©Julia Woignier |
Si vous aimez les
poussières des neuf heures et la tarte aux litchis, les éruptions poétiques,
les contemplations au bord de falaises abruptes et solitaires, les petites
fourmis raides dingues amoureuses des grands singes, les lettres bousculées d’amour,
si vous bouffez du papier avec les yeux et la bouche, si le slip léopard est pile
dans votre tendance, si vous habitez seul avec votre Vieille Maman rue de la
jungle en folie et en bonne compagnie, si vous habitez surtout le langage comme
un territoire infini, si la fête chez vous se fait bras ouverts, si la liberté se
cache aussi pour vous dans des interstices, si vous attendez quelqu’un qui se
fait désirer, si vous êtes un éléphant dans un corps de porcelaine et une
porcelaine dans un corps d’éléphant : RENCONTREZ KAREN HOTTOIS
ÉCRIRE OU LA SIESTE DANS TOUS LES SENS D’UN ÉLÉPHANT
ÉCRIRE OU LA SIESTE DANS TOUS LES SENS D’UN ÉLÉPHANT
Je ne sais
plus exactement comment cette histoire est arrivée. Je me souviens l’avoir
écrite au début de l’été, dans un grand café frais, à côté de chez moi.
Je me sens
souvent comme un éléphant dans un corps de porcelaine et c’est à partir de
cette sensation que j’ai écrit le personnage de Laurent le Outan.
Je commence
toujours une histoire par un prénom, tant que je ne l’ai pas, je ne peux
commencer. J’écris ensuite quelques lignes sur mon ordinateur, comme on dessine
sur une page blanche avec distraction, sans trop savoir où je vais. Arrivent
une forêt, des lianes, de la mollesse et de la mélancolie, une tarte aux
fruits, des petits enfants et une fourmi.
Puis vient
le moment où je me demande ce que j’en fais. Je retourne cet orang-outan, cette
forêt, les lianes, la mollesse, la mélancolie, la tarte, les petits enfants et
la fourmi, dans tous les sens.
Et d’un
coup, je les vois. Mais je ne les vois pas précisément, je serais
incapable de dire, par exemple, quelles têtes ont Lolo et la petite fourmi. Je
vois des détails, j’en ai des impressions mais je ne les vois pas vraiment. Je
les vois sans les voir. Peut-être que c’est cela qui m’empêche de les dessiner.
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Je les vois
devant moi, je vois le passage que j’écris se dérouler comme un film. Si cela
ne va pas, si cela ne fonctionne pas, je recommence et recommence encore dans
ma tête le film, le rejoue. Tant que je ne les vois pas bien, je ne peux pas
écrire ou n’avance pas. Au contraire, si je les vois bien, je peux écrire des
heures, parfois très facilement. Je joue chacun des personnages comme pour les
essayer, pour être en eux et voir si ce qu’ils disent est vrai. Il m’arrive de
parler toute seule ou d’être aussi triste qu’eux. Si je suis triste, si je suis
heureuse comme eux, si je me fais rire, c’est que c’est peut-être bien, c’est
que c’est peut-être vrai. Souvent, je
dois faire des siestes pour les voir mieux, pour réfléchir en m’endormant.
Ecrire prend beaucoup de temps, car il faut faire la sieste : avoir les
personnages près de soi, les laisser grandir en soi, les laisser vivre. Il me
semble qu’ils sont timides, qu’ils peuvent être vite effarouchés par le moindre
bruit, comme des souris ou de petits oiseaux. En plus, ils chuchotent, alors il
faut beaucoup de silence pour les entendre. Il faut ne pas trop répondre au
téléphone, ne pas trop se laisser distraire et beaucoup s’ennuyer, se sentir
seule.
