INTRANQUILISER LE MOT
Le Monde est intranquille par essence, le chaos règne et c'est l'ordre des choses. Les mots font partie des choses. Ils sont donc par essence « intranquilles ». Je me souviens que, petit, je pouvais lire un mot tout simple, « herbe » par exemple, et me demander ce qu'il désignait exactement. Comme si c'était un mystère sans cesse renouvelé. J'avoue que je pense encore de cette façon-là, je ressens les mots de cette façon-là. Mais c'est peut-être dû au fait que les mots sont instables dans leur sens... Nous savons tous qu'utiliser naïvement un mot peut entraîner un texte sur une pente incontrôlable. Et je ne parle pas des sens trompeurs à la manière des journalistes ou des mots dans la conversation courante. « J'ai soif », dit par un enfant de 6 ans et par une adulte de 50, ce n'est pas seulement qu'il désigne un désir différent, mais ce n'est plus le même mot. Il y a autant de mots qu'il y a d'êtres humains dans toutes les situations possibles. Le langage est vertigineux.
©Catherine Chardonnay |
Il était une fois une forêt, la forêt la plus profonde, la plus noire et la plus sinistre que le monde ait jamais connue. Personne n’osait la traverser pendant la nuit, et ceux qui voulaient la traverser pendant la journée se tenaient prudemment à sa lisière. On peut donc dire que jamais personne n’avait vraiment traversé cette forêt qui n’avait d’autre nom que La Forêt.
Un jour qu’il faisait beau, Zork se promenait aux abords de La Forêt. Il sifflotait gaiement quand, soudain, il sentit une délicieuse odeur de poisson grillé. Il en eut instantanément l’eau à la bouche. Zork était un crocodile et, comme tous les crocodiles, il raffolait du poisson grillé. Il fit un pas vers La Forêt mais il s’arrêta aussitôt, se rappelant les rumeurs inquiétantes sur le sort des imprudents. On ne les revoyait jamais, tout simplement.
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IL ÉTAIT UNE FOIS OU LE RÉCIT DANS LE RÉCIT OU LA FOIS DANS LA FOIS
D'abord, il est juste de rappeler que ce récit m'a été proposé. Mais judicieusement proposé. Pour répondre à cette question, je vais me permettre de copier le texte d'un poème que j'ai publié il y a maintenant plusieurs dans un recueil paru aux éditions du Seuil.
Il était une fois
Il était deux fois
Il était trois fois
Il était quatre fois
Il était cinq fois
Il était dix fois
Il était vingt fois
Il était cent fois
Il était mille fois
Il était dix mille fois
Il était cent mille fois
Il était un million de fois
Il était dix millions de fois
Il était cent millions de fois
Il était un milliard de fois
Il était dix milliards de fois
Il était cent milliards de fois
Il était mille milliards de fois
Il était cent mille milliards de fois
Il était un million de milliards de fois
Il était un milliard de milliards de fois
Il était un milliard
De milliards
De milliards
De milliards de fois
Quelqu'un qui regardait
Le soleil se coucher
Comme si c'était
La première fois.
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EN FANTASIA
Je crois que c'est le propre de l'être humain, mais qui est plus apparent chez l'enfant, de mélanger allègrement réel/imaginaire. On voit des gens très rationnels se mettre à prier, ce qui est quand même le sommet de l'imaginaire. Une parenthèse : en italien, l'imaginaire s'appelle « fantasia »... et je trouve tellement ce terme plus approprié à cet état particulier où l'esprit est soudain l'objet de la légèreté et de l'envol. Je ferme la parenthèse. Donc, je disais que le réel et l'imaginaire sont les deux cordes qui s'entrecroisent sans cesse dans l'esprit humain, et qu'il est impossible de faire autrement. On est au travail et soudain, un souvenir affleure, on conduit sa voiture et tout à coup on a l'impression que le décor s'enfuit plutôt qu'on ne le perce, etc. Chez les enfants, c'est encore plus flagrant... la pensée magique est maîtresse du temps et de l'espace. Tout est mouvant, tout obéit à des lois mystérieuses. Quand on devient grand, on appelle cela de la superstition.
