Rencontre avec Frédéric Boudet
− Il me manque. Tout me manque, à vrai dire, j’ai murmuré.
Ma mère a posé sa main sur la mienne. Une boucle de ses cheveux voltigeait dans l’air, frôlant ses lèvres.
− Tout aurait été différent, s’il était resté ?
Elle n’a rien répondu.
− Tu sais, je me suis parfois dit qu’il avait eu raison de partir. Je ne sais pas exactement pourquoi. Puis j’ai compris que chaque pas que je faisais était une tentative de le retrouver. Aujourd’hui, j’attends. Rien ou quelque chose, je ne sais pas.
− Il ne faut pas lui donner tant de pouvoir, Adam. Ni à lui, ni au temps qui passe. J’ignore si sa mort change quoi que ce soit pour nous. J’imagine que oui…
Ses doigts ont effleuré ma peau.
L’ÉCLIPSE DE LA MÈRE LICORNE
Oui, vous avez raison, la mère est une éclipse, c’est une très belle image. Elle s’est cachée à elle-même par ce deuil qui ne se fait pas. Elle est devenue un voile, qu’elle a tissé elle-même, et que le soir venu, elle ne défait pas. Si je peux revenir à l’Odyssée, comme Pénélope, elle attend le retour d’Ulysse, mais la différence c’est qu’elle sait qu’il ne reviendra pas, et elle en meurt à tous petits feux. Ce qui lui manque, au fond, ce sont des prétendants, c’est à dire la tension que provoque le désir du monde en vous, pour vous. Elle s’est toute entière donnée à son mari, c’est une erreur, en partant il l’a volée à elle-même. Elle n’est plus qu’un fantôme. Pour que la vie (re)prenne son cours, il faut des prétendants, il faut prétendre à quelque chose, sans quoi on est mort. Mais je ne pense pas que c’est l’existence qui lui a fait ça, l’existence n’existe pas dirait Jack, la seule réalité c’est la forme qu’on donne à son existence, et c’est cette forme qu’elle s’inflige qui lui fait ça. Il lui suffit de changer la forme, facile à dire certes, mais c’est ce qu’elle semble parvenir à faire enfin en se rendant sur la plage de Roscanvel, pour que la lumière irrigue à nouveau ses jours, repeigne sa cuisine et sa chambre de couleurs plus vives que celles fanées, dépressives, figées des œuvres des peintres préraphaélites qui couvrent ses murs.
Elle a cherché dans la direction que j’indiquais, plissant les yeux.
− Non je ne vois rien, tu joues à quoi, Adam ?
− Regarde mieux, une lueur rouge, brillante, une cafetière peut-être.
− OK, je vois, tu montrais la mauvaise fenêtre. Elle bouge, non ?
− Je sais que tu as raison, pour mon père. Je ne suis pas encore tout à fait prêt à
accepter que les choses en sont là où elles en sont, tu comprends ?
− Elle bouge ou ce sont nos yeux qui lui impriment un mouvement ? Elle bouge
pour toi aussi ?
− Oui, elle oscille de droite à gauche. Il me semble qu’elle est devant la fenêtre
maintenant, oui, elle volette dehors, à l’extérieur de la maison.
− Elle flotte au-dessus du gros massif d’hortensias, c’est dingue ce truc.
− Regarde, elle s’élève, elle monte tout doucement, comme une soucoupe
volante minuscule, elle est au niveau du toit maintenant. Elle ne va pas tarder
à disparaître.
J’ai collé mon visage contre le pare-brise, levé les yeux haut vers le ciel. Le point
lumineux s’était évanoui dans la myriade d’étoiles nous surplombant. Katel me
regardait, les yeux plissés.
− Tu crées des phénomènes surnaturels pour impressionner les filles, ou tu es si
spécial que ça t’arrive tous les jours ?
Elle avait l’air vraiment bluffée.
− Ça n’est qu’une banale soucoupe volante de cuisine, on voit ça souvent par ici.
On s’ennuie tellement dans les quartiers populaires qu’on est obligé d’avoir de
l’imagination. Dans les beaux quartiers, l’abonnement à Canal+ à la naissance,
le mobile en CE2, l’ordinateur portable dès la sixième vous atrophient un peu
les sens.
Elle a fait semblant de me gifler, lentement, un aller-retour au ralenti, son
parfum emplissait mes narines.
− Pauvre petit bonhomme. Bon, il faut vraiment que j’y aille, dans les beaux
quartiers, comme tu dis, on n’a pas le droit de traîner jusqu’à quatre du mat’ avec des extraterrestres beaux et misérables. On se voit demain ?
KATEL, LA PIRATE DE L’EXISTENCE OU LA VOIX DE L’AUTRE
Parfois, au cœur même du doute, de la peur, des ténèbres, on se souvient du goût de la lumière, de l’évidence des feux et des fruits, on est soudain mis en présence de la joie, comme on est douché par une vague que l’on n’avait pas vu arriver, et on sourit, trempé, on explose de rire – on est en vie, on sait qu’on peut l’être pour longtemps, et avec éclat. Voilà, ça c’est Katel, je crois.
