jeudi 11 juillet 2019

LA VAGUE À L’ÂME
Rencontre avec Frédéric Boudet
Propos recueillis par Chloé Mary

DEUXIÈME PARTIE : COMME DES FRÈRES





Arrête de te faire croire que tu ne sais pas où tu en es. Tu es paumé parce que tu as laissé ta mère te fabriquer un petit enfer de grâce et d’oubli. Brûle tes foutues boîtes. Moi je vais attendre ici que l’on vienne me chercher, « C’est l’heure de la cantine, monsieur Jack », et je mettrai mon doigt dans le cul de ces infirmiers qui ont tant de poils sur les bras que ça me donne envie de les mordre jusqu’au sang, de leur arracher leur peau de lapin pour dégager l’homme qui est là-dessous – c’est un enfant qui pleure, oui, je sais Adam. Alors prends ton enfant qui pleure sous le bras et tire-toi d’ici tant qu’il est encore temps. Va embrasser ton père sur le front une dernière fois, si ça doit t’aider à trouver l’illumination. Tu sais quoi, Adam, tu fais chier à copier la geste de ma déroute, elle m’appartient, je t’aime, alors tu fais chier.

CHEMINS DE VIE AU BOUT DE LA DÉFERLANTE
C’est encore une histoire d’Odyssée, celle de Télémaque qui doit devenir le « héros de son propre film », reste donc à l’inventer, à inventer sa vie, son Odyssée (dont la racine, qji est celle du prénom Ulysse, peut s’entendre comme « douleur » en grec, fascinant n’est-ce pas ?) et il est trop facile de croire qu’elle est déjà écrite, « il faut écrire sa putain de vie ! » dirait Jack.
C’est en substance ce que leur enseignent sans le savoir « les mecs sur leur planche ». Le charabia de Jack, qui est tout sauf un délire verbal, qui semble dire tout et son contraire (seule son aversion pour les surfers paraît inaltérable, parce qu’ils sont le mur contre lequel il bute), révèle en fait en Jack ce génie intuitif, à qui comme souvent chez les êtres d’exceptions il manque la « méthode » pour réussir à vivre vraiment la vie, dont il pressent qu’elle existe là, quelque part, tout près. Il cherche comment la saisir, et la langue pour le dire. Cette langue, magique, qui fait qu’au moment où on dit le monde, on le comprend – et on s’en saisit donc, on y agit, on y règne enfin. C’est une quête philosophie, spirituelle, pas morale (Jack se fout des impératifs de vérité, seul l’éblouissement compte). Les surfers semblent détenir un semblant de réponse, ils sont « une image qui dit quelque chose », ils sont une révélation. Jack la perçoit, mais pas totalement, il manque le dernier virage, la dernière vague, il a le mot ultime collé sur le bout de sa langue. C’est ce qui le précipite, ce défaut de langage, ce « hoquet », dans les arcanes brumeux des hôpitaux et des maisons de santé mentale, où il n’a pourtant rien à faire.
Adam, quant à lui, coud inlassablement les mots les uns aux autres, puis les colle sur les murs, comme on crache par terre sans trop savoir pourquoi. Ce qui lui fait défaut, c’est le courage de ne pas faire que coudre et postillonner des mots, mais devenir ses propres mots, il faut qu’il devienne le citron qui nage jusqu’à l’océan Indien – voilà ce que Jack veut qu’il comprenne enfin, pour eux deux, car Jack semble penser qu’Adam réussira là où lui va échouer. Mais je ne crois pas du tout que Jack veuille être maître en l’art de la défaite, non, c’est tout le contraire, Jack veut le triomphe, il veut être Ulysse (pas Achille, qui en boudant, meurt de colère et d’humeur noire). Mais il pressent qu’il va échouer, que quelque chose fait qu’il échoue déjà. Il pressent que sa lignée est de celle qui meurt sous les murailles de Troie, quand d’autres, plus malins, plus rusés, plus libres peut-être, peuvent triompher, quitte à errer dix ans ensuite avant de rentrer s’emmerder à la maison. Jack échoue-t-il d’ailleurs ? Pas certain… Il est peut-être ce Mentor/Athéna qui guide Adam, et non un simple mortel.
Quant à l’enfant qui pleure, c’est celui qui est au plus proche de la vague, il en est à peine sorti, il faut l’écouter, pour ça, c’est le premier conteur. Il faut l’écouter, le vénérer, et le combler, mais aussi le dépasser, car il a une tendance maladive à vouloir revenir en arrière, et on ne le peut pas, il faut avancer avec la vague, aller au bout de la déferlante. C’est ce que tente Jack, mais il se perd, ses hautes fréquences ont englouti son enfant qui pleure, il est lourd et gonflé de ses trop-pleins de fulgurances, de visions, il ne parvient pas à surfer, à moins que…

