RENCONTRE AVEC LÉONORE SABRIER (SECONDE PARTIE)
Magie des apparitions
L. S. : A vingt-quatre ans, j'ai
commencé à travailler aussi avec le pastel huile, j'aimais beaucoup travailler
avec les doigts, j'avais l'impression de modeler le dessin, de toucher la
couleur, il y avait quelque chose d'un peu magique. Goya peignait dans sa cave
pour voir apparaître des créatures, c'est peut-être ce que m'a permis le pastel
à l'huile : dès que je travaillais dans des couleurs sombres, je
commençais à voir des formes et je les saisissais avec mes doigts et je les
gravais ensuite pour en faire apparaître toute la lumière. J'aimais beaucoup
car j'avais parfois l'impression d'être en transe, c'était comme si je sortais
de moi. C'est aussi à ce moment-là que j'ai commencé à être plus avare de
dessin, je voulais produire moins car j'avais peur de perdre dans la répétition
ces instants magiques. Je considère certains de ces pastels
également comme des zones d'ombre, des choses apparaissent alors que d'autres
disparaissent, le regard du spectateur découvre ou perd les formes qui lui
apparaissent. Le temps du regard coexiste alors avec l'œuvre en même temps qu'on
la découvre ou qu'on la perd. Au Mexique, comme en France, on m'a toujours dit
que j'avais des facilités avec la couleur et on m'a toujours dit que je devrais
produire plus. Aujourd'hui, après quatre années sans peindre, il me semble que
je suis à l'inverse dans un rapport beaucoup moins mystique et plus dans une
discipline de travail et de production. Ce qui n'enlève rien au fait, que j'ai
toujours eu des temps de pause plus ou moins longs: j'ai parfois laissé la
peinture et le dessin pour une pratique d'enseignement, ou pour la réalisation
de films d'animation…
© Léonore Sabrier |
Respirer l’art
L. S. : Toute intervention pour moi, ou
expérience d'enseignement est un appel d'air. Dans le contexte de l'atelier en
milieu carcéral, c'était d'autant plus fort que ce sentiment est
particulièrement réciproque. J'ai eu la chance de travailler auprès de publics
les plus divers. C'est comme une respiration, cela me permet aussi de partager
un travail de création et peut-être d'en faire autre chose. Ce sont toujours
des expériences très enrichissantes.
Au centre de détention Dr Alfonso Quiroz Cuarón, je
suis intervenue de juillet à octobre 2012 avec Alejandro García Caballero dans le cadre d'un projet franco-allemand mené par l'Ambassade de
France et l'Institut Goethe. Nous avons réalisé à partir des dessins, histoires
et collages des jeunes détenus, le court-métrage animé "Luna de Queso".
J'ai ensuite eu l'occasion de revoir certains jeunes l'année suivante à
l'occasion d'un atelier que j'ai mené pour la réalisation d'une page web auprès
de jeunes en réinsertion à l'issue de leur peine, dans le cadre du festival
"Cine en tus ojos" organisé en 2013 par l'IFAL de Mexico.
Un séminaire a également eu lieu du 24 au 26 octobre 2012.
Le centre de détention de Quiroz Cuarón est une
"communauté" particulière car c'est à la fois un centre de détention
de haute sécurité avec très peu d'effectifs mais c'est aussi un centre qui
permet une adaptation/intégration des jeunes en prévision de leur sortie mais
également pour des jeunes qui purgeaient leur peine ailleurs : ils sont envoyés
dans ce centre s'ils ont des problèmes d'intégration dans une autre
prison quelques mois ou une année avant leur sortie pour favoriser leur
réinsertion à travers des ateliers et/ou enseignements. Ils bénéficient ensuite
d'un suivi à leur sortie notamment avec les programmes de la DGTPA.
Dans la centre de Quiroz Cuaron, nous avions également
filmé les ateliers. Je me souviens des jeunes qui nous avaient un jour demandé,
si nous les filmions à la demande des autorités du centre de détention pour les
surveiller. C'était troublant car c'était assez représentatif à la fois du
sentiment d'être surveillé et d'une certaine défiance mais, en même temps, la
question qui nous était posée directement impliquait aussi une certaine liberté
et une connivence.
Ces vidéos émouvantes, drôles parfois témoignent bien
de l'effervescence qu'il y a eu durant l'atelier et du travail fourni par les
jeunes très impliqués et très productifs.
Comme par exemple cette séquence de l'atelier collage
que nous avions proposé. Je leur avais montré des collages de Max Ernst, Peter
Blake, Tomi Ungerer mais aussi des photomontages… Je leur avais ensuite apporté
tout un tas d'images que j'avais glanées et également des revues pour faire du
découpage. Dans ces séquences, outre l'euphorie perceptible du choix des images
et du travail créatif de découpage et de collage effectué par les détenus, on
aperçoit aussi l'un de ces jeunes qui subtilise et glisse une des feuilles
imprimée d'images dans sa poche. J'ai eu beaucoup d'émotion à découvrir cette
séquence, le désir de ce jeune d'emporter avec lui ces images dérobées qui ne
sont évidemment pas un vol mais une appropriation et un désir de cette liberté
nécessaire du rapport à l'environnement extérieur et finalement à tout travail
artistique qui ne peut que rappeler la phrase de Robert Filliou "L'Art rend
la vie plus belle que l'art".
