L’ABRUTI DE LA JUNGLE
Nouvelle inédite de Gilles Barraqué (sur l'île de ses Robinson et Vendredi)
–
Pare à la manœuvre !
–
Krââ ?
–
Pare-à-la-ma-nœuvre !
–
Krââ !
– À
moi les bâbordais ! Grimpe à la mâture !
–
Krââ, krââ !
Robinson
jeta un œil désabusé à l’oiseau perché sur le billot.
– Bon,
j’abandonne… Il est incapable de répéter quoi que ce soit. Mon cher Vendredi,
je crois tout simplement que cet oiseau est idiot.
–
Krââ ? fit Vendredi, mollement étendu sur sa natte.
Robinson
pointa vers lui la tige de bois qu’il était en train de peler avec application
– à coup sûr, ce serait une flèche.
–
Fais le malin, crâne de poulpe ! Tu apprendras que, normalement, ces
perroquets peuvent parler comme toi et moi. J’ai connu un marin qui en avait
ramené un d’Afrique. Un gros emplumé tout gris. Eh ben lui, il était
incroyablement bavard. Il chantait « Que Dieu garde notre précieux
Roi » sans jamais se gourer. Et je te passe tous les jurons de matelots et
les cochonneries de tavernes. Non, moi je te le dis, celui-là est
particulièrement cornichon. C’est l’abruti de la jungle.
Vendredi
se redressa et observa longuement l’oiseau qui se dandinait sur son perchoir.
C’était un magnifique ara : tête et poitrine écarlate, ailes bleu vif,
avec une touche verte, ventre jaune d’or, l’interminable queue offrant un
panaché de plumes rouges et bleues… Un arc-en-ciel à lui seul.
Robinson,
un œil fermé, évaluait la rectitude de sa future flèche.
– Trois
semaines que je m’échine à lui faire répéter des mots tout simples, reprit-il.
Même un marin hollandais y arriverait, tu imagines… Lui, là ? Tout ce qu’on
peut en tirer, c’est ces horribles « krâ-krâ ». Si au moins il nous
charmait les oreilles comme les uru-merlus…
–
Oui mais il est joli, opposa Vendredi.
– Ravissant.
Si on aime le genre gros poulet de carnaval. Dis, mon ami, à quoi il sert
exactement, ce kra-kra ? Il est toujours dans nos pattes. J’en ai un peu
marre de le voir traîner dans la hutte. D’autant qu’il est beaucoup moins
empoté quand il s’agit d’aller piocher dans la coupe aux fruits secs et celle
aux fruits frais. Elle n’est pas guérie, son aile ? Il ne va pas bientôt
s’envoler ?
Vendredi
regarda par l’ouverture de la hutte. Le vent s’était calmé, mais la pluie
tombait toujours drue.
Lors
de l’une de ses quêtes aux trésors dans la jungle, il avait trouvé l’ara au
pied d’un manguier. Une aile pendait tristement. Peut-être une bagarre dans l’arbre,
au sujet d’un fruit… Une histoire de territoire, la furie d’un singe, petit roi
défendant férocement le garde-manger des siens ? Vendredi avait
d’abord parlé à l’oiseau, qui semblait accepter son sort, quel qu’il fût. Puis
il l’avait ramassé en prenant garde à ne pas toucher l’aile cassée. Trois
semaines de soins patients, à l’abri de la hutte, s’en étaient suivies, avec un
certain effet. Quand Vendredi avait coupé les liens qui ficelaient l’aile au corps,
celle-ci ne pendait plus ; mais l’ara ne pouvait manifestement pas
l’étendre.
Vendredi
émergea de sa contemplation de la pluie.
–
Il ne volera plus jamais. Son aile est foutue.
–
Comment tu le sais ? s’étonna Robinson.
–
Je le sais.
–
Alors il faudra supporter tous les jours ? Est-ce que je dois lui céder
mon hamac ? Note, je viens de lui trouver une utilité : si mon
ombrelle se déplume, j’aurai une bonne réserve sous la main, hin, hin, hin !
