jeudi 10 octobre 2019


FLATI-FLUTIS DANS LE MÉHÉHÉHÉ
RENCONTRE AVEC SIGRID BAFFERT
Propos recueillis par Chloé Mary


©Jeanne Macaigne
PREMIÈRE PARTIE : ON EST BIEN PEU DE CHOSE


Ici, au beau milieu du grand ventre bleu de la mer, loin, très loin de toute terre, loin, très loin de toute île ou de tout atoll, le ciel crachait souvent des choses. Des choses rondes, des choses carrées, des choses triangulaires, des choses pointues, des choses tordues, des choses coniques, des brics, des brocs, des tubes, des tiges, mais une chose était sûre, le ciel ne crachait que des choses à moitié digérées et à moitié brûlées − bref, que des morceaux de choses. Et les morceaux finissaient toujours par s’enfoncer dans la mer.


TOUT CORPS LITTÉRAIRE PLONGÉ DANS UN LIQUIDE
Après avoir expérimenté la soif dans le désert rouge de La marche du baoyé, je voulais plonger un peu dans un autre univers… plus liquide.
Les débuts de romans naissent souvent d’une collision. Collision sémantique, ou collision graphique. Ce roman est né de deux rencontres.
La première fut avec un article de Slate qui évoquait l'existence d'un gigantesque cimetière marin spatial, dans un lieu intriguant, le « point Némo », au cœur du Pacifique. J’ai eu envie d’imaginer une faune et une flore dans ce lieu jonché de fragments calcinés de modules spatiaux.
La seconde fut avec l'univers unique et généreusement poético-fou de Jeanne Macaigne, en particulier son album Les coiffeurs des étoiles, qui tressait la mer et le ciel. J’ai été subjuguée (entre autres) par l’image d’une comète en feu tombant dans la mer. Des couleurs sublimes, un fascinant clair-obscur de bleu nuit et de rouge. Est né alors en moi un désir jubilatoire : unir à mon tour le ciel et l'eau avec les mots. Mais en y glissant aussi le plus gros grain de sable que la Terre ait porté : l’Homme (j'aime que ça gratte un peu). L’idée initiale du roman m’a poussée vers une confrontation que j’ai déjà explorée et qui m’amuse profondément : celle entre l’Homme dans toute sa géniale (ou cynique) absurdité, et le monde animal. L’intérêt résidant dans une vision du monde humain à travers le prisme du monde animal.
Pour en revenir à la collaboration magnifique avec Jeanne : je trouve dommage que le travail de l’écrivain soit quasiment toujours au début de la chaîne d’un projet éditorial et que l’illustration n’intervienne qu’a posteriori, une fois le texte écrit. Pour avoir connu la joie – ô combien nourrissante - d’écrire des textes à partir de musiques, j’ai voulu retrouver cette création en partage en m’inspirant d’abord de l’univers graphique d’une illustratrice, avant d’écrire mon texte. C’est un vrai cadeau de pouvoir tresser un imaginaire à deux. Ce sont les images (d’œuvres antérieures) de Jeanne, ses couleurs extraordinaires, ses personnages délirants qui ont fait naître en moi ce monde sous-marin. Jeanne était déjà une fine experte en poulpes (sic) ; j’ai voulu néanmoins tordre un peu cette faune qu’elle connaissait si bien, en la transformant : à cause des effets de la pollution et des contaminations chimico-nucléaires, la faune de La Chose du MéHéHéHé a subi quelques mutations étranges.

©Jeanne Macaigne


DANS L’ENCRIER DE L’ENFANCE
C’est seulement parvenue à la fin de mon texte que j’ai compris dans quel encrier avait trempé ma plume. J’ai le souvenir joyeux de la découverte de la série de bandes dessinées Philémon de Fred, lorsque j’avais huit ans. Cet homme génial avait imaginé que sur les planisphères, les lettres des mots OCÉAN ATLANTIQUE formaient des îles. Son personnage Philémon plongeait dans un puits et partait à la recherche du vieux Barthélémy, un naufragé du paradis perdu dans le monde du A. Avec Fred, j’ai découvert l’absolue liberté du créateur, les failles entre les mondes, l’enchâssement des récits, la déambulation dans l’inconscient et les fantasmes, comme les corridas de pianos à queue, les assemblées de souffleurs de théâtre au milieu de la mer, les peintres amphibiens…
À la même époque, j’ai lu Lewis Carroll, et la découverte de l’humour absurde, du nonsense, a été pour moi une intense révélation. Dans La Chose du MéHéHéHé, le Grand Bras-Ma est un peu une sorte clin d’œil marin de la Chenille sur son champignon, ou du mystérieux Chat du Cheshire. Quant à la Cour des Miracles, elle est née probablement de réminiscences du Quadrille des Homards ou des Huîtres, du Morse et du Charpentier.
Dans le roman, Saï est une pieuvre rationnelle, méthodique à la limite de l’obsession, pourtant, elle ne cesse de se heurter à l’impétuosité et aux pulsions enfantines (et créatives) de Mo. Ce frottement entre la rationalité et l’énergie candide crée des situations drôles, parfois dans un comique de répétition ; j’ai voulu d’ailleurs une écriture assez dialoguée, presque théâtrale. J’aime quand la poésie et l’humour se mêlent au prosaïque. Ça crée des étincelles de sens tragicomiques et fait naître des Krakenko, des monstres poètes, qui peuvent tout à la fois être source de terreur (par la dévoration) ou d’enchantement inattendu.