Elle est le désir, bien sûr, elle est l’amoureuse, oui, et l’amour, la sexualité, l’envie de manger l’autre, le monde, et d’être goûté par lui, et dieu sait que c’est fort à l’adolescence. Et de cette ingestion, de cette absorption, naît une connaissance, une lumière qui révèle le corps de l’autre, la voix de l’autre ; c’est une période fabuleuse quand au sortir de l’enfance on se découvre si seul, et dans le même temps nous est annoncée l’illusion de la séparation d’avec les choses, d’avec les êtres et d’avec l’être lui-même, nous dirait Jack. Le chemin là encore est beau et long, il est une proposition de voyage qui peut être à la fois trivial et merveilleux, il est fait de chambres d’hôtel un peu miteuses, de sachets de préservatifs impossibles à ouvrir, et de grains beautés magiques, d’immense silence bleuté capables de suspendre la course du monde. Mais Katel est elle aussi la métaphore du voyage que l’on doit faire, qu’Adam doit entreprendre. Son personnage est celui d’une femme qui explore, qui va voir, qui goûte, qui ose. Elle ne se laissera pas enfermer, elle est une femme libre, un projet de femme libre. Elle aussi invite Adam à surfer. Elle ira, elle, vers l’Argentine, lui vers la Californie, et ensuite on verra. Elle sait que les pirates, qui enfouissent leur trésor (ou ce qu’ils prennent pour tel) dans le sol d’une île lointaine, l’oublient très vite, perdent la carte, la joue aux dés ou la vendent un soir de beuverie. Puis repartent en chasse, vers d’autres abordages, vers d’autres pillages, repartent vers le large, la vie, l’aventure – c’est ce que doit faire Adam.
J’aimais et je détestais Brest. J’aimais la rade. L’océan. Les rochers noirs. Les mouettes saoules. Le gris de la peinture des navires de guerre. Les souvenirs incrustés dans la pierre du port. Les plages désertes, froides, l’eau verte, les rouleaux indifférents. J’aimais ces rues sans âme, jeu de construction inachevé, où des architectes avaient jeté à la hâte leurs idées les moins inspirées. Ville de béton, de plâtre et de tapisseries délavées collées à la va-vite sur les ruines d’un champ de bombes. J’adorais les ruelles et les bars miteux de Recouvrance, ou ce qu’il en restait. Les cafés branchés les avaient remplacés. Les types abrutis depuis trois générations de PMU et de verres de blanc, eux, s’accrochaient. Je contemplais la vue sur le port, les murailles de la vieille base navale, le cours sinueux de la Penfeld, les eaux de la rade, immobiles, depuis la route de la Corniche.
LA GUEULE GRANDE OUVERTE DE BREST
L’espace est un personnage en tant que tel, oui. Quadrillage littéraire plus que topographique, terrain de jeu incertain. On en connaît les contours à la fois brossés avec précision, obsession, et on en explore et en crée les déploiements infinis, plis et replis. Brest, dernier rivage avant le grand gouffre de l’océan, est évidemment une porte, une béance « géopoétique », comme dirait Kenneth White, un creuset où tout peut survenir, une plage littéraire où la vague du récit peut se dresser. L’espace, c’est un projet jeté aux pieds des personnages : « voilà, c’est ici, et c’est ailleurs, fais-en ce que tu veux, tu peux en faire ce que tu veux, tant que tu foules un sol tu es vivant, fais-le maintenant ! ».
Comme tous les personnages, Brest est complexe : corps fermé, cadenassé, remâché, flétri, et ça c’est le Brest réduit en cendres, ou à une odeur de poisson pourri par la tentation de la défaite ; c’est la maison familiale mausolée, c’est le quartier avachi dans son manque d’ambition vitale, c’est le chaos des grues qui barricadent l’horizon comme Brecht Evens l’a si bien rendu. Mais c’est également ce corps inconnu, immense, offert, ouvert, érotique presque – et là c’est l’océan, c’est la lumière, c’est le ciel qui dégringole sur les mains des mères fatiguées pour les secouer un peu, qui pénètrent par les fenêtres des hôtels et se glissent dans le lit des jeunes amants ; ce sont les territoires navajos, le timbre de la poussière, les ricanements du vent, les grincements des séquoias ; c’est la plasticité vive des paysages qui sont d’ici et surtout d’ailleurs, c’est le Pacifique que contemple le père, c’est la Seine comme un smoothie qui roule ses nectars jusqu’aux antipodes ; et c’est aussi la ville elle-même quand, très jeunes adolescents, Adam et Jack explorent des rues qui sont bien sûr les pages d’un livre, où ils déclament, chantent et impriment leurs mots. Brest, le Brest littéraire qui est le leur, le nôtre aussi j’espère, si j’ai réussi à le faire devenir autre chose qu’un point sur une carte, devient alors le territoire du rêve, de la création. Les Navajos (et les aborigènes d’Australie) comprennent cela bien mieux que nous.