Le petit garçon avait toujours un tas de choses à faire et à penser. Soit regarder longuement une ombre sur le mur de sa chambre, soit s’extasier devant une toile tissée délicatement par une araignée encore plus délicate, soit contempler dans le jardin la file interminable des fourmis qui transportaient des bouts de feuille ou un morceau de bois.
Mais parfois, très rarement il est vrai, il lui arrivait de s’ennuyer. Quand il s’ennuyait, il ouvrait sa boîte de crayons de couleur et dessinait sur une grande feuille de papier blanc ce qu’il aimait dessiner : un bonhomme tout tordu, un palmier, une île, une montagne de déchets au-dessus de laquelle volaient des oiseaux qui ressemblaient à des éléphants, un chien à trois pattes et une maison si biscornue que personne n’aurait pu habiter dedans (sauf le bonhomme tout tordu). La maison avait une cheminée qui fumait tout le temps, même en été.
Le petit garçon dessinait toujours les mêmes choses. Et ce jour-là, comme d’habitude, il dessina ce qu’il aimait dessiner.
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UNE AUTRE MANIÈRE DE PENSER OU SE RACONTER DES HISTOIRES
Il se fait que je réfléchis mes textes souvent comme ça. Et quand je dis réfléchir c'est vraiment dans le sens où je ne les pense pas. Je les conduis comme un cavalier dans la nuit (Zorroooo ! Zorroooo!) Pardon, une réminiscence. Je pars d'un désir, ça c'est très vrai, sans savoir où ce désir va me mener. Je dis toujours que mon cerveau est plus intelligent que moi, plus habile que moi, et qu'il sait où il va. Alors je le suis. Tout en le regardant faire et en lui suggérant parfois de prendre le sentier à droite ou la ruelle à gauche. On se réapproprie l'imaginaire qui a tendance à se flétrir sous les coups de boutoir du réel (qui n'est que la forme commune d'un imaginaire collectif). Je sens que je m'embarque dans une direction paranoïaque. Mais en même temps, j'ai toujours aimé les livres de Philip K. Dick, Pinocchio et L’Île au trésor (un grand livre rêvé).
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− Tu as crié « ouille » ?
Il y eut un silence, puis
une voix toute menue répondit :
− Oui, tu m’as fait mal.
Très mal. Je risquais de mourir si tu avais réussi à me tirer de derrière
l’évier.
− Mais qui es-tu ? Et
pourquoi tu risquais de mourir ?
− Je suis un bout de nuit
resté ici par distraction. Je me suis endormi. Je n’ai pas entendu les autres
partir avant le lever du jour. Et quand il a fait clair, je ne pouvais plus partir.
J’étais cloué ici en espérant que la lumière du jour n’entre pas dans la salle
de bains. À la lumière, je disparais.
LE BOUT DE TISSU
NOIR
Je
crois qu'il y a une chose que je peux sinon affirmer, du moins dire :
Notre vie ne nous appartient pas beaucoup dans les faits, la liberté que l'on
nous vante est une sorte d'illusion lénifiante... Le bout de tissu noir, je
suppose que c'est cette part d'opacité qu'il faut absolument préserver. Je ne
suis pas pour la transparence. Je suis pour que chacun garde sa petite forêt
intérieure intacte. La formule habituelle « jardin secret » semble
évoquer un catalogue de petits secrets bénins, moi, je parle des gouffres de
l'imaginaire, de cette forêt qui dort chez certains. Je voudrais que chacun en
soit conscient, qu'il l'utilise dans la vie quotidienne, celle qui a tendance à
nous rendre banals comme une pancarte routière. Parfois, je regarde des images
publicitaires, et je me dis : Ces gens qu'on voit sourire, qu'on voit
prendre des poses lascives, qu'on voit fermer les yeux à demi comme pour
vouloir suggérer je ne sais quels désirs, ces gens ne sont-ils vraiment que
cela ? Bien sûr que non. Sauf que c'est exactement ce qu'ils veulent
devenir : des silhouettes transparentes. Et c'est dommage.
©Catherine Chardonnay |
Première
partie : Un Petits Garçons