mardi 15 octobre 2019

FLATI-FLUTIS DANS LE MÉHÉHÉHÉ


©Jeanne Macaigne

SECONDE PARTIE : CE QUI FAIT LA NOBLESSE D'UNE CHOSE

NEMO NOMMÉ
Quel écrivain n’a pas fantasmé sur les mondes sous-marins atypiques et isolés, du triangle des Bermudes à l’Atlantide ? Quand je suis tombée sur cet article étonnant de Slate, j’ai compris que j’avais déjà parcouru la moitié du chemin vers mon histoire. Je suis souvent partie de lieux atypiques pour faire germer mes personnages (une friche touristique, une roue de manège, un magasin d’accastillage, une brasserie artisanale, un rocher étrange, un désert rouge…) Ce point Nemo, au goût éminemment vernien, était un creuset magnifique d’histoires. Dans la réalité, au « Point Nemo », la flore et la faune ne se sont pas développées, le lieu étant trop éloigné de toute terre pour que le plancton fertile puisse y être drainé par les courants marins. En revanche, quel cadeau pour l’imaginaire d’un auteur ! Que faire de tous ces morceaux de vaisseaux au fond de l’eau ? Et si les animaux des abysses ne se contentaient pas de subir et créaient à leur tour avec ces déchets, un peu comme une métaphore de la résilience ? Le seul moyen de supporter la merde est d’en faire une belle sculpture…

©Jeanne Macaigne


Quand il frappa les lames de métal à l’aide de tiges, l’engin brama des sons inconnus, entre râles d’icebergs et hoquets de lamantin. Les ondes se mirent à enfler entre les eaux, si bien que même les parois du DôMéduse vibrèrent. Les trois pieuvres en eurent des frissons jusqu’au bout des tentacules.
− Oh oh, grimaça Mo, faudrait songer à accorder votre machinargos.


VIVANT INÉPUISABLE
Je crains les textes pontifiants, les messages péremptoires. Je n’ai pas cherché à écrire une histoire « écologique ». Ce texte a poussé d’ailleurs sur un terreau paradoxal. J’ai été de ces enfants qui ont fantasmé sur la conquête de l’espace, qui se sont extasiés sur les images du télescope Hubble et de l’ISS. Pourtant ce qui m’a fait rêver (et continue de me faire rêver) est aussi retombé sur terre, au fond des océans en fragments calcinés. Des rêves irradiés au fond des océans… Le fantasme est devenu cauchemar. Or aujourd’hui, toute la chaîne du vivant est touchée. Aujourd’hui, même le point le plus éloigné au cœur des océans est entaché par les rêves spatiaux de l’Homme.
J’aime le jeu des contrastes, des contraires, mais aussi les frontières poreuses, les mariages inattendus, les entremêlements. J’ai toujours été fascinée par l’infiniment grand (les étoiles et les constellations que l’on retrouve souvent dans mes romans) et l’immensité de l’eau (j’ai fait un peu de voile dans ma jeunesse et j’ai des souvenirs éblouis de navigation de nuit.)
L’eau, la mer, la mère. Le ciel, le père. Deux figures mythologiques au cœur de nombreux contes sur la création du Monde. Si au milieu de cette cosmogonie, on ajoute une pincée d’absurde et de dérision, on fait naître là une matière de récit inépuisable.



Peu à peu, une foule multiforme s’aggloméra autour d’elles, nageant, palpitant, rampant, glissant, floufloutant. Autour de la colonie échevelée d’anémones albinos et d’oursins bicéphales se réunirent d’abord les baudroies cyclopes, la meute de méduses mercureuses et quelques poissons velus. Suivirent les crevettes bouffies, les homards chromés et l’escadron de crabes cornus. Enfin se joignit à l’auditoire la cohorte goudronneuse de concombres de mer.
− Que nous vaut ce grand ramdam ? interrogea un vieux poulpe manchot avec autorité, une fois la Cour des Miracles ébrouée en cercle.
−Une-Chose-pas-comme-les-autres-ronde-dure-et-molle-à-moitié-rayée-aussi-grosse-que-Krakenko-et-qui-coule-pas, lâcha Mo dans un souffle ravi.


RENCONTRES DE TOUS LES TYPES
Je préfère toujours parler des « blessures du réel » par le truchement du conte et de la fantasmagorie. C’est souvent plus fort, plus universel. Plus cathartique aussi. Dans ce récit, je n’avais aucune velléité scientifique, tant au niveau des espèces marines que des déchets spatiaux (je n’en ai d’ailleurs pas les compétences.) Le lecteur en déduit lui-même ce qu’il veut. Il découvre là une communauté mutante, qui s’est adaptée tant bien que mal à son environnement dénaturé. L’avantage du conte est d’offrir une infinité de déploiements possibles par le jeu de l’invention de langage. Les personnages peuvent se livrer allègrement à des rituels imaginaires, des tcha-kou-tcha, des danses de flati-flutis… 

