jeudi 4 juillet 2019


LA VAGUE À L’ÂME
Rencontre avec Frédéric Boudet
Propos recueillis par Chloé Mary

PREMIÈRE PARTIE : DEBOUT SUR CES FOUTUES VAGUES





Le toit de la maison de ses parents était couvert d’une mousse grise. Entre les branches de deux bouleaux, j’apercevais la cuisine où sa mère passait la plupart de son temps à préparer des plats que Jack et son père ingurgitaient sans échanger un mot. L’angle de vue était tel que je ne voyais en fait que l’évier et une porte de placard qui s’ouvrait et se refermait. À l’étage, le velux de la chambre de Jack était ouvert. Lorsque nous étions enfants, il grimpait sur le toit et m’adressait de grands signes. Je passais mon temps à rêvasser devant ma fenêtre en attendant qu’il se montre. À quinze ans, quand il est devenu un géant de deux mètres, il s’extirpait tant bien que mal de la fenêtre pour s’asseoir sur le toit et fumer un joint avant l’aube, après que nous étions rentrés de nos explorations dans les rues, à propager mes manifestes littéraires hallucinés. J’avais découvert le street art au collège, la démarche iconoclaste de Banksy et celle de Shepard Fairey, et je collais des autocollants un peu partout, diffusant compulsivement des messages obscurs tels que « Il est temps Karine de rosser la vertu », « Ton vécu est leur salle à manger, repeins-le ! ». Jack me suivait dans mes pérégrinations, collant de travers, mais toujours prêt à aller voir au bout de la prochaine rue si nous pouvions trouver le mur ou la vitrine parfait. Installés, lui sur son toit, moi sur le rebord de ma fenêtre, nous échangions des propos décousus par une sorte de télépathie dont nous gardions jalousement le secret. Nous fumions chacun de notre côté en tentant de deviner les pensées de l’autre. Il gagnait à chaque fois ou presque.

OUVRIR LE TIROIR
Surf a connu une longue genèse. Je crois qu’on s’échine sur le clavier des heures, des jours, des années durant pour ne faire que chercher, fouiller, ramener à la lumière les mêmes choses, dire les mêmes obsessions (et peut-être donner à entendre, avec un peu de chance, quelque chose qui fasse sens). J’avais donc pour projet, après avoir publié un recueil de nouvelles, de donner plus d’ampleur à l’un des textes, No fear, où un père disparu ne laisse que peu de choix à son fils abandonné : manque, compulsion nostalgique, désespoir rampant, absence de cap, au sens où les marins l’entendent, étaient déjà le ferment du récit. L’image, car il y en a une, c’était ce type qui, adolescent, ivre mort, en fugue sur une petite île écossaise perdue, suppliait le répondeur de son père, enfui depuis des années à l’autre bout de la terre, de lui répondre, d’enfin lui parler.
C’était un roman destiné aux adultes. Le texte s’appelait Petit garçon. Brest, l’océan, les réserves indiennes, tous les éléments étaient déjà présents. Un texte très sombre, où peu de la lumière qui joue sur les vagues perçait. Pour maintes raisons, il est resté en jachère des années, dans un état oscillant entre l’aboutissement et l’inachèvement qui, sourdement, me murmurait : « Tu ne pourras pas m’oublier dans un tiroir, passer à autre chose – tu me reviendras ».
J’y suis donc, évidemment, revenu, une première fois, trois ans plus tard, contraint presque malgré moi à voir ce qui se jouait là. Beaucoup de choses ont changé, en premier lieu les personnages, les deux amis d’enfance sont devenus deux frères, la disparition du père « disparaissait », si j’ose dire, du récit, puis revenait, inexorablement. Le texte avait pris pour titre l’Art de la défaite, c’était toujours très sombre. Trop sans doute.
La métaphore du Surf et le titre sont nés quand, presque cinq ans après, l’idée, très simple, m’est venue d’aller voir plus précisément ce que mes personnages, grands blessés approchant de la quarantaine, avaient pu être, faire, penser, espérer à l’âge de dix-neuf ans. Quand, malgré les douleurs que parfois la vie inflige, la vie bouillonne dans les veines, quand la certitude d’être immortel (cela peut être une malédiction, aussi) et le désir de posséder le monde, à sa façon, sont encore là, bruts, impérieux. Il ne s’agissait plus de comprendre et de décrire comment, adulte fatigué, on se prépare à se laisser couler, au sens de sombrer, définitivement. Mais bien comment, adolescent, on essaie de se tenir debout sur ces « foutues vagues » comme dit Jack. Comment on refuse d’être maltraité par le destin. Comment même l’idée du destin, d’un passé qui conditionne votre existence, d’un présent comme un fruit à moitié pourri dans vos mains, d’un futur qui ricane en vous échappant, sont des idées que vous réfutez à dix-neuf ans, que vous voulez balancer à la mer, à coups de pied et de poings s’il le faut.