Il
attend que les petits enfants arrivent. Il espère qu’ils auront faim après leur
marche dans la jungle et goûteront à sa tarte. Il espère aussi qu’ils lui en demanderont
la recette. Alors, il l’écrira sur un beau morceau d’écorce rouge. Puis Laurent
le Outan portera sur son dos les petits enfants fatigués. Il ne sentira pas
leur poids parce qu’ils seront légers.
LE PETIT CREUX DE LA JUNGLE
Je trouve
que la vie, la nature ont beaucoup d'imagination.
Quand j'ai
un petit creux ou au contraire un trop plein d’imagination, j'aime me laisser
guider par le réel qui est parfois très étrange. J’aime, par exemple, regarder
ce que mange un animal pour commencer une histoire.
Ici, j’ai
exploré la jungle de Sumatra, découvert des animaux et des plantes, des fruits,
des fleurs que je ne connaissais pas. C’est une façon de voyager, de rêver, de
laisser les pensées vagabonder. On voyage d’autant plus que l’on s’écarte du
réel mais faut-il le connaître, savoir ce que l’on quitte.
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Je
souhaitais exprimer quelque chose de la mélancolie qu’il y a à quitter
l’enfance, de la difficulté à grandir. Mais aussi de celle à rapetisser. C’est
très difficile de rapetisser.
Accepter
d’arrêter de jouer, c’est très difficile, Laurent le Outan s’y refuse. Lolo,
c’est un éléphant dans un corps de porcelaine ou une porcelaine dans un corps
d’éléphant, cela dépend des moments… Il a gardé son cœur d’enfant, ses yeux
d’enfants, pourtant il sait très bien qu’il est devenu grand mais il joue quand
même. Il a bien raison, c’est toute sa poésie et sa solitude aussi, mais loin
d’être un personnage pathétique, il est très libre. Laurent le Outan est
suspendu là, entre grandir et rapetisser, « en équilibre sur du fil de
soie suspendu entre deux gratte-ciel ».
J’ai été
très triste à l’adolescence quand je me suis rendue compte qu’il fallait
arrêter de jouer. Quand construire un château fort en Lego me prenait à peine
une heure, alors qu’avant j’en avais pour des jours. Pour moi, écrire, c’est
continuer de jouer. C’est comme pour les acteurs, même très vieux, ils jouent
toujours. C’est ce que j’aime dans le cinéma quand je suis directrice de
casting.
—
Des croque-monsieur ? s’étonne Laurent le Outan.
—
Parfaitement ! répond la petite fourmi. La recette du croque-monsieur, c’est
pas compliqué. Tu prends deux tranches de pain, du fromage râpé, un monsieur
(bien habillé) et tu fais cuire à point !
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GRAND SINGE,
PETITE FOURMI
On devrait
s’accompagner de qui l’on veut, avoir cette liberté. Pour moi c’est très
important de dire cela. Laurent le Outan n’est pas amoureux de la petite fourmi
mais il y tient beaucoup, pas seulement parce qu’elle est petite et qu’ainsi il
peut prendre soin d’elle (d’ailleurs, elle se débrouille très bien toute
seule), mais parce que c’est elle. La petite fourmi, elle, est amoureuse de
Lolo comme une folle, tout simplement parce que c’est lui. Ils ont cette
liberté et je tiens vraiment à suggérer cela, dans tous mes livres, à mes
petits lecteurs.
Cèrhe
Mina,
dcuoe
cmmoe tes deux ptites ctahs
Et
toi, tu sivaas que j’ai duex aims ?
Lnaeurt
EN VOIE DE DISPARITION, EN VOIX DE LITTÉRATURE
Je ne suis
pas une militante écologique, ce n’est pas le point de départ de l’histoire.
Mais considérer la nature tombe sous le sens pour moi. En écrivant puis en
corrigeant, j’ai été particulièrement attentive aux menaces qui pèsent sur les
grands singes, les orangs-outans notamment puisque maintenant j’en connais un.
Je ne verrai
peut-être jamais de girafes mais j’aime savoir qu’elles courent dans la savane.
