Rencontre avec Nastasia Rugani
Propos
recueillis par Chloé Mary
PREMIÈRE PARTIE : DU SANG SUR LA NEIGE
Il
acquiesce, puis observe longtemps le petit phénomène : les grands pieds
chaussés de bottes en caoutchouc ; les genoux égratignés ; le short à
rayures à peine visible sous le long tee-shirt pelucheux à l’effigie du lycée
de Birdtown, sans doute des vêtements ayant appartenu à son frère ; puis
le cou de la taille d’une branche de bouleau ; des cheveux raides et épais
d’un noir féroce, trop courts, mal coupés, semblables aux deux peureux ;
et une couronne en papier entourant son crâne.
Une
étrange petite personne âgée d’une douzaine d’années.
Pendant ce temps, Milly tente de camoufler son bonheur. Personne
ne l’a jamais regardée comme si elle était un monde entier à explorer. Avant ce
garçon-armure, elle n’était que fille et sœur. Et même si elle aspirait à être
tout, elle demeurait coincée dans le regard des autres. Mais ces yeux
ordinaires qui la connaissent depuis l’enfance verront bientôt ce dont elle est
capable. Oui, être tout ; iris et baobab ; ninja ; grande
découverte ; or et reine ;
batteuse et idole ; ombre chinoise ; soie et papier ; lion et
aventure. Milly sera mille splendeurs. Elle s’inventera à l’infini. Alors pour
ne pas perdre ces possibilités hérissées en elle grâce à lui, elle pose un
couvercle et se tait.
Mon infini est à moi.
Swan
Cooper sourit de plus belle en apercevant le rosé teintant les pommettes de la
petite. Il aime bien le velouté de sa peau couleur cannelle. Il se perd une
minute dans le brun de ses yeux, un brun espiègle, un brun tendre, entouré
d’une foule de cils noirs comme ceux de sa mère. Sa mère. Bon
sang, il s’était juré de ne pas songer à elle aujourd’hui ! La fatigue, la
pâleur, les allers-retours à l’hôpital. Il la revoit sous les couvertures,
frissonnant de froid dans le four de la véranda. Seul le sang, beaucoup de sang,
lui permettra d’occulter ses pensées blanchâtres. Brusquement, il lance une
obscénité au bleu du ciel, et s’en retourne à la guerre, loin du phénomène lui
faisant face.
ANATOMIE DE
L’ÉCRITURE
Je
ne pense pas être capable d’écrire une histoire à partir d’une phrase ou d’un
thème. Je pourrais me forcer mais ça ne viendrait pas de cet endroit si
particulier, en moi. Je parle de mon organe d’écriture, ou plutôt de mon organe
de créations. C’est à l’intérieur de ce muscle qu’apparaissent des personnes.
Je le compare à la visualisation d’un personnage à la lecture d’un livre, à la
différence que je n’ai pas besoin de lire pour entrevoir mes personnages. Ils
ne se matérialisent jamais en dehors de moi. Je ne suis pas encore à ce stade
de la folie. Ils surgissent à l’intérieur, sans crier gare. Certains ne
ressemblent qu’à une brume ou à une voix, et c’est à moi d’aller vers eux.
D’autres savent qui ils sont, et possèdent une histoire ou un morceau de vie à
raconter. Cela peut sembler fou, c’est ainsi. Je ne choisis pas.
Ce
mot « personnage » est d’ailleurs assez faible pour décrire ces
sortes de fantômes qui deviennent, pour la plupart, des amis.
Popeline
Louis est apparue la première, un soir d’été, il y a quatre ans de cela. Elle
était assise le long d’une rivière asséchée, un immense sac de randonnée à ses
pieds, et criait : « Mange-cœurs ! ». À l’époque, j’ignorais
qu’il s’agissait de son compagnon de récolte, ni même d’une créature. Afin de
le découvrir, il m’a fallu faire la connaissance de Swan Cooper, fiévreux,
allongé sur un canapé usé, en compagnie de sa mère, Daisy Woodwick. J’ai cru
que Swan était gravement malade. J’avais tort. Je me trompe souvent en essayant
de décrire ce qui défile en moi, à la manière d’une suite de courts-métrages.