Ce qui compte n’est pas de parvenir à surfer sur ces foutues planches, mais de déchiffrer ce qu’elles nous donnent à voir : des silhouettes dressées sur un morceau de carton, tentant de retenir l’eau qui fuit sous leurs pieds mais qui, découvrant soudain l’abîme, battent furieusement des bras et des oreilles pour se réveiller. Tu veux connaître la vérité ? Ces types n’oseront jamais aller jusqu’au bout du rêve — ce sont des canards qui ignorent qu’ils sont des anges.

SE TENIR DEBOUT, EN PLEIN DANS LE DESTIN TEXTUEL
Il y a certainement dans ce texte l’idée que malgré la difficulté de vivre, la douleur, les doutes, les peurs, il faut y croire, il faut tenir, ça n’est pas l’ombre ou le désespoir qui mènent la danse, mais la lumière, si on le veut – et il faut le vouloir.
Adam et Jack ont dix-neuf ans, c’est l’âge des dangers et des possibles : l’enfance nous a quittés, un océan de désirs nous tend ses vagues, mais on se sent autant chétifs et apeurés que magnifiques et grands. Adam et Jack savent ce qu’ils ont déjà perdu, mais ils ont l’intuition de ce qu’ils peuvent gagner. Ils sentent que tout est à faire, que derrière la glu des jours et des doutes, les ravines et les sentiers sans issue du passé qu’il faut abandonner, coûte que coûte (c’est là l’épreuve donnée à Adam par le récit de sa vie), mais sans tout briser (c’est là l’épreuve de Jack), il y a un monde immense. Tout ne sera pas possible, mais se résigner, lâcher, renoncer, serait la pire des choses, la moins excitante, la moins littéraire. On ne peut pas voler des tonnes de livres chaque mois dans la librairie de sa ville natale et se contenter d’une vie atone et rancie !
C’est intéressant que vous parliez du destin, cette notion si chère aux Grecs. Il est probable que ce texte, comme beaucoup de choses que j’écris je crois, se soit déployé (sans que j’en sois très conscient) dans les lumières méditerranéennes et universelles de l’Odyssée, dont l’intime sujet n’est jamais tout à fait là où le croit. C’est l’apanage des très grands textes, chacun peut y voir l’entièreté de ses obsessions et de ses quêtes.
Pour moi, ce texte est le récit d’une disparition, et d’une quête. Échappée du père, et « en-quête » du fils. Ces deux-là sont liés. Ils sont les deux faces d’une même interrogation, d’un même impératif de parvenir à se saisir de soi, et des choses, pour être vraiment, c’est-à-dire être au monde, dans le monde.
On a donc Ulysse, un homme disparu qui cherche désespérément qui il est, et dont je suis convaincu que son désir de « rentrer à Ithaque » n’en est pas tout à fait un, il est une métaphore de la quête de soi qui l’anime, qui nécessite de partir, de fuir, de ne pas parvenir à revenir. Cette longue dérive (après ce combat sans fin devant les murs de Troie), c’est la description magnifique des vingt et quelques années qui occupent un homme quand il quitte les rivages de l’enfance et de l’adolescence, et qui doit en quelque sorte dévorer et être dévoré par le monde avant que d’aborder l’âge mûr (préfiguration de la pente qui s’incline, ou de la vague qui glisse, vers l’ultime métamorphose). Mais, bien sûr, ça n’est pas si simple : l’Odyssée est le récit de l’homme tiraillé, meurtri, indécis, fragile, pris entre son envie d’explorer le monde, de le posséder, de s’y perdre à l’infini - c’est une quête d’extase et de connaissance, c’est une ascèse érotique, c’est la flèche brute de la vie qui cherche sa cible - et son désir de rentrer à la maison, de faire souche, de tisser à son tour le cocon de la famille, de s’étendre à nouveau aux pieds des arbres qui l’ont vu grandir – c’est là que naît le désir de la paternité, de la transmission.
C’est cette tension insoluble qui fait fuir le père d’Adam, mais, lui aussi, revenir toujours. Par les lettres qu’il écrit, et qui finissent par arriver, par « revenir » vers Adam, comme Ulysse a fini par le faire lui aussi. Car s’il a à la fois les traits du « salaud », du type qui se fout de tout sauf de lui-même (Ulysse lui non plus n’a pas que des vertus…), son père lui a également donné et montré ce qui compte le plus, l’intuition et le désir de la trajectoire à construire. Le récit à reconnaître, et à vivre. C’est ce que comprend Adam quand il dit « J’ai toujours espéré une chose : que tu reviennes pour me montrer le chemin. Je sais aujourd’hui que tu l’as fait. Tu m’as pris dans tes bras tant et tant de fois pour me montrer le chemin, avant de partir, je sais maintenant que tu l’as fait ». Adam, Télémaque de la presqu’île de Crozon, à son tour peut vivre, dès lors que l’alchimie de la disparition opère et dévoile ce qu’elle permet symboliquement : la transmission, l’effacement pour laisser la place, dévoiler ce qui se déploie là. Récit du père, et du fils donc (reste à se poser la question de la mère bien sûr…). Surf, au fond, c’est un peu un remake de la Télémachie de l’Odyssée, ces quatre premiers chants qui entament le récit et narrent les voyages de Télémaque parti à la recherche de son père, pour savoir s’il est vraiment mort, oui ou non. Et si oui (et manifestement, la lettre reçue par Adam le confirme), s’il peut survivre à ça, et surtout, comment il peut vivre avec ça. La réponse (que contiennent en creux les vers d’Homère), c’est cette transmission qu’Ulysse fait à son fils, cette même transmission que le père d’Adam lui fait, transmission du défi et du désir de vivre pleinement, d’oser vivre pleinement, sinon quoi ? Mais mieux vaut ne pas me lancer sur le sujet de l’Odyssée, je risque sinon de ne pas pouvoir achever de répondre à votre question avant des nuits et des jours, ce texte est un peu ma bible personnelle !
Quant à l’écriture, c’est un récit dans le récit, ou plutôt c’est le récit du récit. Donc oui, c’est une exploration, un élancement, et une déroute parfois, un long processus qui n’en finit pas d’avorter, et de naître. On y rencontre, on y combat, on y féconde autant de nymphes que de démons, on y aborde sur des rivages magiques autant qu’on y saborde navires et illusions, et on y apprend surtout à faire corps avec le corps fou des vagues. Et parfois, dans une crique où le bruit et la fureur suspendent leur concert, on y entend un ou deux souffles qui font comme un bourdonnement, un murmure : c’est le début d’un chant, et peut-être qu’on tient enfin le commencement d’un livre. Puis on le perd. Alors on recommence. Surf sans fin…

