Rencontre avec Sigrid
Baffert autour de son roman La marche du baoyé, du monde et de ses
errances, et de la puissance de la poésie (Première partie)
©Léonore et Adrienne Sabrier |
Au matin, on a quitté notre ferme tous les cinq à
pied.
P’pa tirant la carriole, M’ma, Grand Ouji, Monsieur
B rempoté dans son tonneau et moi.
Il régnait un silence de nuit d’hiver en plein jour.
Autour de nous, il ne restait qu’un désert rouge. Tout avait été ratiboisé.
Arbres, racines, herbes, buissons, plus une seule ligne verticale n’arrêtait
l’horizon. Notre bout de terre avait été plus épilé qu’un rôti. Bientôt
pousseraient dessus du gazon et des fleurs au garde-à-vous, comme une perruque sur
un crâne chauve.
À l’heure où pointaient les premiers rayons, les Déracineurs
digéraient encore.
AprÈs la gueule de bois, l’invention
Sigrid Baffert : À
l’origine de La marche du baoyé, il y a sans doute une sensation
d’ensablement, d’étouffement. Une saturation face aux mille visages de la
violence, comme une gueule de bois qui n’en finirait pas. Je ne suis pas un
animal politique, je ne sais qu’inventer des histoires. Alors j’invente.
Je
m’aperçois que ces dernières années, je n’ai cessé d’explorer deux idées
intimement liées : la transmission interrompue (l’effacement, la disparition),
et l’errance dans l’exil. La marche du baoyé fait écho à d’autres textes
récents ou plus anciens que j’ai écrits.
Je
pense à des spectacles musicaux, Halb, l’autre moitié, qui parle de
transmission et de mémoire, à Loin de Garbo (un projet en cours, qui
évoque, par le prisme de la musique, la dictature, l’exil et la difficile
reconstruction dans un pays inconnu), à La fille qui avait deux
ombres paru en 2015. J’ai aussi un roman d’aventures à paraître, Tous les
bruits du monde, qui met en scène des personnages en fuite et en sur
vie. On a beau explorer des territoires variés, on en revient toujours à l’os,
à ce qui nous a forgés et poussés vers l’écriture…
Tous ces textes sont aussi liés, dans leur
genèse, par la musique. Qu’ils soient structurellement musicaux, ou qu’ils le
soient de manière plus implicite, écrits en filigrane à la manière d’une
partition. Mon écriture reste toujours duelle, à la frontière entre littérature
et chanson. J’ajouterais : une « écriture tri-elle »,
puisqu’elle est marquée aussi je crois par l’empreinte cinématographique. La
littérature est le lieu qui m’a permis de tresser les deux mondes qui m’ont
façonnée : le cinéma et la musique.
On a repris notre marche, en jetant des regards furtifs aux branches de Monsieur B. Avec la chaleur, la terre devenait plus foncée, elle prenait par endroits une couleur de tabac séché. Le Vent Rouge s’est levé. Il a enroulé son souffle brûlant autour de nos cous et nos visages tannés.
On a repris notre marche, en jetant des regards furtifs aux branches de Monsieur B. Avec la chaleur, la terre devenait plus foncée, elle prenait par endroits une couleur de tabac séché. Le Vent Rouge s’est levé. Il a enroulé son souffle brûlant autour de nos cous et nos visages tannés.
Une
volée de choucas hackers a frôlé nos têtes.
P’pa a juré.
—
Une kouré ! Ces rats plumés nous ont volé une kouré !
On
les a poursuivis avec des cailloux, mais ils riaient presque, ces satanés
oiseaux, ils étaient déjà loin.
©Léonore et Adrienne Sabrier |
En exil ou manger-être mangÉ
S. B. : On
ne peut plus mettre la tête dans le sable (si j’ose dire). Chaque jour nous met
en lumière des tragédies humaines. Il y a la question douloureuse de l’exil
forcé, de l’anéantissement des peuples, mais d’une manière plus large, plus
métaphorique, le choix de repli que font certaines sociétés, de refus de
l’autre, la négation d’une réalité planétaire et de la nécessité d’un
re-partage des ressources. Mais aussi le choix plus insidieux de l’effacement
de l’individu, de la pensée singulière et autonome par la censure consensuelle.
Manger-être mangé. Ce balancier-hachoir qui tranche dans son oscillation féroce
les hésitants, les retardataires, les faibles, les soumis… La famille Manké a été
contrainte de manger un à un tous les animaux de sa ferme (jusqu’à l’âne
Spinoza, même si le récit ne l’énonce pas explicitement), afin de ne pas mourir
affamée par les Déracineurs. Alors Tiago espère que ce sacrifice qui l’obsède
n’aura pas été vain et que le désert ne les dévorera pas à son tour comme une «
justice immanente ». La mort est là, omniprésente. Elle s’immisce par tous les
pores, dans tous les interstices. Elle est le sable rouge, prête à engloutir.
Elle reste non verbalisée par les adultes, comme si le déni et le silence
suffisaient à l’exorciser. Mais le silence des adultes n’empêche pas les deux
enfants d’en avoir une conscience aiguë. Elle hante Tiago tout le long du
récit.
—
Ouji Manké, a répondu M’ma avec une douceur inattendue, regarde bien ces cinq
kourés. Elles sont là, bien accrochées, et jusqu’à ce que je le décide, elles
vont rester là, sur les branches de Monsieur B. Sais-tu pourquoi, fils ?
—
Non, pourquoi ?
Il
y a eu un court silence durant lequel chacun de nous a très nettement senti le
parfum des kourés dans chaque alvéole de ses poumons, dans chaque infime recoin
de sa gorge, comme une promesse, puis M’ma a repris :
—
Parce qu’elles sont notre dernier gage d’humanité pour les jours qui nous
restent à marcher, tu comprends ? On va devoir partager.
Le tamis de la vie
S. B. : Je vois la littérature (mais aussi l’Art de manière
générale) comme un grand tamis de la vie et du désordre du monde. Un lieu où se
décante l’essentiel. Un lieu où les sujets s’extraient du grand magma et se
cristallisent en pépites. Ils deviennent enfin visibles, ils peuvent être
observés, bousculés, questionnés, démystifiés. Parfois dans une forme de combat
et de résistance. Mais je me garde des textes péremptoires, ceux qui imposent
au lecteur une opinion. J’aime à croire que le lecteur est assez grand pour se
la forger lui-même. Je préfère les textes qui questionnent. J'ai toujours essayé d'aborder les choses graves avec humour,
par le prisme de la poésie. Je crois en la lucidité des enfants, en leur force
immense. J'ai parfois l'impression étrange que l'arbre est inversé ; il arrive
que ce soient eux, les racines, eux qui portent le monde adulte à bouts de
bras. Et ce sont leurs rêves fous, leurs regards et leurs rires qui me tiennent
debout. Ils sont la raison pour laquelle je mets la littérature jeunesse
au-dessus de tout.
Un cri tenu, seconde partie de la rencontre, à suivre.