–
Krâââ ! lâcha l’ara en hérissant les plumes de son cou.
L’oiseau
sauta du billot et clopina vers la terrasse.
–
Et allez, un petit tour à la coupe aux fruits, grinça Robinson. Ça faisait
longtemps…
Vendredi
se leva pour rejoindre l’ara sous l’avancée du toit, en bordure de la terrasse.
Il lança un coup d’œil derrière lui. Ils n’étaient plus dans le champ de vision
du barbu ; et la pluie crépitait au-dehors, martelait les palmes qui
abritaient la hutte, juste au-dessus des têtes. Pratique, pour couvrir une
conversation privée !
–
Pourquoi tu refuses de lui parler ? demanda Vendredi. Tu veux pas faire un
petit effort ? Ce serait mieux pour l’ambiance.
L’ara
le fixa un instant, de côté, à la façon des oiseaux, puis il reprit son décorticage
savant d’une grosse noix grise. Il répondit seulement quand il eut avalé la graine :
–
Et puis quoi, encore ? Je ne suis pas sa chose !
–
Moins fort !
–
Je ne suis pas sa chose. Tu crois peut-être que je vais répéter ses trucs
débiles ? « Pare à la manœuvre », « À moi les
bâbordais »… Ça n’a pas de sens !
– Du
langage de marins ! On n’y comprend jamais rien. Tu sais, il n’est pas
d’ici.
–
J’avais remarqué, oui, avec sa face de coco mâché pleine de poils… Ensuite, t’as
entendu comment il me traite ? « Abruti de la jungle »,
« espèce de kra-kra », et quoi d’autre ? Ah oui, « gros poulet
de carnaval » ; je ne vois pas trop ce que c’est, mais je me doute
qu’on est assez loin du compliment sincère.
– Ouais,
bon, faut toujours qu’il en rajoute. Mais je te jure, il n’est pas méchant.
Quoi qu’il en dise, il ne touchera pas une de tes plumes.
–
M’en fiche, c’est un crétin. Je préfère mille fois discuter avec toi. Même si des
fois t’as des idées bizarres.
–
Par exemple ?
–
Cette histoire de vent, comment tu l’expliques. N’importe quoi. Écoute-moi
bien, je te le répète : ce n’est pas le vent qui agite les arbres ;
ce sont les arbres qui, en bougeant, produisent le vent. Nous, les oiseaux, on
est quand même bien placés pour le dire !
–
Oui mais…
–
Chut, voilà ton blanc-bec qui rapplique !…
Robinson
déboula sous l’avancée. La flèche dans une main, le couteau dans l’autre, les
bras ballants, il avait l’air ahuri. Il fouilla du regard la terrasse, revint à
son compère assis par terre, à l’ara qui se choisissait une autre noix.
–
Euh, Vendredi, je peux savoir à qui tu parles ?
– À
personne, Barbu ! Je parlais tout seul.
–
Sauf que j’ai entendu deux voix. Très nettement.
–
Ben oui, parce que c’est moi qui fais les deux voix. Comme si je discutais avec
l’oiseau. Tiens, tu veux que je te montre ?
Il prit
un ton nasillard et proclama :
–
« Ce n’est pas le vent qui agite les arbres ; ce sont les arbres qui,
en bougeant,
produisent le vent. Parole d’oiseau ! ».
Du
bout de la flèche, Robinson se gratta les cheveux.
– « Ainsi… »,
continuait Vendredi, « … les ouragans sont-ils de terribles colères des
arbres. Ils règlent leurs comptes, à qui fera tomber l’autre, peut-être
seulement parce que celui-ci a lancé une racine dans la terre de celui-là, qui
se trouve être un roi. La brise de mer, elle… ».
–
Vendredi, coupa le barbu, est-ce que tu t’es servi dans la calebasse de
bière ?
