jeudi 24 octobre 2019


LE SOUS-MARIN JEANNE

Rencontre avec le monde de Jeanne Macaigne à partir de trois illustrations extraites de La Chose du MéHéHéHé de Sigrid Baffert, de ses albums L’hiver d’Isabelle et Les coiffeurs des étoiles, des couleurs de l’inconscient et de l’éveil colorisé du sur-conscient, d’histoires paressant dans un hamac l’œil bien ouvert sur les mouvements de la vie, au cœur de l’architecture de scènes habitées par la voix libre de l’enfance, portes passées vers l’infiniment grand de l’infiniment petit, corps-paysage d’une artiste posé sur le strapontin du monde, au vif, à vif, sur le vif des énergies de la Beauté

L’ŒIL

©Jeanne Macaigne

LE CHOIX DES COULEURS DE L’INCONSCIENT
Dans La Chose du MéHéHéHé, la couleur qui s’est tout de suite imposée suite à la première lecture du texte de Sigrid était le bleu. Couleur de ce point de contact entre trois espaces : la mer, le ciel et la terre. Sous les mots de Sigrid, j’entendais les respirations des animaux, le silence gonflé d’eau, les ballets des objets jetés au fond. Et chaque pas, chaque oscillation, revêtait un son, une couleur.
Sigrid m’avait proposé d’illustrer un texte suite à la lecture de mon album Les coiffeurs des étoiles. L’histoire parle d’exil, des liens qui se tissent, de la possibilité de se recréer une famille sans perdre le fil de ses origines. Il y avait ce point de contact entre la Mer et le Ciel qui était le point de départ, de l’histoire, ce bleu originel.
Le bleu, pour moi, ce sont aussi des souvenirs bleus, la mer, l’horizon, l’avenir, la couleur des changements, des possibles, les mots bleus. Ici, dans La Chose du MéHéHéHé, Sigrid parle dans une langue déliée, libre, acérée et drôle, des effets de la pollution et des contaminations industrielles sur une faune transformée malgré elle.
Il y a sans cesse ces allers-retours entre la surface de l’eau où flotte la Chose et l’antre des animaux, véritable assemblée démocratique des animaux des abysses où tout se décide.
Il y a des pages claires de peau-surface de l’eau, et des pages sombres des profondeurs.
Quand je me plaçais du point de vue de la Chose, du côté du monde aérien, je sentais la lumière crue venir se réfracter sur la surface de l’eau comme un déni de la réalité sous-marine.
À chaque fois que je plongeais en compagnie des trois pieuvres, je me retrouvais dans l’inconscient du monde marin, son ventre sombre, exaltant et effrayant à la fois.


DOS DE COUVERTURE DE FACE
Sur la couverture, les trois personnages Mo, Saï et Vish, trois petites pieuvres que l’on va suivre tout au long du roman, tournent le dos au lecteur et regardent l’horizon au travers d’un grand œil. Un œil comme un ballon bizarre tourné vers l’infini, fenêtre d’entrée de l’histoire qu’elles nous invitent à franchir. Le sujet principal est le grand monde vers lequel elles regardent.
Les trois pieuvres se tiennent droites et attendent le début de la grande histoire. Elles prendront délicatement le lecteur dans leurs tentacules et l’emmèneront vers les abysses, le feront rire, réfléchir, comprendre. Posées sur un bras du Grand Bras-Ma, elles seront observatrices, compagnonnes de ce calamar géant, figure de la pensée puissante de la nature qui observe le monde des humains de son grand œil sage.
En tournant le dos et en regardant au travers de l’œil-hublot, elles nous indiquent le chemin à suivre.
Le dessin permet de révéler des mondes souterrains et inconscients qui nous ré-enracinent à la terre. À chaque fois, je suis embarquée dans mon propre rêve, je cherche à éclairer, à trouver de la joie, de l’éclat aux choses. Je suis tout à fait éveillée et sur-consciente. J’essaie de faire vivre les êtres de mes dessins en mettant, autant que possible, la logique du visible au service de l’invisible. J.R.R. Tolkien disait « un seul rêve est plus puissant qu’un millier de réalités ».
Et pour cette couverture de La Chose du MéHéHéHé, j’ai essayé de revenir à la matière des mots de Sigrid, à leur puissance évocatrice, comme si je descendais en sous-marin dans sa littérature, et donnais un accès au lecteur qui attend sur le bord du grand Œil de nager dans son texte.