L’OMBRE FAMILIÈRE DE JUMEAU SEUL
Quelle drôle et énigmatique chose que ce Jumeau Seul… Il y a là matière à parler peu, mais à écrire beaucoup peut-être, je suis sur le sujet, ces temps-ci, de quoi cela voudra bien accoucher, l’avenir le dira…
Jack et Adam sont comme des frères, ils sont frères comme le sont Tom Sawyer et Huckleberry Finn, une fraternité qui et celle des corps jeunes, vigoureux mais épuisés qui se reposent, offerts tout entier au murmure de la rivière, à l’ombre des arbres de la forêt, après qu’on a franchi montagnes et précipices, qu’on s’est battu avec les loups, qu’on a boxé avec les fantômes et qu’on leur a goulûment botté le cul. Pourtant, comme chez Mark Twain, on sent qu’une séparation est à l’œuvre. Et si elle est douloureuse, ils ne vont pas contre ce qu’ils pressentent comme étant le cours naturel des choses. Le monde entier est là, devant eux, et il est plus vaste que la famille, que la fratrie, que l’amitié elle-même peut-être. Mais ces destins qui poussent l’un ici, l’autre là, n’empêchent pas d’être liés pour toujours, et de prendre soin, en effet. De l’autre, des autres, à défaut d’être parfois capable de le faire de soi-même. Adam est à l’écoute, il s’imprègne, il ne force pas, il est doux, il est plus Tom que Huckleberry, il ne contraint jamais sa mère à avouer ce qu’elle ne peut même pas s’avouer elle-même. Il ne croit pas en la vertu de la colère, du ressentiment, peut-être à tort parfois, car il faut savoir aussi hurler au visage de ces foutus tourments pour qu’ils prennent peur et vous quittent. Mais Jack est là qui veille, car il n’est pas en reste en matière de soins. Bien sûr sa méthode tient plus du coup de poing et de la vocifération, mais il accueille les angoisses et les questions d’Adam, il l’aide à faire le tri, à avancer. Quant au « grand soir », il est évident que pour ces deux-là, il ne peut arriver qu’à l’aube, quand la lumière reprend possession du monde, chasse la magie par trop noire des nuits.

Jack sourit, allume un mégot trempé, il fait rouler la pierre de son briquet sous son pouce, le crissement taille un chemin de sable dans ses os, sa mâchoire crispée, son crâne entrouvert à l’écho muet de la nuit. S’il avait un frère, il s’appellerait Adam.
Si j’avais un frère, il s’appellerait comme toi, pauvre type.
Adam ouvre sa fenêtre, la silhouette de Jack tassée là-bas sur le toit de sa maison, des lueurs blêmes, belles, tout autour de lui la ville comme une couronne.
Si j’avais une sœur, elle s’appellerait Jack.
Petit malin, ça fait combien de temps qu’on se connaît tous les deux ?
Tu es né juste une minute avant moi, c’est ce que je l’ai lu l’autre jour dans le marc de café, ça fait presque quinze années que je dois supporter ton supposé droit d’aînesse.
Il entend le rire de Jack, il fixe le point incandescent derrière lequel il devine ses lèvres charnues, les deux hublots aveugles de ses lunettes de soleil, trous noirs où la matière disparaît.
Si tu osais plonger ta main dans les vortex qui me tiennent lieu d’yeux, tu palperais le cul trempé du bon Dieu !
On entend une sirène au loin, un navire de guerre, puis le feulement sépulcral d’un énorme animal enfoui dans la vase, il y cherche la trace des siens perdus depuis des millions d’années ; là-bas, juste à la jonction des eaux noires de la rade et de l’océan, le corps blotti contre l’écume d’un oiseau de mer, virgule blanche, indécise, morceau d’étoffe qui, peut-être, leur dévoile quelque chose. Enfin, ils dorment. Muscles déliés, voix au repos. Une lumière tendre, tissée de leurs respirations mêlées, luit aux fenêtres de leur chambre, juste avant l’aube.