J’étais là depuis des heures. Toute la nuit à observer les allées et venues des vacanciers, le pas lent des routiers. À guetter que quelque chose se passe. À boire du thé glacé. Je n’avais pas eu envie d’aller plus loin. La télé diffusait les infos en boucle, son éteint. Le serveur de nuit avait fini par me trouver bizarre, il m’avait bombardé de questions : pourquoi tu ne cherches pas une voiture, tu vas où, tu vas jusqu’à Brest, tu devrais faire du stop, ne reste pas là tout seul, tu me fiches le cafard.
Puis il m’avait foutu la paix. Il m’avait apporté un sandwich et une carafe d’eau, m’enjoignant d’un geste à garder les quelques euros qui me restaient. C’est glauque ici, non ? Tu ne devrais pas passer ta nuit à broyer du noir sur des aires d’autoroute. Je bosse ici tous les jours mais elles me foutent le moral à zéro. Tous ces parkings et ces pompes à essence identiques. Les boutiques, les cafétérias, jusqu’aux parterres de fleurs qui se ressemblent tous, partout du nord au sud. Et les tables et les plateaux-repas en plastique, les sandwichs et les gobelets en plastique, les toilettes les machines à cafés les lumières même sont en plastique, tu ne trouves pas que tout est en plastique, ici ? il m’avait demandé en ouvrant grand les bras. J’avais regardé, n’osant pas lui dire que si, je trouvais que tout avait l’air en plastique. Et que c’était justement ça qui me plaisait.