–
Mais non, voyons ! Quoi, on n’a plus le droit de s’amuser ?
–
Krââ ! fit l’ara.
–
Bien-bien-bien, je vous laisse, dit Robinson en tournant brusquement les
talons.
Du
fond de la hutte, il ajouta en criant :
–
Empêche cet inutile de vider la coupe aux fruits secs ! Sinon, je pourrais
avoir envie d’essayer ma nouvelle flèche sur lui !
Vendredi
eut un geste apaisant à l’intention de l’oiseau, qui ne semblait pourtant pas
plus inquiet que ça. Il faisait habilement rouler la noix sous son œil, pour
trouver le meilleur angle d’attaque.
–
Franchement, disait-il, je ne sais pas qui est le plus abruti de la jungle.
Mais pour l’abruti de la hutte, j’ai une petite idée.
Et
il attaqua la noix de son bec puissant.
Quatre
jours passèrent. Humeur assez fraîche dans la hutte, où un barbu grisonnant et un
emplumé éclatant semblaient s’ignorer mutuellement ; au moins les pénibles
séances d’apprentissage avaient-elles cessé. Longues virées de Vendredi dans la
jungle, le perroquet sur l’épaule. L’homme promenait l’animal, le perchait dans
les branches basses d’un arbre fruitier, le laissait avec discrétion dans la
fréquentation bruyante des membres de son espèce, qui ne manquaient pas de
venir aux nouvelles. Vendredi poursuivait sa route le temps de ces palabres,
soufflant parfois des airs doux dans sa flûte – et alors seule la musique
comptait –, parfois silencieux, gardant l’œil aux éventuelles trouvailles. Il
passait prendre l’ara au retour, et rapportait à la hutte, en même temps que
l’oiseau, de curieux échos de l’île que Robinson écoutait en arquant les
sourcils : le grand-père des banians va bientôt mourir, il l’a fait savoir
à ses fils ; on dit qu’un minuscule lézard à crête garde la grotte secrète
de la source mère ; ce sont les amours des serpents palmistes, les nids
auront la paix pendant quelques jours ; sais-tu que le jus de ces baies
tue les poux ?
Au
soir d’une dernière équipée, Vendredi déclara :
–
Barbu, j’ai eu une idée.
Il
désigna le perroquet.
–
Il faut lui fabriquer un vrai perchoir. On l’installera sur la terrasse.
L’avantage, c’est que tu n’auras plus trop cet oiseau dans les pattes.
–
Ah. Pourquoi pas. J’aime autant qu’il niche ailleurs que dans la coupe aux
fruits. Comment tu le vois, ce perchoir ?
–
Je vais t’expliquer.
Selon
les directives de Vendredi, maître architecte en perchoirs, et malgré les
commentaires dubitatifs de Robinson, pour une fois aux ordres dans un chantier,
ils avaient coupé à sa base le plus grand, le plus épais des bambous géants. Ils
l’avaient percé d’une centaine de trous, à intervalles réguliers, puis avaient enfoncé
dans chacun d’eux, à coups de maillet, un court segment de bambou-bâton ;
ainsi s’enroulait-il tout du long de leur mât comme un escalier en spirale. Ils
avaient chapeauté le tout d’une large tranche de souche – celle du fromager de
la pirogue –, plateforme elle-même coiffée d’une sorte d’ombrelle en palmes de
bananier tressées. Ils avaient alors foré au centre de la terrasse un trou
profond, du diamètre qui convenait.
Restait
à planter ce gigantesque perchoir. Plus que le poids de l’ensemble, c’était sa
dimension qui posait problème. Robinson, qui s’était pris au jeu, conçut une
grue de fortune, perche de levage, système de poulies et de cordes. Dès la
première tentative, le perchoir trouva sa place, ce qui causa de vives
embrassades sur la terrasse.
Ils
comblèrent enfin les vides du trou d’une mitraille de petits galets, puis y
coulèrent la boue liquide d’un marigot – là où venaient se vautrer les cochons
sauvages – qui avait la propriété de durcir en séchant, comme un véritable
ciment.
