KOURJUS SUR LA ROUTE
Illustration d'Adrienne et Léonore Sabrier |
Ils sont cinq à
s’avancer sur une route de désert rouge. M’Ma, Mère Courage des temps
courageux, qui connaît les heures où la faim bat dans chaque organe, P’pa avec
sa carriole remplie des objets arrachés au vaste saccage des Déracineurs, Grand
(Frère Solaire) Ouji, Monsieur B l’arbre déraciné aux fruits
bleus, et Tiago, l’enfant à l’œil absolu qui regarde et raconte.
À part quelques
graines de millot séchées, trois pommerines et un peu d’eau de jubier, on n’avait
plus rien à se mettre au fond du gosier. Les semaines de siège à résister aux
assauts des Déracineurs avaient épuisé nos réserves.
Certains qualifieraient
cette famille de fermiers Manké, de migrants. Exilés sans refuge, plus
précisément. De ceux qui par contraintes économiques, politiques, sociales ou
climatiques quittent leur terre pour aller vers un ailleurs incertain, au
risque de la mort, pour tenter de trouver des possibilités de vie. Que se
passe-t-il alors sur cette piste écarlate lorsqu’on est un enfant ? La
faim et la soif, la piqûre d’un scorpion, la marche, le temps gagné sur la
mort, la chaleur, les nuits sans repos, la mort qui gagne sur le temps. Mais
aussi le rire d’un jeu partagé, les souvenirs de la Belle Lou Mié, des chants,
un appétit plus grand qu’un barracuda, des conversations imaginaires avec une
poule en fuite qui a de la suite dans les idées, la vie d’un enfant égale, malgré
la violence de ce tout, à celle d’un autre enfant en intensités et en
surgissements.
- Je pourrais
avaler un éléphant dans un boa, j’ai commencé tout bas.
- Je pourrais
gober le président, les ministres, leurs mensonges et toute l’armée comme un
baba, a renchéri P’pa.
Alors que la
force de cette histoire pourrait se suffire à elle-même, l’écriture se fait
nomade. Kouré. Pommerine. Frouta. Jubier. Manké. Soudain, l’histoire
devient étrange, trouée par la puissance plastique du mot, exact contraire
de la transparence prétendue du langage, retour au pouvoir créateur d’une
poétique. Pas dans l’ordre des choses, ça crée du désordre, mais où est
l’ordre des choses sur la route ? Alors, l’histoire dévoile sa familiarité
étrangère grâce à ce corps incongru du mot et sa colonne vertébrale
potentiellement reconnaissable, ainsi porteur de l’inconnu et de l’identification.
C’est le court-jus. À l’intérieur de la forme narrative déjà particulière,
longue phrase déployée en une inspiration, entre-deux entre la vie et la mort, un éclat étranger provoque la
kourjus, le hors-circuit du langage.
J’ai senti la
course glacée de la kourjus à l’intérieur de mon corps, depuis la pointe de ma
langue jusqu’au creux de mon estomac. Une force qui vous saisit par le col et
vous hisse au-dessus de tout. Je n’avais jamais vu de neige, à part dans les
livres, mais j’ai imaginé que l’on devait ressentir ça lorsqu’on en mangeait,
quelque part en haut du monde.
Ce quelque part
en haut du monde est le lieu imaginaire partagé par le lecteur avec Tiago. La
littérature, l’écriture peuvent peu par rapport au monde, mais ce peu a parfois
le mérite de déboucher les oreilles, les yeux et la mémoire, ce peu pose des
mots sur la vie et la mort qui tous nous concernent malgré les évitements
littéraires fréquents, ce peu saurait devenir une réserve d’interrogations et
de réappropriations, ce peu appartient aux auteurs en colère, vigilants et
voyants, irrités par sa marche indifférente. Il existe des livres qui donnent formes
au peu, et gardent et veillent. La marche du baoyé de Sigrid Baffert est
de ceux-là.