – M’en fiche, c’est un crétin. Je préfère mille fois discuter avec toi. Même si des fois t’as des idées bizarres.
  – Par exemple ?
  – Cette histoire de vent, comment tu l’expliques. N’importe quoi. Écoute-moi bien, je te le répète : ce n’est pas le vent qui agite les arbres ; ce sont les arbres qui, en bougeant, produisent le vent. Nous, les oiseaux, on est quand même bien placés pour le dire !
  – Oui mais…
  – Chut, voilà ton blanc-bec qui rapplique !…
  Robinson déboula sous l’avancée. La flèche dans une main, le couteau dans l’autre, les bras ballants, il avait l’air ahuri. Il fouilla du regard la terrasse, revint à son compère assis par terre, à l’ara qui se choisissait une autre noix.
  – Euh, Vendredi, je peux savoir à qui tu parles ?
  – À personne, Barbu ! Je parlais tout seul.
  – Sauf que j’ai entendu deux voix. Très nettement.
  – Ben oui, parce que c’est moi qui fais les deux voix. Comme si je discutais avec l’oiseau. Tiens, tu veux que je te montre ?
  Il prit un ton nasillard et proclama :
  – « Ce n’est pas le vent qui agite les arbres ; ce sont les arbres qui, en bougeant, produisent le vent. Parole d’oiseau ! ».
  Du bout de la flèche, Robinson se gratta les cheveux.
  – « Ainsi… », continuait Vendredi, « … les ouragans sont-ils de terribles colères des arbres. Ils règlent leurs comptes, à qui fera tomber l’autre, peut-être seulement parce que celui-ci a lancé une racine dans la terre de celui-là, qui se trouve être un roi. La brise de mer, elle… ».
  – Vendredi, coupa le barbu, est-ce que tu t’es servi dans la calebasse de bière ?
  – Mais non, voyons ! Quoi, on n’a plus le droit de s’amuser ?
  – Krââ ! fit l’ara.
  – Bien-bien-bien, je vous laisse, dit Robinson en tournant brusquement les talons.
  Du fond de la hutte, il ajouta en criant :
  – Empêche cet inutile de vider la coupe aux fruits secs ! Sinon, je pourrais avoir envie d’essayer ma nouvelle flèche sur lui !
  Vendredi eut un geste apaisant à l’intention de l’oiseau, qui ne semblait pourtant pas plus inquiet que ça. Il faisait habilement rouler la noix sous son œil, pour trouver le meilleur angle d’attaque.
  – Franchement, disait-il, je ne sais pas qui est le plus abruti de la jungle. Mais pour l’abruti de la hutte, j’ai une petite idée.
  Et il attaqua la noix de son bec puissant.

  Quatre jours passèrent. Humeur assez fraîche dans la hutte, où un barbu grisonnant et un emplumé éclatant semblaient s’ignorer mutuellement ; au moins les pénibles séances d’apprentissage avaient-elles cessé. Longues virées de Vendredi dans la jungle, le perroquet sur l’épaule. L’homme promenait l’animal, le perchait dans les branches basses d’un arbre fruitier, le laissait avec discrétion dans la fréquentation bruyante des membres de son espèce, qui ne manquaient pas de venir aux nouvelles. Vendredi poursuivait sa route le temps de ces palabres, soufflant parfois des airs doux dans sa flûte – et alors seule la musique comptait –, parfois silencieux, gardant l’œil aux éventuelles trouvailles. Il passait prendre l’ara au retour, et rapportait à la hutte, en même temps que l’oiseau, de curieux échos de l’île que Robinson écoutait en arquant les sourcils : le grand-père des banians va bientôt mourir, il l’a fait savoir à ses fils ; on dit qu’un minuscule lézard à crête garde la grotte secrète de la source mère ; ce sont les amours des serpents palmistes, les nids auront la paix pendant quelques jours ; sais-tu que le jus de ces baies tue les poux ?
  Au soir d’une dernière équipée, Vendredi déclara :
  – Barbu, j’ai eu une idée.
  Il désigna le perroquet.
  – Il faut lui fabriquer un vrai perchoir. On l’installera sur la terrasse. L’avantage, c’est que tu n’auras plus trop cet oiseau dans les pattes.
  – Ah. Pourquoi pas. J’aime autant qu’il niche ailleurs que dans la coupe aux fruits. Comment tu le vois, ce perchoir ?
  – Je vais t’expliquer.