©Jeanne Macaigne

− Ça mérite un Tcha-kou-tcha, non ? interrogea Mo, en toupillant à l’intérieur.
− Sûr, ça mérite, acquiesça Saï.
− Je dirais même un Tcha-kou-tcha d’urgence, ânonna Vish en faufilant son corps gonflé avec effort dans la béance. 


LA SCÈNE DES ANIMAUX OU LA CHOSE À POINT
Dans cet univers marin, il était naturel que les personnages principaux soient des animaux. Le pinceau de Jeanne Macaigne m’a inspiré bien sûr l’idée des pieuvres, avec la jubilation graphique des tentacules, de la souplesse des corps, des possibilités infinies des mouvements, danses aquatiques ou ballets en tous genres.
Dès le départ est né un trio, comme une déclinaison de figures presque théâtrales ou circassiennes (un peu à la manière de l’Auguste et du clown blanc) : Saï, la rationnelle-sceptique, Mo, l’infatigable curieuse-fougueuse et Vish la « boiteuse ». Autour de ces trois personnages centraux a germé une Cour des Miracles, nichée dans un Antre corallien tchernobylisé, toute une galerie d’êtres mutants.
Hors de cet Antre, j’ai ajouté deux « loups » (ou bars) solitaires : Krakenko, une orque aussi féroce que poète, et le Grand Bras-Ma, un poulpe géant aux allures de brahmane (c’est d’ailleurs lors de sa géante naissance que les noms de Saï, Mo, et Vish ont surgi…) J’ai compris que mon goût pour la Chose freudienne avait inconsciemment façonné les personnages principaux comme une déclinaison humoristique du ça, du moi et du surmoi. De là à dire que j’ai plongé dans mes propres abysses psychanalytiques (la métaphore était tentante…) il n’y a qu’un pas !
Pour le personnage de Mo, l’Antre est étouffant. Elle est donc le personnage qui file sans cesse vers l’inconnu, fasciné par la nouveauté, l’incompréhensible, mais sans angoisse, avec une forme d’insouciance libératoire. Mo est cette part intime d’infinie liberté en chacun de nous, celle qui peut s’exprimer sans filtre et à la source de toute création.
Tout ce petit monde s’est organisé contre et autour d’un point focal : la Chose. La Chose, surgie d’on ne sait où. Le grain, le grumeau de l’histoire, l’inconnu qui dérange et bouscule tout ce microcosme marin. Bien que cette histoire soit dans le registre du conte, je voulais jouer là sur l’impossibilité de communication (et de compréhension mutuelle) entre l’homme et l’animal. Ici, humain et pieuvres ne parlent pas le même langage (un ressort que j’avais déjà utilisé précédemment). Et surtout, égaré dans l’immensité de l’eau sans sa technologie envahissante, l’homme se trouve réduit à un pauvre mollusque flottant dans sa coquille. Une pauvre Chose (qui se révélera pourtant plus dangereuse que la terrible Krakenko), dont il est tentant de s’emparer par le langage et les expressions, pour qui aime les Choses de l’esprit…

Le compte rendu de Mo à l’Assemblée de l’Antre pour clarifier la Chose déclencha une déferlante de remarques lumineuses.
− Si elle n’a pas de bouche en haut, c’est qu’elle a une bouche en bas, remarqua un oursin inspiré. Il faut bien une bouche quelque part.
− Et un cul aussi, approuva le crabe cornu avec philosophie.
Ce point souleva un débat animé au sein de la congrégation des concombres de mer, très éclairée, comme chacun sait, sur les questions d’anatomie.
− Elle a une coquille mobile, c’est peut-être une espèce inconnue de bernard-l’hermite géant. Redoublons de méfiance, les bernard-l’hermite sont des voleurs de coquille.
Des voix discordantes s’élevèrent parmi le cercle des homards chromés. Bientôt se mêlèrent à la controverse les crevettes bouffies, qui se mirent à frétiller d’indignation.

©Jeanne Macaigne

Suite de l’entretien : Ce qui fait la noblesse d'une Chose