Savoir qu’il y a des troupeaux d’éléphants rend notre terre plus belle. Et
c’est ainsi de tous les animaux, de toutes les plantes. Qui ont leur place. Je
n’irai peut-être jamais à Sumatra et peut-être n’aurai-je pas envie de déranger
Lolo dans sa forêt mais je sais qu’il est là.
Les
orangs-outans sont des animaux magnifiques. Ils semblent vieux comme le monde,
ils semblent avoir vu tant de choses, ils semblent savoir tant de choses. Leur
regard est très émouvant, profond, sage. C’est une tristesse immense de voir
ces singes comme tant d’autres animaux menacés ou disparaître.
J’espère
bien que mes lecteurs tomberont amoureux de la jungle de Sumatra, de Lolo et de
sa Vieille Maman, veilleront sur eux, deviendront leurs ardents
défenseurs ! Je fais confiance aux cœurs des enfants. Et certains adultes
ne perdent jamais ce cœur, je crois en cela.
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— Ah mais ne croyez pas que la classe économique soit économique ! Elle est ÉCOSMOLITIQUE, voyez-vous !
LA VIE, LES MOTS COMME UN GANT RETOURNÉ
Pour moi,
jouer avec les mots, c’est creuser un petit trou de liberté. Je cherche
vraiment les écarts de langage (comme entre deux pierres), les interstices. Je
pense qu’à partir du moment où l’on s’accorde le droit de retourner les mots,
de les secouer comme un prunier, l’on garde et nourrit sa capacité à retourner
ses pensées, à se retourner soi-même. Si l’on peut se retourner soi-même, qui
pourra bien nous faire prisonnier ?
Il y a un
poème de Paul Nougé (dans Les Lèvres nues n°8)
que j’aime beaucoup : « Il y a des gens qui ont un air de liberté
sur les lèvres et qui ne sont pas nécessairement des assassins. Tentez de
prendre l’air ».
Je voudrais
que les enfants en me lisant sentent qu’ils peuvent soulever quelque chose de
très libre. Pour moi, c’est quelque chose d’essentiel, mes personnages sont
libres de tout, d’aimer qui ils veulent, d’être nuls ou lents, ou de mauvaise
foi, de tricher, de changer d’avis, de ne pas se lever le matin, de ne rien
apprendre du tout. Parce que sûrement, ce qui compte c’est ce qu’ils sont,
avant toute chose, avant d’aller à l’école, avant d’apprendre des règles, avant
de se lever le matin. Garder un air de liberté. Tenter de prendre l’air.
«
QU’EST-CE QUE C’EST ENCORE QUE CE SALAMI ? »
ENTENDRE LE MONDE À HAUTEUR D’ENFANTS
Les enfants
m’intéressent plus que les autres personnes, moi qui suis un peu de Laurent le Outan. Je ne suis pas souvent à l’aise avec les gens mais avec les enfants,
je le suis toujours.
J’ai une
grande confiance en eux, je sais bien qu’ils comprendront, je sais bien que
sinon, ils inventeront. Cela ne me dérange pas s’ils sautent des pages du
livre, écrivent une autre histoire.
Lorsqu’elle
ne savait pas encore lire, ma nièce Gwen lisait en chuchotant des
bande-dessinées pour imiter son grand frère. Elle lisait très sérieusement,
avec beaucoup d’attention et de passion en tenant parfois, ses livres à
l’envers. D’ailleurs, petite elle m’a aidée à écrire la petite fourmi, elle a
son courage et ses petits poings serrés.
Mes petits
lecteurs donc peuvent lire à l’envers ou entre les lignes, cela sera très bien
aussi. Je pense même que Lolo en serait enchanté.