  Selon les directives de Vendredi, maître architecte en perchoirs, et malgré les commentaires dubitatifs de Robinson, pour une fois aux ordres dans un chantier, ils avaient coupé à sa base le plus grand, le plus épais des bambous géants. Ils l’avaient percé d’une centaine de trous, à intervalles réguliers, puis avaient enfoncé dans chacun d’eux, à coups de maillet, un court segment de bambou-bâton ; ainsi s’enroulait-il tout du long de leur mât comme un escalier en spirale. Ils avaient chapeauté le tout d’une large tranche de souche – celle du fromager de la pirogue –, plateforme elle-même coiffée d’une sorte d’ombrelle en palmes de bananier tressées. Ils avaient alors foré au centre de la terrasse un trou profond, du diamètre qui convenait.
  Restait à planter ce gigantesque perchoir. Plus que le poids de l’ensemble, c’était sa dimension qui posait problème. Robinson, qui s’était pris au jeu, conçut une grue de fortune, perche de levage, système de poulies et de cordes. Dès la première tentative, le perchoir trouva sa place, ce qui causa de vives embrassades sur la terrasse.
  Ils comblèrent enfin les vides du trou d’une mitraille de petits galets, puis y coulèrent la boue liquide d’un marigot – là où venaient se vautrer les cochons sauvages – qui avait la propriété de durcir en séchant, comme un véritable ciment.
  Tout le temps de ces opérations, l’ara n’avait pas quitté son poste d’observation à l’ombre. Il avait suivi chaque étape avec la plus grande attention. Vendredi s’était deux ou trois fois tourné vers lui et l’oiseau avait toujours réagi d’une même façon : un dandinement d’une patte sur l’autre, d’amples courbettes, un vigoureux « krââ ! » poussé à pleine gorge.
  Robinson jaugea l’installation en expert. Le perchoir, impeccablement droit, élevait sa plateforme circulaire à une hauteur vertigineuse. La prise au vent serait faible, ce qui limitait les risques de déracinement en cas de bourrasques. Et puis l’ouvrage était bien dans l’esprit de l’île : un superbe caprice. Dernier atout, sans doute pas le moindre, ce dispositif allait effectivement poser une distance appréciable dans les relations au quotidien ; le plus souvent, chacun serait dans son coin.
  Après avoir tourniqué sur la terrasse, en se démanchant le cou, et en tirant sur sa pipe, Robinson vint prendre Vendredi par l’épaule.
  – Mon ami, je te félicite. Tu ne connais rien à la marine, et pourtant tu viens de réinventer le grand mât et son nid-de-pie. Juste une question, pourquoi une telle hauteur ?
  – Eh bien voilà : mettons que tu sois un oiseau et que tu ne puisses plus voler. Qu’est-ce qui va te manquer ? L’ivresse du vol, bien sûr, mais aussi, certainement, une bonne vieille habitude. Voir le monde d’en haut.
  – Krââ ! cria l’ara depuis le pied du mât.
  – Barbu, enchaîna Vendredi, tu penses que notre ciment a pris ? L’oiseau peut monter ?
  – Bah, c’est pas son poids de volaille qui changera quelque chose !
  Vendredi fit un grand geste du bras à l’adresse de l’oiseau. Aussitôt, celui-ci sauta sur le premier échelon, se hissa d’un élan sur le suivant, et ainsi de suite. Il gravissait le colimaçon de bambous avec une sûreté de prise déconcertante.
  – Je dois reconnaître qu’il est adroit, dit Robinson.
  En moins d’une minute, l’ara avait atteint le sommet et il grimpait maintenant sur la plateforme par l’échancrure prévue. Il fit le tour de son aire à pas mesurés, poussant un cri à chaque quartier franchi. Ayant bouclé son circuit, il se tint parfaitement immobile dans la brise qui soulevait ses plumes. Il tournait le dos à l’océan, fixant son attention sur la jungle par-delà la hutte.
  Robinson hocha lentement la tête.
  – Monsieur a pris possession de son bien. Et même pas un merci, penses-tu…
  Il mit les mains en porte-voix :
  – Ohé, Kra-kra, la vue est belle, de là-haut ?
  Comme l’oiseau restait de marbre, Robinson continua de l’asticoter.
  – Krââ, krââ, krââ ! Est-ce que tu aperçois ta bonne amie perroquette ?
  Alors l’oiseau se pencha et lâcha très distinctement :
  – Ferme ton bec, face de coco !
  La pipe tomba des lèvres de Robinson. Bouche bée, yeux exorbités, il regarda alternativement Vendredi, l’oiseau, Vendredi… Un Vendredi qui, les paupières closes, la nuque fléchie, s’était pris la tête dans les mains.
  Robinson pivota vers lui. Face de coco ? Face de betterave, plutôt : le visage du barbu était cramoisi.
  Il croisa les bras puis s’exprima d’un ton où perçait une rage contenue.
  – Mon cher ami, je crois que nous allons avoir une petite explication.

Pour les retrouver:
Vendredi ou les autres jours
Gilles Barraqué
Illustrations d'Hélène Rajcak
Polynie