FLATI-FLUTIS
DANS LE MÉHÉHÉHÉ
RENCONTRE
AVEC SIGRID BAFFERT
Propos
recueillis par Chloé Mary
©Jeanne
Macaigne
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PREMIÈRE PARTIE :
ON EST BIEN PEU DE CHOSE
Ici,
au beau milieu du grand ventre bleu de la mer, loin, très loin de toute terre,
loin, très loin de toute île ou de tout atoll, le ciel crachait souvent des
choses. Des choses rondes, des choses carrées, des choses triangulaires, des
choses pointues, des choses tordues, des choses coniques, des brics, des brocs,
des tubes, des tiges, mais une chose était sûre, le ciel ne crachait que des
choses à moitié digérées et à moitié brûlées − bref, que des morceaux de
choses. Et les morceaux finissaient toujours par s’enfoncer dans la mer.
TOUT
CORPS LITTÉRAIRE PLONGÉ DANS UN LIQUIDE
Après avoir expérimenté la soif dans le désert rouge de La marche du baoyé, je voulais plonger un peu dans un autre univers… plus liquide.
Après avoir expérimenté la soif dans le désert rouge de La marche du baoyé, je voulais plonger un peu dans un autre univers… plus liquide.
Les
débuts de romans naissent souvent d’une collision. Collision sémantique, ou
collision graphique. Ce roman est né de deux rencontres.
La
première fut avec un article de Slate qui évoquait l'existence d'un gigantesque
cimetière marin spatial, dans un lieu intriguant, le « point Némo »,
au cœur du Pacifique. J’ai eu envie d’imaginer une faune et une flore dans ce
lieu jonché de fragments calcinés de modules spatiaux.
La
seconde fut avec l'univers unique et généreusement poético-fou de Jeanne Macaigne,
en particulier son album Les coiffeurs
des étoiles, qui tressait la mer et le ciel. J’ai été subjuguée (entre
autres) par l’image d’une comète en feu tombant dans la mer. Des couleurs
sublimes, un fascinant clair-obscur de bleu nuit et de rouge. Est né alors en
moi un désir jubilatoire : unir à mon tour le ciel et l'eau avec les mots.
Mais en y glissant aussi le plus gros grain de sable que la Terre ait porté :
l’Homme (j'aime que ça gratte un peu). L’idée initiale du roman m’a poussée
vers une confrontation que j’ai déjà explorée et qui m’amuse
profondément : celle entre l’Homme dans toute sa géniale (ou cynique)
absurdité, et le monde animal. L’intérêt résidant dans une vision du monde
humain à travers le prisme du monde animal.
Pour
en revenir à la collaboration magnifique avec Jeanne : je trouve dommage
que le travail de l’écrivain soit quasiment toujours au début de la chaîne d’un
projet éditorial et que l’illustration n’intervienne qu’a posteriori, une fois
le texte écrit. Pour avoir connu la joie – ô combien nourrissante - d’écrire des
textes à partir de musiques, j’ai voulu retrouver cette création en partage en
m’inspirant d’abord de l’univers graphique d’une illustratrice, avant d’écrire
mon texte. C’est un vrai cadeau de pouvoir tresser un imaginaire à deux. Ce
sont les images (d’œuvres antérieures) de Jeanne, ses couleurs extraordinaires,
ses personnages délirants qui ont fait naître en moi ce monde sous-marin.
Jeanne était déjà une fine experte en poulpes (sic) ; j’ai voulu néanmoins
tordre un peu cette faune qu’elle connaissait si bien, en la transformant :
à cause des effets de la pollution et des contaminations chimico-nucléaires, la
faune de La Chose du MéHéHéHé a subi quelques mutations étranges.
©Jeanne Macaigne |
DANS
L’ENCRIER DE L’ENFANCE
C’est
seulement parvenue à la fin de mon texte que j’ai compris dans quel encrier
avait trempé ma plume. J’ai le souvenir joyeux de la découverte de la série de
bandes dessinées Philémon de Fred, lorsque j’avais huit ans. Cet homme génial
avait imaginé que sur les planisphères, les lettres des mots OCÉAN ATLANTIQUE
formaient des îles. Son personnage Philémon plongeait dans un puits et partait
à la recherche du vieux Barthélémy, un naufragé du paradis perdu dans le monde
du A. Avec Fred, j’ai découvert l’absolue liberté du créateur, les failles
entre les mondes, l’enchâssement des récits, la déambulation dans l’inconscient
et les fantasmes, comme les corridas de pianos à queue, les assemblées de
souffleurs de théâtre au milieu de la mer, les peintres amphibiens…
À
la même époque, j’ai lu Lewis Carroll, et la découverte de l’humour absurde, du
nonsense, a été pour moi une intense révélation. Dans La Chose du MéHéHéHé, le Grand Bras-Ma est un peu une sorte clin
d’œil marin de la Chenille sur son champignon, ou du mystérieux Chat du
Cheshire. Quant à la Cour des Miracles, elle est née probablement de
réminiscences du Quadrille des Homards ou des Huîtres, du Morse et du
Charpentier.