Il me faut entrevoir tous les personnages, et le lien qui les unit en apprenant
à les connaître, exactement comme en amitié.
Enfin,
Milly toque à la porte-moustiquaire. Swan Cooper apparaît aussitôt, le front
perlé de sueur et le bras plâtré en écharpe. Dans sa main valide, il tient une
pince de cuisine qu’il place en travers de son visage, faisant mine de se
protéger.
—
Ne me dis pas que t’es venu me casser l’autre ?
—
Je… euh… je…
Il regarde la silhouette de coton et sourit. Sa présence ne
l’étonne pas. Étrangement, il s’était attendu à ce qu’elle débarque ici. Et à
la voir suffoquer dans sa robe ridicule, il ressent la même bouffée de
tendresse que l’autre jour, au bord du ruisseau. Il se laisse dévorer par la
meute des souvenirs d’été.
Parfois,
je crois avoir saisi une personnalité, puis une phrase éclate, d’une couleur
complètement différente, et ma vision change. Il faut être attentif au moindre
murmure, à la moindre intonation, au geste le plus infime, qui signifie, par
exemple, tant de choses pour quelqu’un de réservé.
L’amitié
et la confiance demandent du temps.
Milly
était présente bien avant que je commence à écrire des histoires. D’une
certaine façon, je la considère comme mienne. Je ne peux pas l’expliquer plus
clairement. Elle est sans doute l’expression d’un courage qui aurait pu être le
mien, à un instant précis de ma vie. J’imagine que tous mes amis de papier sont
des personnifications de mon caractère, ou de mes envies. J’espère qu’ils sont
plus complexes. Mais honnêtement, je n’ai pas envie de creuser trop loin.
« Trop de ravins à éviter », dirait Swan.
La
croyance de Daisy à propos de l’existence réelle de ses personnages ne vient
pas de Daisy elle-même. Je lui ai suggéré cette conviction après avoir vu une
vidéo de
la brillante Kitty Crowther, dans laquelle elle déclare : « Je crois
que le jour où je meurs, il y aura tous les personnages que j’ai créés pour
m’accueillir. J’en suis persuadée. »
J’ai
alors pensé à mes propres personnages. Je ne partage pas cette belle idée. Même
si leur apparition est mystérieuse et illogique, je suis persuadée qu’ils
n’existent que dans ma tête.
Elle est née ici, loin de la guerre
des Balkans, loin des morts. « Tant et tant de morts », lui a assuré
la bibliothécaire lorsqu’elle lui a demandé combien. Ces cadavres privés de
noms, ces probables moments de bravoure jamais contés restent des mystères. Et
éloignent Milly des siens. Parce que les Vodović refusent de s’apitoyer, et ont
fait le choix de ne jamais plus réveiller les drames, Milly a l’impression qu’une
partie d’elle-même lui est constamment refusée. Comment peut-elle comprendre
que tous les souvenirs ne sont pas bons à partager, sans en posséder le moindre
murmure ? Comment peut-elle être bosniaque sans avoir jamais vu la
Bosnie ? Deda a beau croire qu’elle n’est pas suffisamment mature,
cela ne l’empêche pas de rêver à la terre natale des
Vodović.
—
Moi, j’ai décidé d’aller là-bas, annonce-t-elle.
—
Eh bien va, répond tranquillement Deda.
Puis
il tire quelques billets de la poche de son pantalon et les place devant sa
petite-fille.
—
Alors, qu’est-ce que tu fais encore ici à boire le lait de nous ?
Milly
ne sait pas quoi faire. Elle s’attendait à recevoir une gifle, ou des cris.
— J’y vais toute seule ?
—
Tu frappes des hommes maintenant. De quoi tu as peur ?
répond Petra.
Milly
croise les bras et réfléchit. Bien sûr, elle s’imagine rencontrer les oncles et
les tantes, s’abreuver de leurs anecdotes les plus cocasses et les plus
cruelles. Elle connaît d’ailleurs quelques noms glanés les soirs d’insomnie, en
tête à tête avec son grand-père : Joza le Bon, Milan le Clown, Anica la
Généreuse. Mais ces noms ne valent pas grand-chose sans Deda et Mama à ses
côtés. Les souvenirs des gestes et les odeurs, elle les veut en famille.
