vendredi 11 mai 2018

Quand Pensez-vous ?
Seconde partie de la rencontre avec Gilles Barraqué autour de Vendredi ou les autres jours
© Hélène Rajcak


DÉSORDRE EN COMPAGNIE(S)
On pourrait lire dans ce petit livre un refus du monde, un rejet de l’autre… Nuance : ici, Robinson et Vendredi ne chassent pas l’autre en tant qu’autre. Ils ne rejettent pas le monde, mais un monde et ses vicissitudes. Ils font le choix d’une vie en marge, mais cette marge est perméable : elle fonctionne davantage en filtre qu’en digue – et une marge s’inscrit de fait dans une page, soit dans une aire commune.
Si on décline ce qu’ils rejettent, au gré des intrusions sur île : la barbarie (les cannibales) ; l’intolérance et l’endoctrinement (le missionnaire) ; le pouvoir de l’argent, l’enrichissement (le trésor du pirate) ; le grégarisme, voire le communautarisme (les lions de mer) – bien que ce soit ici plus diffus. Remarques : 1), ils le font sans violence, et le plus souvent par le jeu (pantomime pour les cannibales, détournement du trésor à des fins ludiques, Vendredi qui joue un air de flûte aux lions de mer) ; 2), parmi ces intrus, ils cooptent des partenaires, qu’ils incluent dans leur monde et ses règles (les pirates, acteurs d’un théâtre, et le capitane McClure à la dernière nouvelle – la chanson de marins qui suit n’étant qu’une saynète « bonus »).
Cette nouvelle finale agit justement en correctif relativement à l’idée de refus du monde, de rejet de l’autre. Les compères ont trouvé, avec ravissement, un autre compère. « Le monde n’est pas perdu », en conclut Robinson (donc, ils s’incluent dans le monde, et leur île/bulle est bien perméable). On notera que ledit compère est un militaire, représentant l’ordre établi, a priori peu susceptible d’entrer dans le jeu. S’il y avait une morale (parlons plutôt d’une lecture) : à chacun est laissé la liberté de choisir son rapport au monde, son ordre du monde. Ce choix n’est pas forcément exclusif ; on a aussi la latitude d’être paradoxal et d’évoluer d’un ordre à l’autre (comme McClure).


© Helène Rajcak


AU TEMPS DU ROMAN COMPOSÉ
À la nouvelle d’entame qui pose l’humeur, les personnages et le contexte, répond, en écho, la dernière nouvelle (mêmes circonstances de l’arrivée du bateau anglais). J’ai cherché là un effet de boucle ou de parenthèses.
J’ai aussi installé une stricte alternance des nouvelles sur un mode binaire dehors/dedans : une intrusion dans l’île / une problématique « domestique » (les petites ou grandes affaires de Robinson et Vendredi dans l’île). Ceci pour créer un mouvement interne (au livre) et rompre un éventuel confinement.
Autre aspect « technique » : à l’écriture, j’ai voulu produire un effet de friction entre le narratif et les dialogues, soit, par extension, entre le contexte au sens large et les personnages, qui sont un peu des entremetteurs vis-à-vis du lecteur. Le narratif est un rien classicisant (et distancié), pour s’accorder à la fois au contexte d’époque et à l’inscription littéraire. Les dialogues sont de tonalité familière, plus actuelle, directe, pour combattre la distanciation, le référencement du narratif, et toucher une audience d’aujourd’hui. Mon vœu est qu’au-delà de la légère exigence du texte, un jeune lecteur s’y retrouve, tant dans l’approche ludique que dans la définition des personnages et leur mode d’expression.
Quant au principe d’ensemble, il est aux fils tirés d’une nouvelle à l’autre, à un tissage aéré tout du long. Piocher un élément dans un épisode, l’intégrer un peu plus loin… Dans cette évolutivité, au coup par coup, et par compilation, il y a le bâti lointain d’une trame, l’esquisse d’un mouvement romanesque. Mais, recueil ou roman, la classification de genre n’a pour moi pas d’importance. J’espère seulement que le tout trouve sa cohérence formelle, et qu’il suscite un simple plaisir de lecture, au premier abord, sans qu’il soit nécessaire de décrypter les aspects souterrains, d’entrevoir les soubassements de construction.


© Helène Rajcak

LE GRAND VOYAGE
L’écriture a une vocation de transmission. Si on transmet quelques valeurs, intentionnellement ou non, ce n’est sûrement pas l’essentiel : un livre est avant tout une incitation au grand voyage de la lecture, tous azimuts, un renvoi aux autres livres. Nous, les auteurs, ne faisons que baliser un chemin à l’usage du lecteur promeneur. Quel que soit l’âge de celui-ci, au fond ; mais cette vocation de transmission prend évidemment plus de sens en « jeunesse ».
Sur cette notion de transmission, de lignage, deux mots-clefs : humilité et prétention.
L’humilité ? Celle d’admettre qu’en écrivant, on n’invente jamais rien, ou si peu. Après assimilation, on recompose, et on accommode à sa sauce ce que d’autres ont précédemment composé, recomposé et accommodé. On écrit toujours depuis d’autres livres, au sens temporel et à celui du lieu. Le lignage est seulement plus ou moins patent, perceptible… Pour prendre l’exemple de Robinson, appliqué à des œuvres célèbres : Johann David Wyss (auteur du Robinson suisse), Jules Verne (L’île mystérieuse), William Golding (Sa Majesté des mouches), H. G. Wells (L’île du docteur Moreau), Michael Morpurgo (Le royaume de Kensuké)Tournier ont écrit leur livre depuis celui de Defoe. Ils en apportent chacun une variation, une extension, à des degrés divers.
Quant à la prétention… Il en faut à un petit auteur français, dans sa marge de la littérature « jeunesse », pour décider de s’inscrire dans de tels lignages. « Voici quelle est ma variation de Pinocchio, de La disparition, des Exercices de style, de Robinson, etc. Qu’en pensez-vous ? ». Seules justifications : l’ingénuité, le bon plaisir à l’écriture, la foi dans les rêves et l’absorption dans leur accomplissement.


© Hélène Rajcak


Première partie, La règle du jeu