lundi 29 octobre 2018

MISE EN SCÈNE DE LA PAGE BLANCHE


RENCONTRE AVEC JULIA WOIGNIER
Parce que parfois le temps se retient d'avancer, il permet à une illustratrice d'approcher ses débuts, ses rites et manies de création, les non-dits et les secrets de ses œuvres, les embûches à Sumatra et ailleurs, les périphéries et les chorégraphies, et le pull jaune qui relance la machine créatrice


©Julia Woignier, La forêt invisible

MODES DE VIES
Avant d'entrer aux Arts Déco de Strasbourg, j'ai travaillé dans un petit atelier d'illustrateurs en région parisienne. J'y animais surtout des cours d'arts plastiques pour enfants et je commençais à faire des illustrations, encouragée par ce nouvel entourage professionnel. Ce milieu m'a plu, le mode de vie me correspondait assez bien. La suite a donc eu lieu à Strasbourg. Lorsque j'ai été diplômée, je n'imaginais pas trouver si rapidement un éditeur, mais grâce au Concours international d'illustration de Montreuil j'ai pu rencontrer MeMo et nous avons commencé à travailler ensemble quelques mois plus tard. Cette première rencontre a permis à La forêt invisible de voir le jour, puis à La clé...


©Julia Woignier, La forêt invisible

©Julia Woignier, La forêt invisible


LE TEMPS RETENU
J'ai mes petits rituels de travail. J'aime le matin. On dirait que le temps se retient d'avancer, c'est une illusion bien sûr, mais il se fait discret et c'est ce dont j'ai besoin pour travailler. Paradoxalement, c'est souvent dans les moments de flottement, dans une rame de métro par exemple, que les meilleures idées surgissent... alors que le temps est compté ! J'ai des petits carnets que j'emmène partout et dans lesquels je compile des idées. D'abord, il s'agit d'un dessin machinal, qui fait naître des pistes d'histoires. Il peut y avoir à l'origine une impression visuelle forte, une idée de composition, une combinaison de couleurs. Je m’imprègne mentalement d'une ambiance, c'est de l'ordre de la sensation. J'écris d'abord par l'image. Je fais beaucoup de recherches graphiques dans mes carnets, c'est un chemin nécessaire pour inventer l'histoire. Je la mets à l'épreuve du dessin.


©Julia Woignier, La clé


©Julia Woignier, La clé
©Julia Woignier, La clé
©Julia Woignier, La clé
©Julia Woignier, La clé

DANS LA FORÊT INVISIBLE
Ce que vous dites de la forêt invisible de la création est une très belle interprétation. Je n'y avais pas pensé en ces termes. La forêt invisible raconte beaucoup de choses, j'aime que chacun y invente sa propre histoire, qu'il y cache un secret ou y révèle un trésor. Il est vrai que tout comme les explorateurs devant la forêt invisible, l'auteur (ou l'artiste) est confronté à une réalisation imaginaire, invisible, une page blanche. Sans être jamais sûr de ce qui va surgir sur le papier, il doit plus ou moins batailler et communier avec ce qu'il produit pour faire aboutir son travail.


©Julia Woignier, La forêt invisible
Laurent le Flamboyant ©Julia Woignier

LES NOMS DES CHOSES OU L’ART DU SAUTE-MOTS
À la lecture de Laurent le Flamboyant, j'ai eu l'impression d'un récit luxuriant, fantaisiste et survolté. Les toutes premières images que je voyais étaient des images de mets exotiques. Je lisais des noms de fruits et de fleurs que je ne connaissais pas et mon imaginaire s'emballait. Je devais tout vérifier, entre les jeux de mots, les mots inventés, et le lexique propre à Sumatra, j'étais dans un voyage truffé d'embûches.


Laurent le Flamboyant ©Julia Woignier

L’ŒIL SENSIBLE AU TROU DE LA SERRURE
L'illustration en petites vignettes est une réponse technique au fait de ne pas pouvoir tout raconter je crois. Le texte fourmille de situations, les personnages sont très expressifs, on a envie de les saisir dans un moment de complicité, de surprendre un regard coupable… Sur un plan purement pragmatique, la différence d'échelle entre les personnages très grands (comme Laurent, ou l'éléphant Yongki) et ceux très petits comme la fourmi ou Monsieur Bouhabibi, oblige à cadrer, à se focaliser sur le minuscule qui bien que minuscule n'est pas un détail !
Enfin, je reconnais mon goût pour les micro-scènes périphériques. C'est quelque chose qu'on retrouve dans l'imagerie populaire, des petits personnages secondaires qui traduisent un sentiment. C'est ce qui se passe lors de la scène du départ : un couple de souris essuie une larme dans un coin.


Laurent le Flamboyant ©Julia Woignier
CORPS EN SCÈNE
Le corps dans l'espace et le mouvement (ou le geste), en effet, sont essentiels pour moi. Les gestes racontent beaucoup. Ils disent une ambiance, une humeur, ils trahissent un caractère. J'essaye d'être précise dans leur représentation. Je suis également très attentive à l'organisation des blancs ou des espaces dans la page. Par ailleurs, je trouve que les corps sont très présents dans le roman de Karen Hottois, leur taille les confronte sans arrêt à leur environnement, du gigantesque au minuscule. Les personnages sont pétris d'exagération, certaines scènes sont très théâtrales, notamment les scènes de cuisine. C'est cette ambiance fébrile, bouillonnante qui m'intéressait. L'illustration est comme une sorte de mise en scène pour moi. Karen fait une appétissante description du menu, les gestes rajoutent à son abondance.


Laurent le Flamboyant ©Julia Woignier


UNE SECONDE AVANT : DEUX ILLUSTRATIONS POUR UN DÉPART

                        

La répétition et la variation font partie de mon processus de travail.
À propos de cette image, j'ai d'abord réalisé celle où Laurent fait face à ses amis. C'est l'instant où il leur annonce son départ. Je ne sais plus ce qui m'a fait douter (ça peut être un détail aussi bête que le pull jaune sur le dessus de l'armoire), mais je l'ai recommencée aussitôt. Au lieu de refaire la même exactement, j'ai imaginé que les personnages surprenaient Laurent une seconde avant.

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