JACK GÉANT BALANCIER
Jack, « géant balancier » ? Oui, c’est une image très juste, je crois, et ce malgré le chaos et le déséquilibre qui, en apparence, semblent être sa nature même. Jack est trop grand, trop gros, trop immense pour n’être qu’un simple mortel, un simple personnage. Il n’occupe pas l’espace, il est l’espace, il est le monde rentré de force dans une carcasse, certes de deux mètres et de cent kilos, mais pour qui le jeu de l’incarnation ne fonctionne pas totalement, les êtres comme lui s’y sentent à l’étroit, ça craque de toute part.
Jack, à vrai dire, nous échappe, il m’échappe, c’est vrai de tous les personnages, mais là c’est au centuple, Jack est bien plus grand que moi et que mes désirs d’écriture ! Je crois qu’il est certainement l’une de ces divinités grecques, en visite à Brest, il est Athéna prenant les traits de Mentor pour guider le jeune Télémaque/Adam. Mais il est également Krishna qui, dans la Bhagavad-Gita, la partie centrale du Mahabharata, enseigne en pleine bataille à Arjuna, le héros guerrier pris de doutes, la haute sagesse de la vie. Il est Ganesh, le dieu éléphant hindou puissant et colérique patron des écrivains et des artistes. Et il est Poséidon, bien sûr, dieu des mers et des océans, et « ébranleur de la terre » (c’est sans doute pour ça qu’il dit beaucoup de mal du père d’Adam, Poséidon voulait la perte d’Ulysse, qui avait crevé l’œil de son Cyclope de fils, Polyphème, qui en grec veut dire « bavard, qui parle beaucoup », un digne fils de Jack donc !). Peut-être, au final, est-il ce dieu inconnu, qui n’a de nom que celui qu’il veut bien se donner, et qui se consume pour donner à Adam la force de trouver en lui la possibilité de vivre, de créer, de chanter, de façonner quelque chose plutôt que rien. Ce qui étonnant quand vous écrivez, c’est à quel point les choses ne vous appartiennent pas. Les prénoms de Jack se sont imposés à moi. Et quand j’en ai cherché les origines, ce que j’ai trouvé m’a saisi, tant ça faisait sens. L’origine hébraïque du prénom Nathan est le mot « cadeau », et celle de Jack, « celui que Dieu favorise », ça va bien à Jack, n’est-ce pas ? Quant à Jacques, cela vient de « talon » (Achille encore…), ou « remplacement »  je reconnais là le don pour le symbole, et la facétie philosophique, de Jack. Ce qui est certain, c’est que cet adorateur du dieu Rayban est tout sauf une « victime », il déteste ce mot bien sûr. Il se laisse aller parfois, peu, à la lamentation, mais aussitôt il pénètre tout habillé dans les flots pour nager dans le cœur du monde, pour baratter et être baratté par l’être. Pas plus victime du système psychiatrique, à qui il ne reconnaît pas plus ni moins d’intérêt qu’à une boîte d’allumettes, une baignoire, un scorpion, une tasse à café, c’est un élément du monde parmi d’autres, une île à explorer comme d’autres. Seuls le flux, la force, la lumière, le surf existent et comptent.
Adam lui est la fragilité et la beauté de l’incarnation humaine. C’est notre frère à tous, non ? J’ai mis quelque temps à me rendre compte qu’il portait le nom du premier homme, celui qui a été « viré » du Paradis parce qu’il voulait vivre sa vie. Contrairement à ce que l’on croit, Dieu a trouvé que, dans le fond, fuir l’ennui mortel du paradis était une fichue bonne idée (idée à mettre au crédit d’Ève). Il n’a mis Adam dehors que pour la forme, pour l’inciter à se secouer un peu (Ève parfois ne suffit pas à vous faire vous bouger les fesses). Car il savait que l’idée de quitter le paradis, ce « petit enfer de grâce et d’oubli » comme le dit Jack de l’enfance d’Adam figée par le deuil morbide maternel, était bonne. Malgré la souffrance, ou grâce à elle, le premier homme allait enfin pouvoir créer le récit de sa vie, donc la littérature – et Dieu cesser de s’ennuyer ferme.