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QUALITÉ
LIBERTÉ
Je pense que
lire c’est déjà être libre. Et choisir son livre est important. Il est donc
nécessaire de faire des textes de qualité pour les enfants qui savent
reconnaître une œuvre. Une amie professeure m’avait rapporté qu’une classe de
CP, je crois, avait applaudi après la projection d’Alice de Jan
Svankmayer parce qu’ils l’avaient reconnu ainsi. Ils ne sont pas bêtes, donc ce
n’est pas la peine de leur écrire des textes idiots.
Je crois
qu’un seul livre peut changer quelqu’un, le marquer, œuvrer en lui longtemps,
ouvrir un chemin. Pour moi, encore une fois, il ne s’agit pas d’être militante
mais de créer de la liberté.
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LE TEMPS DE LA LECTURE
J’ai appris
de mes parents à aimer lire. J’ai toujours vu mon père lire, se lever même très
tôt, avant tout le monde, pour lire seul. Faire le tour des librairies,
posséder trois ou quatre exemplaires du même livre, ranger et re-ranger ses
livres à la recherche de l’un d’eux. Il y avait un livre un peu compliqué pour
mon âge, Le temps de Julie, dans lequel ma mère avait écrit au
crayon papier la définition des mots difficiles et où elle m’expliquait des
sentiments ou des situations, que je ne pouvais pas vraiment saisir. C’est une
très belle façon d’apprendre à lire, ainsi accompagnée.
Je ne me
suis jamais sentie seule en lisant, je pense que les livres sont des amis et
qu’ils consolent. J’aime m’entourer d’eux, même trop, comme mon père. Pour moi
acheter un livre n’est jamais dépenser de l’argent, et quand je suis triste,
chercher un livre ans ma bibliothèque, dans un magasin, dans un magasin
d’occasion, m’apaise et me console toujours.
Les rizières apparaissent comme des miroirs, reflétant le ciel. Le paysage se déploie, immense, multiplié. Sans les arbres, sans la jungle, Laurent le Outan se sent nu comme un ver. Une brise légère fait danser ses poils flamboyants, les herbes et les champs. La petite fourmi hume l’air, elle a la chair de poule. Monsieur Bouhabibi flotte au-dessus de leurs têtes, s’éloigne, revient tout étonné.
J’aime
m’accompagner de ce que j’ai aimé, j’aime me ressourcer en les autres. J’ai des
auteurs jeunesse chéris, aimés, comme Toon Tellegen, Arnold Lobel ou Janosh.
L’eau et les
rêves de Bachelard m’accompagne aussi, j’y reviens souvent. Le surréalisme, André Breton. La
peinture, Max Ernst. Le mouvement Dada et l’art brut. Les fleurs
d’Anna Zemankova. Le formulaire pour un urbanisme nouveau de
Ivan Chtcheglov dit Gilles Ivain. La poésie de Ghérasim Luca. Ce poème de E.E.
Cummings : who are you, little i. Et celui-ci : Le
Sorcier noir, la mise en formule d'une forme de Jacques Hérold, de Ghérasim
Luca et Jacques Hérold. Des chansons de variété (en passant de Joe Dassin
à Céline Dion) ou des chansons à texte peuvent aussi être des moteurs de mon
inspiration, elles viennent souvent à moi lorsque j’écris. J’écoute en
boucle Il suffirait de presque rien de Serge Reggiani, La
relève de Dominique A, par exemple.
Des
expressions de mes grands-parents reviennent souvent. Ainsi, rien ne disparaît
vraiment.
Ecrire,
c’est convoquer toutes ces différentes mémoires, c’est se pelotonner sous une
longue couverture en patchwork, c’est construire une cabane, profonde et
sérieuse, légère et importante...
Et je pense
à la bande annonce du film Pierrot le fou : « Tendre
et cruel. Réel et surréel. Terrifiant et marrant. Nocturne et diurne. Solite et
insolite. Beau comme tout ! »
©Julia Woignier |
Laurent
le Flamboyant
Karen
Hottois
Illustrations
de Julia Woignier
Petite
Polynie