Dans
le roman, Saï est une pieuvre rationnelle, méthodique à la limite de
l’obsession, pourtant, elle ne cesse de se heurter à l’impétuosité et aux
pulsions enfantines (et créatives) de Mo. Ce frottement entre la rationalité et
l’énergie candide crée des situations drôles, parfois dans un comique de répétition ;
j’ai voulu d’ailleurs une écriture assez dialoguée, presque théâtrale. J’aime
quand la poésie et l’humour se mêlent au prosaïque. Ça crée des étincelles de
sens tragicomiques et fait naître des Krakenko, des monstres poètes, qui peuvent
tout à la fois être source de terreur (par la dévoration) ou d’enchantement
inattendu.
©Jeanne Macaigne |
−
Ça mérite un Tcha-kou-tcha, non ? interrogea Mo, en toupillant à l’intérieur.
−
Sûr, ça mérite, acquiesça Saï.
−
Je dirais même un Tcha-kou-tcha d’urgence, ânonna Vish en faufilant son corps
gonflé avec effort dans la béance.
LA
SCÈNE DES ANIMAUX OU LA CHOSE À POINT
Dans
cet univers marin, il était naturel que les personnages principaux soient des
animaux. Le pinceau de Jeanne Macaigne m’a inspiré bien sûr l’idée des
pieuvres, avec la jubilation graphique des tentacules, de la souplesse des
corps, des possibilités infinies des mouvements, danses aquatiques ou ballets
en tous genres.
Dès
le départ est né un trio, comme une déclinaison de figures presque théâtrales
ou circassiennes (un peu à la manière de l’Auguste et du clown blanc) :
Saï, la rationnelle-sceptique, Mo, l’infatigable curieuse-fougueuse et Vish la « boiteuse ».
Autour de ces trois personnages centraux a germé une Cour des Miracles, nichée
dans un Antre corallien tchernobylisé, toute une galerie d’êtres mutants.
Hors
de cet Antre, j’ai ajouté deux « loups » (ou bars) solitaires : Krakenko,
une orque aussi féroce que poète, et le Grand Bras-Ma, un poulpe géant aux
allures de brahmane (c’est d’ailleurs lors de sa géante naissance que les noms
de Saï, Mo, et Vish ont surgi…) J’ai compris que mon goût pour la Chose
freudienne avait inconsciemment façonné les personnages principaux comme une
déclinaison humoristique du ça, du moi et du surmoi. De là à dire que j’ai
plongé dans mes propres abysses psychanalytiques (la métaphore était tentante…)
il n’y a qu’un pas !
Pour
le personnage de Mo, l’Antre est étouffant. Elle est donc le personnage qui
file sans cesse vers l’inconnu, fasciné par la nouveauté, l’incompréhensible,
mais sans angoisse, avec une forme d’insouciance libératoire. Mo est cette part
intime d’infinie liberté en chacun de nous, celle qui peut s’exprimer sans
filtre et à la source de toute création.
Tout
ce petit monde s’est organisé contre et autour d’un point focal : la
Chose. La Chose, surgie d’on ne sait où. Le grain, le grumeau de l’histoire,
l’inconnu qui dérange et bouscule tout ce microcosme marin. Bien que cette
histoire soit dans le registre du conte, je voulais jouer là sur
l’impossibilité de communication (et de compréhension mutuelle) entre l’homme
et l’animal. Ici, humain et pieuvres ne parlent pas le même langage (un ressort
que j’avais déjà utilisé précédemment). Et surtout, égaré dans l’immensité de
l’eau sans sa technologie envahissante, l’homme se trouve réduit à un pauvre
mollusque flottant dans sa coquille. Une pauvre Chose (qui se révélera pourtant
plus dangereuse que la terrible Krakenko), dont il est tentant de s’emparer par
le langage et les expressions, pour qui aime les Choses de l’esprit…
Le
compte rendu de Mo à l’Assemblée de l’Antre pour clarifier la Chose déclencha
une déferlante de remarques lumineuses.
−
Si elle n’a pas de bouche en haut, c’est qu’elle a une bouche en bas, remarqua
un oursin inspiré. Il faut bien une bouche quelque part.
−
Et un cul aussi, approuva le crabe cornu avec philosophie.
Ce
point souleva un débat animé au sein de la congrégation des concombres de mer,
très éclairée, comme chacun sait, sur les questions d’anatomie.
−
Elle a une coquille mobile, c’est peut-être une espèce inconnue de
bernard-l’hermite géant. Redoublons de méfiance, les bernard-l’hermite sont des
voleurs de coquille.
Des
voix discordantes s’élevèrent parmi le cercle des homards chromés. Bientôt se
mêlèrent à la controverse les crevettes bouffies, qui se mirent à frétiller
d’indignation.
©Jeanne Macaigne |
Suite
de l’entretien : Ce qui fait la noblesse d'une Chose