Effleurer les impacts de balles sur les murs pendant que son grand-père lui
raconte le courage d’Almaz. Goûter aux fruits des arbres qui ont vu grandir son
père en tenant la main de Mama. Là-bas, sans les gens qu’elle aime, perd de son éclat. Et pourtant, la
Bosnie demeure cet organe fantôme au fond d’elle. Même si chaque bêtise
s’accompagne de cette éternelle épée de Damoclès : la famille dehors, puis
l’inévitable retour au « pays des cauchemars ». Milly a fait des
recherches. La Bosnie d’aujourd’hui n’est plus la Yougoslavie que sa famille a
fuie. Peut-être même que la guerre a rendu les gens plus tolérants.
DU SANG SUR LA
NEIGE POUR DES VIES À RÉUNIR
Au
départ, je me suis noyée. J’étais dépassée par l’amoncellement d’existences.
J’ai écrit des milliers d’anecdotes, de dialogues, et de souvenirs. Je n’avais
jamais porté autant de personnages, autant de vies à réunir. Certains ne sont
d’ailleurs pas physiquement présents dans le roman. Je pense à Marko, le père
de Milly, à cette vaste famille en Bosnie, aux parents de Daisy, à tous ces gens
qui ont eu une influence considérable sur mes personnages, mais qui n’ont pas
trouvé leur place dans la structure du roman.
J’ai
mis un an, probablement plus, avant de comprendre comment organiser mes
chapitres et mon écriture. D’une, je ne suis pas douée pour synthétiser mes
idées. De deux, je voulais être certaine de faire de mon mieux.
Tous
mes personnages souhaitaient s’exprimer sur des sujets aussi variés que la
guerre, l’adolescence, la littérature, ou la religion musulmane. Encore
aujourd’hui, je ne suis pas certaine d’être parvenue à rendre justice à cette
multitude de voix. Je songe à Petra Vodović, à qui j’aurais aimé offrir plus
d’espace. Seulement, je craignais que son histoire recouvre celle des autres.
Je la sentais s’étendre vite et loin, alors je l’ai brimée. Je lui offrirais
peut-être l’occasion de s’exprimer ailleurs.
De
façon plus pragmatique, j’ai regardé des documentaires au sujet de la guerre
d’ex-Yougoslavie, lu des ouvrages. Puis je me suis rendu compte que je ne
retenais aucun événement historique, aucune date. Alors je me suis attachée à
l’essentiel, aux témoignages, à ce peuple, autrefois yougoslave, à ce que cela
signifiait d’être croate ou bosniaque en 1992, d’être chassé de chez soi, et
d’affronter la mort, tous les jours.
J’ai
posé des questions à ma famille croate. Des questions parfois sans réponses.
Je
leur ai raconté un souvenir d’enfance très précis. En décembre, mes parents et
moi nous étions rendus chez mes grands-parents, près de Varaždin, dans le nord
du pays, à la frontière de la Slovénie. De ce voyage, il me reste un oiseau,
venu se réchauffer à l’intérieur de la maison, blessant une de mes
grands-tantes à l’œil ; la longue tresse argentée de mon
arrière-grand-mère ; et les collines infiniment blanches. Pourtant, il y
avait des soldats, m’a-t-on dit. Certains membres de ma famille portaient
l’uniforme. Et pendant que j’enfonçais joyeusement mes bottes dans la neige,
des populations furent massacrées. Du sang sur ma neige.
Je
crois que ce souvenir empourpré m’a rapproché des Vodović. Je m’étais rangée du
côté de Milly dès les premières phrases, parce que je n’avais pas compris les
attitudes d’Almaz et de Deda. J’avais oublié à quel point l’horreur s’infiltre
dans les veines, la façon dont elle s’empare de tout le reste. Cette nouvelle
bienveillance à leur égard m’a ouvert d’autres pistes narratives, d’autres
voix, comme celle de Douglas, ma préférée.