Il y a aussi le témoignage d'un jeune qui souhaitait
continuer une carrière de Luchador à sa sortie et également une séquence avec
un iguane. Il est évidemment interdit d'emmener un iguane dans un centre de détention
mais finalement cette séquence très folklorique qui illustre ces petites
libertés que peuvent prendre parfois les gardiens ou intervenants, ont un effet
bénéfique au fond car cela participe aussi à créer du lien social et à être en
contact direct avec le réel, la nature. C'est touchant aussi car ces jeunes
appréhendent l'éventuelle morsure de l'iguane qui mord un pinceau et qu'ils
surnomment avec humour "le crocodile".
Nous alternions les ateliers de productions plastiques
et informatiques, je me souviens aussi avec émotion de certains jeunes dont la
main devenait une palette. Il y avait quelque chose de tellement charnel, ils ne
faisaient pas seulement de la peinture, ils vivaient le plaisir tactile de la
matière, touchaient, caressaient la peinture au point de préférer leurs mains à
l'utilisation d'une palette.
© Léonore Sabrier |
LA FORCE VIVANTE DES MOTS, LA TRANSMISSION ENGAGÉE
Après la lecture du conte de Sigrid Baffert, nous
étions très enthousiastes avec ma sœur Adrienne. Nous avons aimé la force
poétique de ce texte et sa richesse dans toutes les lectures possibles qui
laissent une part belle à l'imagination et la liberté d'interprétation. Ce
conte engagé nous a vraiment séduites, car le lecteur suit l'errance, les peurs
et les rêves à travers le regard d'une famille et trop souvent les communautés
sont si peu évoquées dans les tragédies des déforestations.
Peu de temps auparavant, j'avais lu Sauver la planète de Almir Narayamoga
Suruí et La chute du ciel de Davi
Kopenawa et Bruce Albert. La lecture de témoignages d'anthropologues et des
chefs des communautés directement concernées est indispensable pour comprendre
l'ampleur des désastres favorisés par nos politiques mondiales.
En effet, la déforestation, l'exploitation, qui était
déjà alarmante dès les années 80 et même avant, n'a cessé d'augmenter. Le
témoignage du massacre de toute une communauté Yanomani à Haximu qui a eu lieu
dans les années 90 au Brésil est effrayant.
Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les ressources
minières mais il y a aussi toutes les cultures céréalières, l'élevage intensif
et l'agro-industrie… Des traités tels que le CETA/TAFTA mis en place par nos gouvernements
et les politiques européennes auront un effet plus délétère encore. Ce sont des
politiques aveugles et nous avons notre part de responsabilité dans ces crimes.
Pourra-t-on comprendre un jour que détruire et quitter l'autonomie des peuples,
c'est se tuer soi-même?
Il faut des utopies et des rêves pour pouvoir survivre
et inventer et je crois que la poésie et toutes les disciplines qui ont trait
aux arts sont un bon vecteur de transmission. En effet, il me semble que les œuvres
poétiques telles que le conte de Sigrid Baffert peuvent toucher à peu près tout le
monde car elles ne prennent pas parti dans un conflit politique, elles ne nomment
pas précisément au point d'effrayer les plus sectaires. C'est, au contraire,
toute la force vivante des mots, leur suggestion, une situation qui nous est
commune et qui ne peut laisser indifférent.
En lisant il y a quelques jours l'interview de Sigrid
Baffert, j'ai aimé son interprétation à propos des racines de l'arbre, qui
peuvent être nos racines aussi, universelles… A la lecture de La marche du baoyé, le trou du tonneau,
l'enfant qui touche les racines de l'arbre et toute la magie qui suit m'ont
évoqué un voyage chamanique de l'enfant. En effet, dans la mythologie
amérindienne, un trou, une souche d'un arbre peuvent être un passage, une
entrée vers un autre monde. Ainsi, chez les indiens Conibos, le chaman voyage
au travers des racines des arbres qui, pour lui, se transforment en serpents
sur le dos desquels il peut monter pour accéder à un autre monde, rencontrer
des esprits, des animaux…
En tout cas, s'il est vrai que dans les sociétés
amérindiennes et d'autres communautés du monde, le rapport et le lien avec les
ancêtres est bien plus vivant que chez nous, c'est peut-être au moins aussi
vrai ici pour un auteur à travers ses livres… mais le respect de la nature et
sa préservation par les peuples à travers la force des mythologies ancestrales
transmises oralement depuis la nuit des temps est peut-être une de nos racines
communes que nous avons un peu trop reniée et oubliée ?
© Léonore Sabrier |
Première partie, Enfances et Arts