− L’escroquerie, Adam, la véritable escroquerie, c’est que personne n’avoue jamais la nature de sa relation au torrent de tourbe qui nous traverse. Nous ne savons pas à quoi nous en tenir quant à ce qui se trame au fond de la culotte de nos contemporains. Idem des boulettes extraites chaque jour de leurs narines, elles rebondissent pourtant par millions sur le plancher du genre humain. Qui s’en soucie ? Qui a tâché de recenser ça ? Nulle part tu ne trouveras trace de cette phénoménologie-là.

LA ROUE TOURNE
Jack comme je l’ai dit ne se pose en victime de rien, ce mot n’existe pas dans son vocabulaire, comment pourrait-on être victime d’un récit que l’on invente ? Donc personne ne veut le faire disparaître, aucun « système » psychiatrique, à qui il dénie toute velléité d’existence propre. S’il est enfermé, c’est par le cosmos lui-même, aucun médicament, qu’il prend par poignées ou pas du tout, aucun infirmier ne peut le contraindre. Bien sûr, c’est aussi un peu une métaphore de la liberté, qui est force vitale en nous. Et mieux vaut certainement ne pas trop flirter avec la chimie, légale ou non, avec les institutions psychiatriques, si on le peut. Jack nous enjoint à croire toujours qu’on le peut. Mais parfois certains souffrent trop et chutent, oui, le surf de la vie n’est pas un sport sans risque, pour certains c’est une déchirure, une torture même.
Jack ne sort évidemment pas de nulle part, il a toujours été là, en moi, dans mon parcours, mes rencontres, et en la littérature, qui voit et sait tout. Il y a un peu en lui de l’Ignatius de John Kennedy Toole, qui a donné vie à l’un des personnages les plus fous et les plus insupportables de la littérature (avant d’inhaler les gaz d’échappement de sa voiture, pour conjurer, si j’ose dire, le refus des éditeurs de publier l’un des textes les plus dingues du XXe siècle). Il y a du Lennie, simple d’esprit à la force surnaturelle, dans Des Souris et des hommes de Steinbeck (Adam et Jack, Georges et Lennie Small, qui est l’esprit simple des deux ?). Il y a du Zorba le Grec, colosse libre, poète, dionysiaque dans le roman de Kazantzakis (que j’ai lu il y a trop longtemps, à relire donc). Il y a du McMurphy, le rebelle criminel imaginé par Ken Kesey dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, et du Chef aussi bien sûr, l’Indien géant mutique que McMurphy va éveiller à lui-même. Peut-être même y a-t-il un peu de Patrick Batman, le trader fou d’American Psycho de Bret Easton Ellis, dans sa démesure, sa folie, et ses obsessions, comme celle de la fonction descriptive et maniaque de la langue. Et il y a du Huckleberry Finn aussi, celui du roman éponyme, bien sûr.
C’est vrai que je cite là des livres de littérature générale. Pourtant, il me semble qu’en littérature jeunesse, rien ne devrait être tabou. Tout est possible : prenez les séries que regardent les 13/17 ans, Sex Education, The End of The Fucking World etc., ou les paroles des rappeurs US et français, ça déménage ! Et je connais des lycéens qui n’ont pas attendu d’avoir le bac pour lire Henry Miller, Bret Easton Ellis, Burroughs ou Céline, et heureusement. La littérature pour ado est peut-être un peu conservatrice, frileuse, un peu pudibonde dans ses thématiques ? Elle devrait peut-être sortir de son obsession pour les vampires, les dystopies informatiques et les cœurs brisés de cours de récréation ? Ça répond à un besoin, ceci dit, c’est respectable, moi-même je suis plutôt bon public, mais je crois que les ados rient un peu sous cape (c’est-à-dire sur Instagram ou Whatsapp) quand ils voient ce qu’on pense de leurs soi-disant centres d’intérêt. A seize ou dix-sept ans, certains n’ont bientôt qu’une envie, c’est d’explorer la nuit à l’autre bout de la ville, et bientôt le monde, non ? Certains éditeurs devraient peut-être sortir un peu si j’ose dire (heureusement certains le font), fouiller sur les réseaux, écouter un peu de rap. Il faut prendre des risques, sans quoi on va rater les prochains auteurs intéressants, et au final les maisons d’édition vont se faire « ubériser » elles aussi par les prochains Netflix de la création littéraire. « Faites gaffe, la roue tourne ! » nous dirait Jack.