Une
fois le squelette de mon roman terminé, je me suis mise à écrire le texte. Là,
c’est mon territoire. Je vais et viens, je fais demi-tour, je me déçois
constamment mais j’avance toujours. Je connais mes personnages, je les aime et
je leur dois d’essayer d’être à la hauteur. Être au plus juste de leurs mots.
Contrairement à son frère et à son
grand-père, Milly ne se lève pas à l’aube pour prier. L’aube, c’est pour
s’asseoir à la lisière des prés et observer les mulots prendre leur
petit-déjeuner. De toute façon, il n’existe qu’un seul Dieu, et il s’appelle Michael
Jackson. Mais aux yeux des habitants de Birdtown, la vérité a aussi peu
d’intérêt qu’un paquet de cigarettes vide. Être la fille d’une immigrée
bosniaque, et la sœur d’un musulman, suffit à représenter un danger pour la
communauté ; de la graine de terroriste.
Bienvenue en enfer, ICI ET AILLEURS
Birdtown
est un quartier réel de Lakewood, situé dans la grande banlieue de Cleveland,
dans l’Ohio. Mais je n’ai volé que son nom.
Mon
roman appartient au sud des États-Unis, parce que je crois appartenir à cette
région. Je n’y ai jamais mis les pieds pourtant, chaque film, chaque roman
traversant les états du Texas, de l’Alabama ou du Mississipi m’agrippent le
cœur. J’ai l’impression de posséder les souvenirs d’une vieille femme ayant
passé son enfance à Savannah, en Géorgie. J’ai dans l’idée d’y vivre
(retourner), un jour.
J’ai
découvert les grands textes de la littérature du sud, au lycée. Et j’ai
instantanément compris les paysages dépeints par Faulkner et Harper Lee, bien
mieux que ceux de Maupassant ou de Sagan. Même si j’ai grandi dans une petite
ville du nord-est de la France, j’ai reconnu cette même enfance dangereusement
libre, en bordure de misère, de générosité, de nature et de racisme.
D’ailleurs, je trouve qu’il existe une ressemblance entre les grands textes
américains de la littérature du sud, et les grands textes de rap français. Une
sincérité absolue et une réalité sociale décrite avec la plus grande justesse.
Il suffit de lire le magnifique texte Demain
c’est loin écrit par IAM en 1997, pour comprendre la situation d’un
quartier comme les Plaines Rouges.
Réussir, s'évanouir, devenir un souvenir
Souvenir, être si jeune, en avoir plein le répertoire
Des gars rayés de la carte qu'on efface comme un tableau,
tchpaou ! C'est le noir
Croire en qui, en quoi? Les mecs sont tous des miroirs
Vont dans le même sens, veulent s'en mettre plein les tiroirs
Tiroir, on y passe notre vie, on y finit
Avant de connaître l'enfer sur terre, on construit son
paradis
IAM, Demain, c’est loin
Je
suis d’origines algérienne et croate. Ma famille est catholique et musulmane.
Les couples mixtes dans une ville majoritairement blanche ; bienvenue en
enfer. Quand j’étais gamine, dans les années 90, certains percevaient déjà la
religion musulmane comme une croyance à part, et abusive. À l’école, on m’a
parfois demandé pourquoi je ne portais pas le voile. Dans ma famille, seule ma
grand-mère le porte, et je n’ai jamais entendu parler de conversion ou
d’extrémisme. Les médias ont le don de façonner des images et des concepts
stigmatisants, sans égard pour les milliers d’anonymes dont le quotidien s’en
trouve bousculé. Chez nous, la religion se résume à partager de bons repas en
famille, à respecter son prochain, et à baisser le son de la télévision quand ma
grand-mère prie dans le salon. Il n’y a rien d’extraordinaire, rien de
malveillant. J’ai été éduqué dans des notions de partage et de tolérance, très
loin de cette idée de communautarisme. Je sais que ça sonne comme une vomissure
de bons sentiments dans le contexte actuel. Je parle de mon expérience et de
celle de mes personnages.
