vendredi 27 avril 2018


KOURJUS SUR LA ROUTE


Illustration d'Adrienne et Léonore Sabrier


Ils sont cinq à s’avancer sur une route de désert rouge. M’Ma, Mère Courage des temps courageux, qui connaît les heures où la faim bat dans chaque organe, P’pa avec sa carriole remplie des objets arrachés au vaste saccage des Déracineurs, Grand (Frère Solaire) Ouji, Monsieur B l’arbre déraciné aux fruits bleus, et Tiago, l’enfant à l’œil absolu qui regarde et raconte.

À part quelques graines de millot séchées, trois pommerines et un peu d’eau de jubier, on n’avait plus rien à se mettre au fond du gosier. Les semaines de siège à résister aux assauts des Déracineurs avaient épuisé nos réserves.

Certains qualifieraient cette famille de fermiers Manké, de migrants. Exilés sans refuge, plus précisément. De ceux qui par contraintes économiques, politiques, sociales ou climatiques quittent leur terre pour aller vers un ailleurs incertain, au risque de la mort, pour tenter de trouver des possibilités de vie. Que se passe-t-il alors sur cette piste écarlate lorsqu’on est un enfant ? La faim et la soif, la piqûre d’un scorpion, la marche, le temps gagné sur la mort, la chaleur, les nuits sans repos, la mort qui gagne sur le temps. Mais aussi le rire d’un jeu partagé, les souvenirs de la Belle Lou Mié, des chants, un appétit plus grand qu’un barracuda, des conversations imaginaires avec une poule en fuite qui a de la suite dans les idées, la vie d’un enfant égale, malgré la violence de ce tout, à celle d’un autre enfant en intensités et en surgissements.

- Je pourrais avaler un éléphant dans un boa, j’ai commencé tout bas.
- Je pourrais gober le président, les ministres, leurs mensonges et toute l’armée comme un baba, a renchéri P’pa.

Alors que la force de cette histoire pourrait se suffire à elle-même, l’écriture se fait nomade. Kouré. Pommerine. Frouta. Jubier. Manké. Soudain, l’histoire devient étrange, trouée par la puissance plastique du mot, exact contraire de la transparence prétendue du langage, retour au pouvoir créateur d’une poétique. Pas dans l’ordre des choses, ça crée du désordre, mais où est l’ordre des choses sur la route ? Alors, l’histoire dévoile sa familiarité étrangère grâce à ce corps incongru du mot et sa colonne vertébrale potentiellement reconnaissable, ainsi porteur de l’inconnu et de l’identification. C’est le court-jus. À l’intérieur de la forme narrative déjà particulière, longue phrase déployée en une inspiration, entre-deux entre la vie et la mort, un éclat étranger provoque la kourjus, le hors-circuit du langage.

J’ai senti la course glacée de la kourjus à l’intérieur de mon corps, depuis la pointe de ma langue jusqu’au creux de mon estomac. Une force qui vous saisit par le col et vous hisse au-dessus de tout. Je n’avais jamais vu de neige, à part dans les livres, mais j’ai imaginé que l’on devait ressentir ça lorsqu’on en mangeait, quelque part en haut du monde.

Ce quelque part en haut du monde est le lieu imaginaire partagé par le lecteur avec Tiago. La littérature, l’écriture peuvent peu par rapport au monde, mais ce peu a parfois le mérite de déboucher les oreilles, les yeux et la mémoire, ce peu pose des mots sur la vie et la mort qui tous nous concernent malgré les évitements littéraires fréquents, ce peu saurait devenir une réserve d’interrogations et de réappropriations, ce peu appartient aux auteurs en colère, vigilants et voyants, irrités par sa marche indifférente. Il existe des livres qui donnent formes au peu, et gardent et veillent. La marche du baoyé de Sigrid Baffert est de ceux-là.