Tout
le temps de ces opérations, l’ara n’avait pas quitté son poste d’observation à
l’ombre. Il avait suivi chaque étape avec la plus grande attention. Vendredi
s’était deux ou trois fois tourné vers lui et l’oiseau avait toujours réagi
d’une même façon : un dandinement d’une patte sur l’autre, d’amples
courbettes, un vigoureux « krââ ! » poussé à pleine gorge.
Robinson
jaugea l’installation en expert. Le perchoir, impeccablement droit, élevait sa
plateforme circulaire à une hauteur vertigineuse. La prise au vent serait
faible, ce qui limitait les risques de déracinement en cas de bourrasques. Et
puis l’ouvrage était bien dans l’esprit de l’île : un superbe caprice.
Dernier atout, sans doute pas le moindre, ce dispositif allait effectivement
poser une distance appréciable dans les relations au quotidien ; le plus
souvent, chacun serait dans son coin.
Après
avoir tourniqué sur la terrasse, en se démanchant le cou, et en tirant sur sa
pipe, Robinson vint prendre Vendredi par l’épaule.
–
Mon ami, je te félicite. Tu ne connais rien à la marine, et pourtant tu viens de
réinventer le grand mât et son nid-de-pie. Juste une question, pourquoi une
telle hauteur ?
–
Eh bien voilà : mettons que tu sois un oiseau et que tu ne puisses plus
voler. Qu’est-ce qui va te manquer ? L’ivresse du vol, bien sûr, mais
aussi, certainement, une bonne vieille habitude. Voir le monde d’en haut.
–
Krââ ! cria l’ara depuis le pied du mât.
–
Barbu, enchaîna Vendredi, tu penses que notre ciment a pris ? L’oiseau
peut monter ?
–
Bah, c’est pas son poids de volaille qui changera quelque chose !
Vendredi
fit un grand geste du bras à l’adresse de l’oiseau. Aussitôt, celui-ci sauta
sur le premier échelon, se hissa d’un élan sur le suivant, et ainsi de suite.
Il gravissait le colimaçon de bambous avec une sûreté de prise déconcertante.
–
Je dois reconnaître qu’il est adroit, dit Robinson.
En
moins d’une minute, l’ara avait atteint le sommet et il grimpait maintenant sur
la plateforme par l’échancrure prévue. Il fit le tour de son aire à pas
mesurés, poussant un cri à chaque quartier franchi. Ayant bouclé son circuit,
il se tint parfaitement immobile dans la brise qui soulevait ses plumes. Il
tournait le dos à l’océan, fixant son attention sur la jungle par-delà la hutte.
Robinson
hocha lentement la tête.
–
Monsieur a pris possession de son bien. Et même pas un merci, penses-tu…
Il
mit les mains en porte-voix :
–
Ohé, Kra-kra, la vue est belle, de là-haut ?
Comme
l’oiseau restait de marbre, Robinson continua de l’asticoter.
–
Krââ, krââ, krââ ! Est-ce que tu aperçois ta bonne amie perroquette ?
Alors
l’oiseau se pencha et lâcha très distinctement :
–
Ferme ton bec, face de coco !
La
pipe tomba des lèvres de Robinson. Bouche bée, yeux exorbités, il regarda
alternativement Vendredi, l’oiseau, Vendredi… Un Vendredi qui, les paupières closes,
la nuque fléchie, s’était pris la tête dans les mains.
Robinson
pivota vers lui. Face de coco ? Face de betterave, plutôt : le visage
du barbu était cramoisi.
Il
croisa les bras puis s’exprima d’un ton où perçait une rage contenue.
–
Mon cher ami, je crois que nous allons avoir une petite explication.
Pour les retrouver:
Vendredi ou les autres jours
Gilles Barraqué
Illustrations d'Hélène Rajcak
Polynie