SENSATIONS D’ENFANCE
Lorsque j’étais enfant, j’allais souvent à la mer. Le soir, la lune se levait derrière l’horizon, la nuit exhalait ses parfums, les étoiles dansaient à la surface de l’eau, les promeneurs chuchotaient, les secrets de l’ombre se nouaient. J’adorais ce ballet gracieux de la nuit. C’était un spectacle.
Aussi, j’aimais voir les gens danser. À la maison, à des mariages, dans des fêtes, des théâtres.
Dans les spectacles, il y avait toujours cette ambiance irréelle, les gens pomponnés, les mouvements dans les escaliers, l’attente, les sourires. La sonnerie retentissait, les lumières s’éteignaient, la musique s’élevait dans la pénombre, le rideau se levait, l’histoire commençait.
Les corps circulaient, racontaient. J’imaginais intérieurement l’histoire de chaque corps. Il y avait des histoires dans les histoires. Chaque corps en mouvement dansait son personnage et son intériorité propre. Et cette liberté des corps me faisait rêver et danser.
Tous ces petits tableaux en fête m’accompagnent dans mes dessins. Les paysages rêvés apparaissent avec leurs habitants, leurs dialogues, leurs musiques.


LE DROIT À LA PARESSE : COMMENT NAISSENT LES HISTOIRES
L’histoire arrive à point nommé, lorsqu’on ne s’y attend pas. Elle survient à un moment, et tout se dessine. Avant ce moment, j’ai beau faire des recherches à son propos, l’appeler, la chercher, la provoquer en haut de la colline, elle paresse dans son hamac la bouche ouverte. Et quand elle en vient même à se transformer en Belle au bois dormant, je lui tourne le dos. Je travaille à d’autre chose, et au moment où je l’oublie totalement, elle apparaît endimanchée sur le seuil de ma pensée.
Pour L’hiver d’Isabelle, ou Les coiffeurs des étoiles, ce sont des contes universels qui, à partir de l’intime, révèlent des chemins philosophiques vers la quête de soi.


SUR L’ÉPAULE DES MONDES
Chaque monde dans mes livres évoque des états psychologiques particuliers, je choisis le meilleur paysage métaphorique qui pourra épauler l’histoire, à moins que celui-ci ne me choisisse. Chaque élément du monde est en vibration, comme chaque être vivant. C’est la vie en mouvement que j’essaie de capter pour traduire son battement à ma mesure.



L’ANTRE

©Jeanne Macaigne

TOUS ENSEMBLE, TOUS ENSEMBLE, TOUS SEULS ENSEMBLE
Le lecteur suit les trois pieuvres d’une page à l’autre du livre. Elles sont en petit comité, très actives et sont les moteurs propulseurs qui permettent de passer d’une scène à l’autre.
La voix de ces trois personnages c’est aussi la voix intérieure de l’enfance, son regard neuf sur les choses, sa liberté, sa curiosité insatiable, son ingéniosité, sa créativité. A eux trois, ils créent une petite cellule d’amitié en prise avec des questions existentielles et mettent de l’ordre dans le chaos de cet océan pollué. Ils déclenchent l’action en communiquant avec tous les acteurs des abysses pour agir ensemble.
Être ensemble, être seul, sont deux questionnements permanents. Dans L’hiver d’Isabelle, qui est une aventure intérieure, Isabelle est seule, mais sa solitude est rompue grâce à la convocation de communautés intérieures : ses rêves et ses souvenirs. Il s’agit d’une histoire introspective, d’un voyage intime qui trouve sa résolution dans la communication d’un être avec lui-même.
Dans Les coiffeurs des étoiles, les trois enfants parlent en leur nom, à la première personne du pluriel : « nous ». C’est un trio qui agit, un groupe qui va réussir à lever les peurs qui pèsent sur sa famille et sur les habitants de l’île. Le pouvoir libre des enfants est mobilisé pour libérer le regard sur l’inconnu, et recréer les liens entre tous.


WELCOME AND BIENVENUE
Les fleurs rosaces de l’antre, « large cicatrice de corail », sont en mouvement comme les personnages, dans l’eau, une invitation à rentrer dans un cocon loin du bruit du monde. J’ai pensé à une entrée de music-hall avec des myriades de lumières pour accueillir les visiteurs vers un passage sombre et mystérieux. Un abysse dans les abysses.
Il peut y avoir souvent plusieurs circulations dans mes images. Une porte s’ouvre, une autre, puis encore une autre. J’aime installer différentes pièces, on peut ainsi se promener dans l’image à sa guise, percevoir en premier lieu une grande forme, puis plonger ses yeux dans d’autres plus petites, ou l’inverse. C’est l’idée d’un infiniment petit dans un grand tout ou d’un grand tout dans un infiniment petit.



