Suite de la rencontre avec Sigrid Baffert autour de son roman La marche du baoyé
L’arbre de l’humanitÉ
Sigrid Baffert : Cette
famille de naufragés du désert pourrait être cinq expressions d’un même visage,
cinq pièces d’un puzzle. Une sorte de condensé d’humanité, condamnée à vivre.
Il y a le père, taiseux, monolithique, qui porte en lui la permanence et qui «
tracte le monde ». La mère est le métronome, elle est celle autour de laquelle
tout s’organise et se rythme : le temps, la marche, les pauses. C’est elle qui
gère, régule, ordonne, distribue, partage. Mais elle n’interroge pas,
n’explique pas. Elle est. C’est tout. Les deux fils, aussi dissemblables
que complémentaires : Grand Ouji, le grand frère, à la fois impulsif et
nonchalant. Son jeune frère Tiago, plus mature. Plus inquiet aussi. Il est le
sensible, celui qui doute. Enfin, Monsieur B.
—
Manké, a dit soudain M’ma, on va jouer à « J’ai plus d’appétit qu’un barracuda
». Tiago, c’est à toi.
J’ai
entouré mes genoux de mes bras et je me suis mis à me balancer comme lorsque
j’étais petit.
—
Je pourrais avaler un éléphant dans un boa, j’ai commencé tout bas.
—
Je pourrais gober le président, les ministres, leurs mensonges
et toute l’armée comme un baba, a renchéri P’pa.
—
Je pourrais faire frire les anneaux de Saturne et Jupiter comme des calamars et
les manger avec du tapioca, a dit M’ma.
—
Je pourrais croquer un à un tous les grains du Kalahari et du Sahara, a baillé
Grand Ouji, très las.
MONSIEUR B
Pour le coup, l’arbre n’est pas nommé ici par une simple
initiale dans un dessein d’anonymisation. C’est au contraire, un « sur-nom »
qui place Monsieur B, dernier baoyé survivant, (et dernier sursaut de vie),
comme le cinquième membre de la famille Manké. Un sur-nom qui le sacralise,
d’une certaine manière : « Monsieur ». Monsieur
B répond à la question : « Qu’emporte-t-on dans sa valise lorsqu’on doit tout
laisser derrière soi ? ». Les racines, je crois. Monsieur B porte en lui les
dernières racines de la famille Manké, les dernières promesses. Il est donc à
la fois la figure de l’arrachement à la terre d’origine (pour être transporté)
et de la continuité (« celui qu’on pourra replanter »). Au point que le père a
décidé de nommer l’arbre comme une personne. Enfin, presque. Par une simple
initiale. Mais cette initiale se trouve justement au début de
l’alphabet. Un re-commencement est donc possible.
Dans le même mouvement, Tiago a l’intuition qu’il est
indispensable de renommer la kouré unique née de ses rêves. On est là dans le
domaine assez freudien de la pensée magique ; Tiago a sans doute ainsi
trouvé une façon de protéger symboliquement cet ovni accouché de ses fantasmes
et de le pérenniser par le langage. Quand la kouré sera mangée, il restera ce
mot unique, la kourjus.
je voudrais pas mourir sans avoir eu la force de porter M’ma sur les épaules je voudrais pas mourir sans m’être enivré de vin de benghié je voudrais pas mourir sans avoir construit seul quelque chose de mes mains je voudrais pas mourir sans avoir entendu une fois le bruissement d’un glacier il paraît qu’il existe des montagnes qui parlent moi aussi je voudrais leur parler je voudrais pas mourir là au milieu de nulle part parce que je refuse de croire que Spinoza est mort pour rien
© Léonore et Adrienne Sabrier |
je voudrais pas mourir sans avoir eu la force de porter M’ma sur les épaules je voudrais pas mourir sans m’être enivré de vin de benghié je voudrais pas mourir sans avoir construit seul quelque chose de mes mains je voudrais pas mourir sans avoir entendu une fois le bruissement d’un glacier il paraît qu’il existe des montagnes qui parlent moi aussi je voudrais leur parler je voudrais pas mourir là au milieu de nulle part parce que je refuse de croire que Spinoza est mort pour rien
L’au-delÀ des mots
J’ai
fait ce choix des mots inventés, parce que je ne voulais pas ancrer le texte
dans une géographie, ni une temporalité précises. Le lecteur pressent qu’il
traverse là une Afrique imaginaire, mais ce pourrait tout aussi bien être un
désert sud-américain ou le bush australien. J’ai pris la liberté de faire un
clin d’oeil à Boris Vian et à son fameux « je voudrais pas crever… », et
à sa trouvaille littéraire de L’Écume des jours. Je me souviens combien,
adolescente, j’avais trouvé puissante l’expression de la maladie du personnage
de Chloé par la métaphore du nénuphar poussant dans son poumon, et non par une
description rationnelle et clinique. En ne nommant pas la maladie, Boris Vian
la rend universelle. Cette famille Manké pourrait vivre sur n’importe quel
continent ou dans n’importe quel désert. En usant d’une faune et d’une flore
imaginaires, je pouvais inscrire l’histoire dans un espace-temps plus
universel. Ainsi, j’ai voulu cette marche à travers le désert et l’immensité
des dunes à l’image d’une ligne d’écriture sur une page blanche. Le texte a été
écrit sur une tension, une sorte de note filée, de cri tenu : il y a ceux
qui renoncent, et ceux qui continuent. Avec, dans l’arrière-cour de mon
imaginaire, le souvenir prégnant d’un court roman d’anticipation de Stephen
King, paru sous le pseudo de Richard Bachman en 1979 : Marche ou crève.
J’ajoute et m’interroge : Crache ou rêve ? Trash ou trêve ?
Première partie, Sur un arbre inversé.
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