jeudi 18 juillet 2019

LA VAGUE À L’ÂME
Rencontre avec Frédéric Boudet
Propos recueillis par Chloé Mary

troisIÈME PARTIE : musiques, images et obsessions, les nourritures de surf




Inspirations et influences, hier, aujourd’hui et demain

La musique rock de Courtney Barnett
Jeune punk australienne, qui ravive les déflagrations des Neil Young, Sonic Youth, Sebadoh, qui désagrégèrent mes neurones à l’adolescence. Véritable bande-annonce de l’écriture de Surf, musique écoutée en boucle, pendant plusieurs mois, maniaque, pour activer la transe (et échapper à l’angoisse, pas toujours sacrée) aidé de force encens, tasses de thé et bouteilles d’eau (Miller disait « les hommes qui pissent beaucoup, pensent beaucoup », je ne sais pas, mais ceux qui boivent beaucoup écrivent et pissent beaucoup, oui) pour creuser dans les galeries, et ressortir à la lumière.
My Beautiful Boy de Felix Van Groeningen
Film sorti récemment, histoire de père de fils, de drogue, mais surtout de lien, de ce lien qui était là, l’était-il ?, et qui disparait, détruit, transformé par la nécessité, la difficulté, la douleur parfois de devenir soi, et qui peut réapparaître, autre, transformé – est-ce l’histoire de l’amour ? C’est quoi ce cœur énorme, mille fois plus grand que nous, qui pousse à l’intérieur, qui déborde, qui s’échappe, qui nous fout par terre, qui nous relève ?
La musique de Brian Wilson (Beach Boys) dans Pet Sounds
Son album immense, et le film Love and Mercy sur la période de sa vie où on le voit créer Pet Sounds, mais aussi des années plus tard, en totale perdition. C’est à a fois Adam qui réussit le saut créatif, vers l’âge adulte, et Jack à deux doigts de s’effondrer. Au cœur du scénario, peut-être de la réalité, une rencontre amoureuse, qui bouscule, qui sauve même peut-être.
Le morceau House of The Rising Sun des Animals
Qui a accompagné les diverses versions du roman, morceau qu’écoute le fils dans la nouvelle No Fear (sur un vieux magnétophone, machine littéraire pendant d’une machine réelle), morceau dans lequel la montée déchirante et l’explosion de douleur jouées par l’orgue sont, aussi, la racine de cette histoire, la « madeleine » qui fait jaillir le manque du père chez le fils dans No Fear (et fait jaillir je ne sais quoi chez l’auteur).

Tableau de travail : premières recherches

« Je tapais lentement. Fort. Arrachant des plaintes grinçantes à la vieille machine. Je couvrais de haïkus absurdes des feuilles et des feuilles d’étiquettes autocollantes. »





« J’ai garé la voiture sur le quai du port de Roscanvel. La cale descendant vers la mer était découverte, l’eau commençait à monter, la lumière du soir donnait aux remous qui léchaient la pierre une couleur dorée. »

Route Ciel – Territoire navajo


« Il passait des heures à enregistrer des compositions bruitistes sur un vieux magnétophone à quatre pistes qu’il tenait d’un oncle. »


Lieux et thÈmes : Petit prÉcis de l’infini

Brest 
C’est le bout du monde, l’ouest, juste avant le « gouffre » de l’Atlantique, mais aussi et surtout l’appel de l’Atlantique, c’est le voyage vers l’ailleurs, l’Amérique.
Mais c’est aussi la Bretagne, plus ou moins ma terre natale, celle de ma mère, terres et souvenirs de vacances, enfant, dans de petites bicoques bretonnes, près des plages, et adolescent, où j’y ai vécu des expériences marquantes, fondatrices, et où j’ai passé quelques semaines lorsque, devenu père, mes enfants sont nés (c’est là-bas, dans la presqu’île de Crozon, en 2006, lors de vacances à Roscanvel que l’idée de Brest et de Petit garçon ont cristallisé – à partir de la nouvelle No fear d’Invisibles).
C’est une ville qui fut un peu perdue sur la carte, un peu loin de tout, ravagée par les avions, les bombes, mais qui émerge toujours de la brume, échappe aux nuées, à la pauvreté, au climat, à la pluie, exhibant, modeste toujours, ses grues, ses bateaux militaires, sa lande râpée, mais fière de ses tempêtes, de ses vagues, de ses sous-marins qui croisent dans tous les océans du monde, de ses marins enfin qui hantent et font la ville depuis toujours. Marins hier, surfers aujourd’hui.
Mais ça n’est pas une ville « réelle », dans le livre, elle l’est sans l’être, je ne la connais et ne l’ai arpentée, plusieurs fois, encore cet hiver, que pour capter quelque chose, pour nourrir Petit Garçon/Surf, je ne voulais pas la connaître trop, elle devait rester insaisissable, un rêve, pour ne pas se faire avaler par le réalisme (qui n’est pas un ennemi esthétique personnel, mais dont je me méfie un peu, ne sachant pas toujours bien quoi en faire). Ce qui fait son intérêt immense bien sûr, c’est tout cet océan, et toute cette rade. C’est bleu, c’est sombre, c’est couvert, et puis soudain il y a le soleil. Mais c’est le ciel qui décide, lumière ou plafond gris, immense, écrasant.
Et c’est un miroir de Big Sur, océan, falaises, bout du monde.