Lorsque
Almaz meurt, les habitants des Plaines Rouges sont tous présents après
l’enterrement. Il existe une forme de solidarité dans l’exclusion ; faire
bloc contre la haine et la méfiance. Cette représentation positive, partagée
par tant d’autres, n’est pas suffisamment relayée par les médias, ou par la
culture. Le sensationnel et la violence ont pris la place de la tendresse
ordinaire. On préfère donner à voir un assassin ou un idiot plutôt qu’une femme
humble et intelligente. Quand je pense à Petra Vodović, qui travaille dur pour
que ses enfants réussissent, je pense à toutes ces femmes autour de moi, au
courage que cela demande de rester digne, aimante et de croire en l’avenir
quand chaque jour porte un nouvel amas d’humiliations.
Mon
roman se déroule en 2008, soit sept ans après les attentats du 11 septembre
2001. Depuis cette date et d’autres, bien plus récentes, des musulmans du monde
entier se retrouvent dans des villes comme Birdtown, où on assimile désormais
l’Islam au terrorisme. Je ne suis pas croyante, et je n’ai aucune envie de
rentrer dans un débat religieux qui me dépasse car je ne possède pas les
connaissances théologiques nécessaires. Ce que je sais, c’est qu’être musulman
aujourd’hui est incroyablement plus compliqué que dans les années 90, surtout
dans des villes comme Birdtown. Je parle de tous ces endroits complexes,
nourris d’images sans réelles explications, étouffés par les contradictions et
les préjugés, ces étranges carrefours où se frôlent les extrémités de l’échelle
sociale, les Vodović et les Cooper, où les minorités sont à la fois immensément
fières, et toisées de haut, où l’existence est tour à tour étincelante,
tragique, d’une intensité folle, et inlassablement tâchée d’injustices.
Son équipe compacte, soudée, écoute de scanner pour garder le
contact Ou décider de bouger, éviter les zones rouges, et Surtout jamais
prendre de congés C'est ça que tu veux pour ton fils ? C'est comme
ça que tu veux qu'il grandisse ?
J'ai pas de conseil à donner, mais si tu veux pas qu'il
glisse Regarde-le, quand il parle, écoute-le ! Le laisse pas chercher ailleurs,
l'amour qu'y devrait y avoir dans tes yeux.
NTM, Laisse pas traîner ton fils
MILLY EN SON
PAYS
Il
est difficile d’être considérée comme une étrangère dans son propre pays,
d’autant plus à cet âge particulièrement étrange qui signe la mort de
l’enfance.
Milly
est née dans la ville d’Atlanta, en Géorgie, aux États-Unis. Elle est
américaine mais chaque jour de sa vie, les habitants de Birdtown lui montrent
qu’elle ne l’est pas complètement, du fait de ses origines bosniaques. Elle
navigue donc entre haine et méfiance sur son propre territoire. Chez elle, rien
n’est plus simple puisque sa mère et son grand-père lui refusent l’accès à son
héritage, à savoir la Bosnie. Par pudeur et par douleur, ils repoussent Milly
loin de la terre de leurs aïeux, loin des souvenirs, des odeurs, de tout ce qui
pourrait la transporter là-bas. Je me suis souvent demandé ce que signifiait
être française. Est-ce une filiation, un amour de la culture, une langue, une
éducation basée sur les traditions d’un pays, ou simplement une
nationalité ? J’ignore la bonne réponse. Ce que Milly m’a appris, du haut
de ses douze ans, c’est qu’on ne doit rien à un pays où l’on n’a jamais mis les
pieds, ou à des habitants qui vous haïssent.
Milly
ne se sent ni américaine, ni bosniaque. C’est cet entre-deux déchirant qui me
touche parce que, malgré les obstacles, elle parvient à construire son propre
pays, à travers son attachement à la nature et aux animaux, en compagnie de cet
autre « sans patrie », en la personne de Douglas. Je pense qu’à
partir du moment où l’on cesse de vouloir appartenir à une notion d’identité
liée à un lieu ou à un peuple, on découvre d’autres possibles. Être soi, c’est
cela qui compte pour Milly et Douglas. Et il est parfois nécessaire de se
détacher de son éducation, de ce besoin d’être uni à une nation, ou à la fierté
d’une culture pour s’épanouir.
Suite de l'entretien : Quitter l'enfance
Milly Vodović
Nastasia
Rugani
Grande
Polynie
Illustration
de Jeanne Macaigne
En
librairie le 20 septembre