GUETTER AVANT LA BASCULE DANS LA GRANDE INCONNUE
Il y a un très grand auteur qui a saisi, et de quelle façon, ce moment de « contemplation abattue et désirante » qu’est l’adolescence parfois, c’est Salinger. J’ai relu, encore très récemment, L’attrape-cœurs, et le moins qu’on puisse dire est que Holden traine dans un New York littéraire, presque aussi morne et banal que Brest peut l’être pour Adam, cette morgue dépressive, à contre-rythme et en même temps sublime, d’un cœur tout empli de frais, de mauvaise humeur et de doutes, un cœur épris si puissamment et si maladroitement du monde. À cet âge sublime où tout se joue, mais où on ne sait encore rien (donc on peut tout), on ne saisit pas encore comment on peut l’entreprendre, ce monde (au sens où on « entreprend » une femme dans une soirée, mais voilà un terme bien vieilli !).
Donc oui, tout est mouvement, et bascule, trajectoire. Même si parfois, juste avant le mouvement, il y a un arrêt, un suspens, et ce balancement sur soi-même du « j’y vais, j’y vais pas », certains diraient « autisme », j’appelle ça « nécessité de la transe ». C’est ce qu’on entend au début du récit, cette hésitation d’Adam, à accepter enfin de jouer avec de nouvelles cartes, pas avec le vieux jeu tout racorni qui a été le sien durant l’enfance et l’adolescence, jouer avec le vrai jeu de la vie adulte maintenant. Et mieux vaut y aller un bon coup, au risque sinon de n’avoir que des rêves et des jours tout petits, une vie faite de bouts de gazon proprets et insipides. Ça donne envie, ça donne même très envie, mais la peur fait parfois croire qu’on va se planter, ou qu’on est déjà condamné à du pas grand-chose, à de l’échec même pas sublime. C’est ce que Jack tente d’enseigner à Adam, écouter ce qui vrombit sous la planche, qui les aspire, qui les charme, pour qu’il ose, pour eux deux. Mais il faut lâcher les conditionnements inutiles, les cadenas posés sur le désir, sur la pulsion de vie sourde qui veut jaillir fort en eux. Dans ce mouvement, dans cette trajectoire qui sera aléatoire, il y a aura des vaguelettes, des calmes plats, des déferlantes et des rugissants, mais tout est mieux que la mort clinique qui semble guetter Adam au début du récit, ou la démence clinique qui tente d’emprisonner Jack.
L’autre raison qui explique cette hésitation, cet élan contrarié, suspendu, c’est, je crois, la quête d’Adam. Depuis des années en effet il attend que « quelque chose se passe », il attend le retour de son père. C’est donc tout l’opposé d’une quête, c’est la passivité totale, c’est la mort ou presque. Sans doute parce qu’il est convaincu qu’il a été « abandonné », ce qui n’est pas faux, mais tant qu’il se dit ça, il est presque un mort-vivant, comme sa mère. Et au début du récit, soudain, quelque chose survient : son père meurt, il est mort, il ne reviendra pas. Mais, quelque chose perturbe cette annonce cruelle : les lettres. Je crois qu’elles disent exactement le contraire, non pas l’abandon, la perte, le néant, mais l’amour, le lien exprimé, vécu d’une façon que l’on peut juger bien égoïste, bien peu responsable, certes, mais Adam, lui, en saisit l’essence profonde. C’est la révélation de l’existence de ces lettres qui va lui permettre de grandir. Comme Ulysse, son père, par ses lettres, est « revenu », il délivre son message, elles déclenchent un mouvement, lent, une bascule définitive vers le monde. C’est sans doute pour ça qu’il a tant de mal à en parler à sa mère, il doit comprendre profondément ce qui se joue là, avant même de lire toutes les lettres. Adam a compris que la transmission a eu lieu, il comprend, encore très confusément, ce que son père lui a donné, montré. Et, en quelque sorte, il n’a plus besoin de lui, il va enfin pouvoir vivre sa propre vie.


Bientôt, avec Jack ils s’échapperont la nuit, pour couvrir les murs de phrases sibyllines. La vie les attend, dehors. Malgré la peine, malgré l’ennui. Parce que la peine, parce que l’ennui. Jack clame qu’ils doivent se jeter la tête la première dans le corps palpitant des choses, que c’est la seule façon d’échapper à l’idée que l’existence est un sac à merde. Pour Adam, c’est la seule issue à la peur qui guette au fond, à la panique du chemin qui n’existe pas, à la route qui ne mène nulle part. Ne pas rester figé sur un banc de pierre, seul, pour l’éternité.


Suite de l’entretien, deuxième partie : Comme des frères