EN
POLYNIES
C’est un trou
dans la glace, où joue une troupe d’auteurs.
Les
esprits des textes, en Polynies, habitent de bien étranges corps, rugueux et
volcaniques, et semblables tout à la fois à de minuscules terriers d’animaux,
secrets et humbles, attendant le visiteur qui aura la taille parfaite pour, au
milieu des ronces, s’avancer au plus près, les observer et les lire. Ainsi,
c’est un Sasha au corps de bois, simple pion décidant, un jour de prise de
conscience vive, de vivre des aventures extraordinaires hors de l’échiquier
familier, en un récit de révolte et de résistance, fondamental comme
l’apprentissage de la conjugaison du verbe penser (Audren, La petite épopée des pions). Ou, dans l’air joyeusement électrique
chahuté par Émile Cucherousset, les pattes magnétiques des lapins, de Truffe et Machin, poètes clandestins du
quotidien, demandant l’impossible avec réalisme, la disparition de l’ennui,
l’avènement de l’imaginaire, et continuant chaque jour le combat en un drôle de
désordre. Mais aussi, des kourés, des fruits indigo et juteux, des puits
d’encre, accrochés aux branches de Monsieur B., dernier baoyé sauvé par Tiago
et sa famille des mâchoires des Déracineurs, alors tous condamnés à l’exil sur
la route rouge (Sigrid Baffert, La marche
du baoyé). Ou encore, une île déserte ingénieusement habitée par les
Vendredi et Robinson de Gilles Barraqué, ces deux naufragés chacun à leur
manière, grands amateurs d’oreilles de cochons grillées et de courses de
cafards de compétition (Vendredi ou les
autres jours). Corps bizarres et versatiles, dessinés par des illustrateurs
et des peintres en compagnonnage familier, Cédric Philippe, Camille Jourdy,
Alžbeta Skálová et Hélène Rajcak.
Ces
premiers titres inaugurent les trois collections de romans aux éditions MeMo,
maison jusqu’alors dédiée aux albums et, depuis toujours, lieu d’exigence
artistique et littéraire, au sens d’une recherche constante autour de la haute
idée de la création : Petite Polynie, réunissant des romans illustrés destinés
aux lecteurs à partir de 6 ans ; Polynie, romans illustrés pour les 9-12 ans et
Grande Polynie ouverte aux adolescents à partir de 12 ans. À l’automne, ils
seront suivis de quatre nouveaux romans, écrits par des auteurs confirmés ou
naissants, car au sein de ces collections seront également accueillis des
auteurs débutants, par une volonté appuyée de les accompagner dans la
construction de leur œuvre.
Comment
qualifier ce qui les unit, eux qui aiment à se nommer troupe ? L’envie d’écrire
et de transmettre. Une foule d’enfants en eux, en permanence en train de jouer
et d’inventer, mille autres possibles aux noms réinventés. Une impuissance à se
conformer, en imaginatifs désirants. Un déchaînement d’énergie. Une musique
dense, personnelle, volontairement épique, rapide et free jazz, chant du monde
ou chant de marin, et leurs accords conjugués donnant à écouter la rumeur
chuchoteuse de la littérature. La richesse d’une langue qui vit sa propre vie. «
Voir notre ferme avalée, ça nous aurait écorché les entrailles. Aucun de nous
ne s’est retourné, mais on a entendu le choc des mandibules, l’atroce
craquement du toit rond de chaume, les lamentations des murs en terre cuite
façonnés par la main de P’pa au fil des années /— Tais-toi donc et aie
confiance. Tu vas faire le mort. — Ça me plaît pas du tout ça. Le mort comment
? – Le mort debout. Ferme les yeux /Je vais quitter la boîte et… il est même
possible que je ne revienne pas. En disant cela, il sentit un frisson lui
parcourir le bois. Il avait très peur de ne pas savoir retrouver son chemin,
très peur de se perdre à tout jamais. Toutefois, l’envie d’autre chose était
plus forte que la peur. Ils cavalèrent ainsi dans le sable. Le premier battait
des bras, comme s’il voulait s’envoler, le second imitait le grognement du
cochon sauvage en furie. Ils s’effondrèrent enfin l’un près de l’autre, tout
essoufflés. » : ça bourgeonne, ça pousse dans des endroits bizarres, ça sème
ses propres graines pour l’avenir. L’attachement, aussi, à des histoires
convoquant les sens, la vue, le toucher, l’ouïe et ce sens premier,
l’imagination. Les formes de l’expérience vivante, les leurs et celles des
autres, en ces temps partagés, supérieurs, qui disent, pressentent quelque
chose du monde et où les personnages en viennent à devenir narrations.
Écoutez,
regardez, lisez, nous invitent-ils avec la réserve de ceux qui croient trop à
la littérature pour lui imposer ces nouvelles lois de la crédibilité et de la
normativité. Il faut le dire, ils ont tous entendu l’histoire de ce type,
creusant quotidiennement son rond de glace avant d’y lancer sa canne à pêche,
jusqu’au jour où la voix d’un agent lui rappelle qu’à la patinoire, point de
poissons. Pas si sûr, chacun sa polynie. Chacun aussi sa hache qui brise la mer
gelée en lui. Ainsi, la troupe polynienne est obligée d’écrire et est
contrainte à une certaine sauvagerie, gare aux patinoires. Ils écrivent, ils
sont partie prenante de ce mouvement. Pour eux, il ne s’agit pas de proposer un
simple roman aux enfants et adolescents, de les divertir et de les amuser, de
leur faire découvrir l’inconnu d’une histoire ou les traits saillants d’un
personnage, de saturer un temps narratif de sensations et de pensées, de faire
entendre la musique de leurs mots : il y a un monde derrière. Ces auteurs ont
la mer, froide ou non, à boire. Et ils veulent faire goûter aux lecteurs autre
chose, le goût si particulier du sel de leur littérature.
C’est
cette intention-là, ce goût de l’inattendu, cette possibilité du choc que nous
avons tous connus, enfant et adolescent, grâce à cette lanterne magique qu’est
le livre, et dont nous nous souvenons encore très précisément, qui a trouvé
demeure. Stig Dagerman faisait remarquer : « Thoreau avait encore la forêt de
Walden – mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il
est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? »
Modestement et pourtant passionnément, quotidiennement, artisanalement, Petite
Polynie, Polynie, Grande Polynie entendent faire pousser et grandir des forêts
de livres au milieu d’ours polaires et de bélugas, et voir les enfants de tout
âge se percher dans leurs arbres, pour découvrir autre chose, leurs propres choses.
Chloé Mary, directrice de collections.