REGARDER LE MONDE
Rencontre avec
Cédric Philippe, illustrateur de La petite épopée des pions, qui cherche à
faire résonner ses dessins avec « des pensées secrètes,
profondes ou aventureuses chez ceux qui lisent ou écoutent (s)es histoires ».
Illustration
de Cédric Philippe (La petite épopée des pions)
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Des mondes imaginaires
Je voulais être
enseignant-chercheur en physique et garder l’art comme un loisir, peut-être
parce qu’il arrive à l’art de mourir quand il doit remplir l’assiette de quelqu’un.
Faute de temps j’ai dû choisir l’un ou l’autre. Les professeurs de classe
préparatoire ne comprenaient pas pourquoi, ayant décidé de partir pour l’art,
je suivais toujours leurs cours. J’aimerais deux vies, pour approfondir l’art
et la science chacun de leur côté.
Les
mathématiques forment des mondes imaginaires autant que les romans. Quand on
étudie en physique le mouvement des planètes, des espaces infinis,
inconcevables, ou la couleur d’un électron qui vibre, on est obligé de rêver
puisqu’on ne peut pas percevoir les choses qu’on tente de saisir par les
formules. C’est une façon d’aborder des mondes connus ou inaccessibles ou
imaginaires ; l’écriture ou le dessin en sont d’autres tout aussi précises.
Il s’agit
peut-être de poser des questions, et d’esquisser des réponses.
Je me demande
comment par l’art, on expliquerait le bleu du ciel.
Illustration de Cédric Philippe (La petite épopée des pions) |
Dégoupiller par tous les moyens les instants
J’aime essayer,
j’aime faire, et je pousse le hasard dans les directions qui m’attirent. Les talents
des autres et la vie me donnent envie alors je les essaie, et parfois je
découvre des choses par moi-même. Cela tient surtout à la curiosité excessive
que mes parents, Roger Hargreaves et d’autres ont su ouvrir en moi et à tout ce
qu’engendre, comme chacun sait, cette vilaine manie d’être curieux.
Je choisis les
techniques narratives en fonction de ce que je souhaite raconter, ou parce
qu’elles me semblent nouvelles et fascinantes. Quand on se frustre de réaliser
qu’un dessin est immobile, la vidéo ou l’animation sont parfaites pour lui
donner vie ou l’allonger dans le temps. C’est très plaisant de voir s’agiter
sur l’écran un lièvre ou une robe qui n’existe que fixement sur une page de
carnet. Et j’aime fabriquer des objets, ou rendre à des objets ces existences
qu’on leur oublie dans la vie de tous les jours ; faire qu’une chaussette
tousse des cadeaux ou qu’un bloc de post-it soit une pile de fenêtres ouvertes
sur l’inconnu. Quelqu’un parlait —je ne sais plus qui— de dégoupiller le
potentiel extraordinaire de chaque instant.
Après avoir
dessiné ou écrit pendant des mois sur du papier bidimensionnel, c’est aussi
agréable de toucher du bois, de la mousse, de scier, d’assembler, de tordre,
pour fabriquer quelque chose. Je pense que c’est très important que les enfants
d’aujourd’hui continuent à jouer aux Legos ou bricolent des cabanes dans les
bois, et regardent les oiseaux.
Vies du trait
J’adore la
couleur parce qu’elle chante et emporte et émeut. Mais en rapport avec le
texte, je m’en méfie parce qu’elle est bavarde, parfois trop, et il lui arrive
de dire tellement que le lecteur n’a plus rien à imaginer. Le noir et blanc
permettent une liberté d’interprétation parfois plus grande et
placent d’emblée le dessin dans un monde qui n’est pas celui du réel.
Dans la plupart
des romans illustrés, le blanc de la page est aussi l’espace au-delà des mots
imprimés, celui dans lequel on s’évade pour construire l’histoire. Si ce blanc
est aussi le blanc de l’illustration, l’histoire que le lecteur imagine
traverse à la fois l’image et le texte pour s’épanouir dans cet espace commun.
On vit cela en lisant les Moomins, par exemple.
Le trait me
plaît parce qu’un trait d’encre c’est franc, c’est direct, c’est vif ; ça dit
quelque chose sans fioritures et si c’est bien dit, personne n’a besoin de se
torturer l’esprit pour comprendre de quoi il est question. Et puis si l’on
dessine vite, ce trait donne une énergie au dessin, ou un rythme, ou une vitesse :
une vie. Et le trait noir est proche visuellement des lettres sur la page, dans
une page qui contient du texte et des dessins au trait on garde une belle
unité.
Illustration de Cédric Philippe (La petite épopée des pions) |
Je
voudrais ajouter avant de partir une phrase de Gianni Rodari que j’aime
beaucoup, tirée de sa Grammaire de l’imagination (Grammatica della fantasia) : «
On peut regarder le monde à hauteur d'homme, mais aussi du haut d'un nuage. On
peut rentrer dans la réalité par la porte principale ou s'y faufiler - c'est
beaucoup plus amusant - par une lucarne. »
Et
bon voyage !
Illustration
de Cédric Philippe (Les
fleurs sucrées des trèfles)
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