Big Sur
C’est un voyage personnel, il y a si longtemps, les séquoias immenses, les plages désertes, le Pacifique, l’autre côté de la terre, les rivières sous le couvert des arbres à l’écorce filandreuse rouge, les maisons des ex-hippies devenus riches et invisibles, et celle d’Henry Miller, devenu petit musée, le « Colosse de Big Sur » réfugié là, loin du cauchemar climatisé. Il est l’une de mes déflagrations littéraires majeures au lycée. Il y a de ce géant lyrique qu’est Miller en Jack. Adam est plus un Steinbeck, un Faulkner peut-être (quand Jack est un Hemingway).

Territoire navajo et Flagstaff
Encore un voyage, le même, renouvelé : Kayenta, Canyon de Chelly, Flagstaff. Mais avant le réel des paysages et des routes, des montagnes sacrées navajos et des mesas hopis, des Indiens navajos au volant de leur pick-up, des motels poussiéreux et des longs trains de marchandises qui geignent la nuit dans Flagstaff, il y avait les westerns, les livres de Tony Hillerman, les albums de Blueberry. Et une passion pour les nations indiennes, l’ethnologie, le shamanisme, la spiritualité, la quête de l’invisible.

Le surf
C’est cette danse sacrée qui est tout sauf triviale, qui fascine, au-delà (mais aussi grâce) de la mythologie Pacifique/Californie/années 60.
C’est la quête d’équilibre parfait, entre mer, ciel et terre, tout ça sur un bout de bois improbable – et pourtant ça glisse, jusqu’à l’infini. C’est la métaphore parfaite de la quête, et d’une pratique, de la révélation possible (quête de l’illumination disent les bouddhistes), de la poursuite de l’être (s’il veut bien exister) dans l’agir, l’incarnation (Jack dirait sans doute, à raison, que c’est aussi une pratique sacrée de désincarnation, une acceptation totale de l’impermanence de ce qui est manifesté).

La musique concrète
C’est une découverte, adolescent, et une pratique, quelque temps, de captation, de distorsion, de collage des sons, des bruits, des expériences, magnétophone à la main, et de destruction des conventions et des vieilles règles. C’est la quête d’un idéal de création délivré de l’ancien et du sacré, quoi de plus sacré que la musique ?, mais pour voir s’il n’y aurait pas une esthétique par là aussi, une beauté, un sacré donc. Le « bruitisme », une certaine noise music, issue également de racines punks, était la voie suivie, plus que les expérimentations plus savantes de Pierre Henry.
Pour Jack, et Aeka, ce sont des expériences poétiques brutes, des créations vitales, moins qu’une rage, c’est la quête de l’envers des choses qui les guident.

« Il faut détruire la musique. Elle ne correspond à rien pour nous dans la mesure où elle doit être HARMONIE DES SPHERES. Dans la mesure où le sacré s’est transporté de l’Absolu jusque dans la vie elle-même, la musique doit se transporter de la sphère de l’art (musicalement parlant) dans le domaine de l’angoisse sacrée. Si les conventions musicales, l’harmonie, la composition, les règles, les nombres le côté mathématique et les formes avaient un sens par rapport à un Absolu, aujourd’hui la musique ne peut en avoir que par rapport aux cris, au rire, au sexe et à la mort. Tout ce qui nous met en communication avec le cosmique, c’est-à-dire avec la matière vivante des mondes en feu. Il faut prendre immédiatement une direction qui mène à l’organique pur. À ce point de vue, la musique a été beaucoup moins loin que la poésie ou la peinture. Elle n’a pas osé encore se détruire elle-même pour vivre. Pour vivre plus fort comme le fait tout phénomène vraiment vivant. » (Pierre Henry)

Le street art
Là, c’est plus personnel encore, puisque l’idée m’est venue en voyant mon fils de douze ans s’adonner à cette pratique, utilisant la vieille machine à écrire que je lui avais offerte (à sa demande), pour imaginer des textes et les taper sur des étiquettes adhésives collées ensuite dans les rues.

L’Odyssée
C’est l’inspiration première, un peu consciente, très inconsciente, car elle me « modèle, m’irrigue de l’intérieur », plus que je ne souhaite en faire un savoir conscient, savant. C’est un mythe, un chant, ça œuvre en nous, en moi.