LE COLLECTIF RÉINVENTÉ


©Jeanne Macaigne

« Peu à peu, une foule multiforme s’aggloméra autour d’elles, nageant, palpitant, rampant, glissant, floufloutant. Autour de la colonie échevelée d’anémones albinos et d’oursins bicéphales se réunirent d’abord les baudroies cyclopes, la meute de méduses mercureuses et quelques poissons velus. Suivirent les crevettes bouffies, les homards chromés et l’escadron de crabes cornus. Enfin se joignit à l’auditoire la cohorte goudronneuse de concombres de mer. »



AU SPECTACLE DU MONDE RADIEUX
À la découverte de la description de cette communauté, j’étais comme invitée chez elle, j’avais un strapontin dans les étages de cette grande assemblée et j’étais directement concernée, comme témoin du spectacle du monde. Le lecteur se trouve dans une position résistante et agissante. Ce sont des êtres qui ont subi les radiations d’un monde qu’ils ne connaissent pas, leurs âmes lumineuses néanmoins réussissent à se construire des pensées radieuses contre l’absurdité d’un monde qui part à la dérive au-dessus de leur tête.


CORPS-PAYSAGE
Les dialogues de Sigrid entre les créatures sont très évocateurs. Ils ont immédiatement suscité des images chez moi. Les descriptions sont si précises qu’un petit film s’est déroulé tout de suite dans mon esprit. J’ai animé les pieuvres, et les autres personnages ont suivi en dessin dans un cortège de fête.
J’aime dessiner les corps et les paysages, les deux se répondent, les corps deviennent paysages, les paysages sont des corps. Lorsque je dessine, j’essaie de varier les cadres, les formes, les personnages, de m’amuser toujours comme dans un jeu. Pour La Chose du MéHéHéHé, j’ai gardé la même jubilation que j’ai dans mes carnets à dessiner sur le vif des personnages. Dans ce livre, j’ai principalement travaillé et dessiné des lumières pour figurer l’environnement des personnages. Ce sont des zooms sur cette histoire très axée sur l’action et les dialogues. Cependant, il y a quelques paysages : quand les sujets pénètrent dans un nouveau lieu par exemple.

Recherche de pieuvres©Jeanne Macaigne


TROIS GROSSES TÊTES PENSANTES
J’invente de nouvelles formes qui pourraient porter au mieux le texte de Sigrid. Les pieuvres ont de grosses têtes pensantes, un corps un peu mou, un petit visage humain, des tentacules pas très grands, pour qu’elles soient hyper mobiles dans leurs mouvements.
Mo est la plus jeune, la plus vive, la plus drôle, elle répond toujours un peu à côté de la plaque mais a des idées fulgurantes, elle fonce et amène tout le monde avec elle. Elle a de grands yeux ouverts sur le monde, est super-hédoniste et adore s’amuser de tout et de rien.
Saï est un peu la pensée raisonnable, celle qui tourne autour des choses avant de prendre une décision, celle qui a la tête bien sur les épaules. Elle porte des petites lunettes parce qu’à force de lire tous les emballages des bouteilles au fond de l’eau, elle y voit flou.
Vish a gobé un parapluie et avance un peu moins vite, elle prend son temps, elle est un peu moins aventureuse que les autres mais elle possède un sens de l’amitié très haut. Elle tempère le trio.

EN ENFANCE...
L’enfance est en chacun de nous, on continue à la porter à chaque âge de la vie. Tous les âges sont là et s’expriment différemment selon les événements extérieurs. Je crois bien que je mobilise toujours l’énergie de l’enfance lorsque je dessine.


... RÉSISTANCES !
J’essaie de résister par mes images aux noirceurs du monde qui nous entoure, de toujours laisser émerger les beautés, de les cultiver, de les déployer. La résistance affirmée et joyeuse est peut-être la plus puissante des résistances parce qu’elle puise toute sa force dans les cœurs courageux.


©Jeanne Macaigne



La Chose du MéHéHéHé
Sigrid Baffert
Illustrations de Jeanne Macaigne
Polynie, 2019

Jeanne Macaigne
éditions MeMo, 2017

Jeanne Macaigne
éditions MeMo, 2018