©Jeanne Macaigne


− Écoutez-moi ! Je sais bien que nous n’avons pas tous la même vision des choses, mais on ne peut pas prendre de décision hâtive ! On a besoin d’élaborer une stratégie méticuleuse et rigoureuse pour…
− Ouais ben y en a marre d’attendre ! lança le crabe cornu en tambourinant sur son corail. On est déjà à la merci de Krakenko, alors, cette satanée Chose, c’est nous qui allons lui faire la peau !
− Allons, allons, les amis ! intervint le vieux poulpe à son tour pour tenter de calmer les esprits. Laissons passer le grain et remettons le débat à demain.
− Tintin, l’ancêtre, on ne remet rien ! Moi je dis que si on ne bouge pas maintenant, les choses vont empirer, et à la fin, on va tous finir boulottés !


AGORA OU DE LA COMMUNAUTÉ
Ce récit était le prétexte et le lieu de poser là toute une communauté de vie, et donc d’expressions diverses. L’Antre est un refuge, mais aussi une tribune, un forum public (au sens grec) où les avis et les opinions s’expriment.
L’inconnu provoque toujours des réactions étranges, de rejet ou de fascination. Dès lors que l’on injecte un grand danger dans un groupe hétérogène, tout explose, les certitudes volent en éclats, les visages se révèlent, des figures se détachent. Et très souvent, ce ne sont pas les soi-disant plus solides qui sont les plus courageux…


©Jeanne Macaigne


− On devrait peut-être d’abord prévenir les autres.
− Oui, prévenons les autres, conclut Saï, ses grands yeux d’opale rivés sur la Chose, oscillant encore.
Les trois pieuvres s’enroulèrent sur elles-mêmes pour prendre leur élan, puis se propulsèrent vers les profondeurs.


NOTRE SOL
L’univers marin est souvent inquiétant, par son immensité et son extrême mouvance, sa plasticité liquide. J’ai donc vite ressenti le besoin de créer un Antre. La nature humaine (et animale) a besoin d’un point d’ancrage et d’un refuge. Le trio de pieuvres fait d’innombrables ballets entre le sol (l’Antre) et la surface, ouverte vers l’inattendu et le monde du MéHéHéHé (la Chose). Et quand le sol bouge trop, le seul point d’ancrage, ce sont les autres, humains ou animaux. Les autres deviennent notre sol… ou une chausse-trappe !


©Jeanne Macaigne


Au sein de l’Assemblée, le Grand Bras-Ma divisait les esprits, et seule sa taille honorable de calamar géant lui conférait une certaine autorité. Il était l’un des rares à ne pas redouter les crises de boulimie de Krakenko et à nicher hors de l’Antre, au milieu du Cimetière-des-Choses-Brûlées. Il s’était installé dans le coin de nombreuses lunes auparavant, pourtant il restait « l’Étranger-venu-de-Loin ». On racontait qu’il avait vécu plusieurs vies dont l’une d’elles en captivité dans une grande boîte carrée transparente durant des années, avant d’être relâché. Les langues velues aimaient colporter qu’il avait été cobaye dans un lieu tenu secret, puis prédicateur, bookmaker ou espion des grands fonds. Suivant la météo des craintes, on le disait fou, on le disait sage, on murmurait des blagues sur son passage.


RÉINVENTER LE MONDE OU LE GRAND BRAS-MA
Le Grand Bras-Ma est né de plusieurs réminiscences de mon enfance. De mes amours lewis-carrolliennes. Mêlées à un petit clin d’œil (de néophyte) sur la mythologie hindoue aussi. J’avais envie d’un poulpe yogi pour confronter aussi la position plurielle des membres de la communauté de l’Antre. Il y a toujours un « original » dans un groupe, qui suscite fantasmes et polémiques. Le Grand Bras-Ma est un sage pour les uns, un illuminé pour les autres. Il est de toute façon « l’étranger dont il faut se méfier », puisqu’il a frayé avec le monde humain. Il est néanmoins le seul capable de servir d’intermédiaire avec la Chose, dans une tentative – interrompue - de communication. Seule la musique permet une communication universelle. La scène finale avec le Vibrargos est modeste  hommage personnel à une scène anthologique d’un film de Spielberg, Rencontres du Troisième Type, où l’on voit les hommes utiliser la musique et les gestes pour communiquer, avec le fameux codage de l’ethnomusicologue et pédagogue hongrois Zoltán Kodály.
Le Grand Bras-Ma est né aussi d’une expérience personnelle plus récente : alors que je revenais de visiter la dernière demeure de Léonard de Vinci au Clos Lucé où sont exposées des reproductions de ses inventions et machines, une amie chère (et par le plus grand des hasards, éditrice) m’a fait remarquer qu’il serait intéressant de puiser aussi dans cet univers. « Et si Le Grand Bras-Ma était un Léonard des océans ? » Chiche !



©Jeanne Macaigne

Première partie de l’entretien : On est bien peu de Chose