Dans une lettre que son père adresse à Adam, il décrit ces deux espaces – fermé et ouvert. Il est assis en pleine nuit dans une chambre d’hôtel à Montréal et il observe, saoul, nostalgique, une tempête de neige dehors, juste de l’autre côté de la vitre. C’est là l’espace du dedans, celui du mental qui enferme. Et face à lui, à quelques millimètres, se déchaîne l’espace du dehors, sauvage, qui effraie, mais surtout libère, offre la libération, à qui sait quitter le confort morbide de ses ruminations. Ce que le père n’a réussi qu’à moitié. Vivre, c’est surfer, et surfer c’est se foutre à l’eau, ou à la neige, c’est plonger dans le bouillon de l’espace dehors.
Étendu
sur le sable, j’ai écouté les cris des enfants et le bruit des vagues. Je
repensais à Ouessant. À cette panique qui m’avait saisi quand j’avais compris
que mon père allait peut-être décrocher, qu’il n’allait pas laisser ce
répondeur faire le travail à sa place toute la nuit, et qu’il allait me
raconter quelque chose qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu imaginer.
J’allais bredouiller des mots incompréhensibles, lui dire des phrases stupides,
peut-être ne répondrait-il rien et finirais-je par me taire à mon tour. Je
faisais irruption dans sa vie, tout en moi me disait que je n’en avais pas le
droit, mais ce soir-là j’avais été prêt à mourir de peur plutôt que de
renoncer.
CAPTER
LA DISPARITION
Parfois
je me demande si cette « maladie mentale » de la captation/reproduction
de ce qui apparaît/disparaît n’est pas l’exacte définition de la littérature.
On cherche une révélation, n’est-ce pas, quoi de plus fort que ça ? Capter
la voix sur un répondeur, des images sur des photographies, des mots sur du
papier, c’est garder trace de ce qui est mort, c’est donc dingue, dangereux. Mais
ça peut également donner la vie, féconder la vie, donc ça vaut le coup,
n’est-ce pas ? Le message qu’Adam a laissé à son père des années
auparavant est toujours réel, vivant, il a toujours le pouvoir d’être au présent,
il a le pouvoir de faire naître des larmes, alors qu’il peut sembler en
apparence n’être qu’une trace, une empreinte, un fossile un peu morbide. La
captation qu’en a faite le père est un geste, un comportement, un objet « trouble »,
un composé de mort et de vie. Comme le sont les boîtes à archives d’Adam. Et
que dire des lettres écrites, non envoyées, mais finalement dévoilées ?
Elles sont l’image même de ce trouble, de ces deux facettes, vitale et morbide,
de la mémoire, de la mise en récit : elles sont non-communication,
ruminations (le père n’écrit à personne d’autre qu’à lui-même), mais, une fois
enfin transmises, elles (re)deviennent message, elles (re)prennent vie. L’annonce
de leur existence dit ce trouble, douleur et bonheur mêlés pour Adam d’avoir
été aimé, sans le savoir. Elles fabriquent le récit je crois, récit que fait le
père, que donne le père à son fils. Adam d’ailleurs les lit tout doucement,
comme on le fait d’un livre si bouleversant, si vital, qu’on ne veut pas le finir
trop vite, qu’on voudrait le faire durer éternellement.
ON CRIE TOUT
HAUT
Derrière les idées évidentes d’abandon, de manque, d’identité, c’est un texte
qui est fait de cette idée, de cette stupeur devrais-je dire, de la disparition.
Peut-être moins de l’idée, que de l’émotion, profonde, ancrée loin en nous.
Quelque chose, quelqu’un plutôt, est là, puis soudain, il ne reste rien. Si,
juste une chose : son absence. C’est presque magique, de la sorcellerie.
Les très petits enfants adorent jouer avec cela : « c’est là/ça n’est
plus là », « je suis là/je ne suis plus là ». Ils se font peur,
ils jouent à cache-cache, c’est-à-dire à disparaître. Mais, le plus souvent, c’est
pour être retrouvés… Quand ils grandissent, ce jeu devient plus cruel, plus
radical. Car c’est la mort, sans doute, qui se cache là. La mort, c’est-à-dire
l’effacement radical. Perdre, ça n’est rien, mais être effacé, anéanti, voilà
la grande affaire. L’effroi de voir l’autre être effacé, l’effroi d’être à son
tour effacé. Et pour l’enfant, la disparition du père, c’est une sorte de
double peine : les deux sont effacés, progressivement, si l’on n’y prend
garde, par le temps qui passe. Le temps, ce souffle invisible qui fait disparaître
toutes traces, et qu’Adam essaie de contraindre, pour ne pas laisser son
écoulement tout emporter.
Écrire,
c’est presque paradoxal, avec l’idée de disparition. On devrait ne laisser que
des traces infimes sur le sable, le bruit du vent, le souvenir du bruit du
vent. Et on noircit des pages et des pages. On crie tout haut, et tout bas, des
mots qui tissent un filet un peu dérisoire pour emprisonner quelque chose qui nous
échappe quoi qu’on fasse, qui fuit, qui n’existe pas même peut-être. Aeka parle
de cela dans le texte. Sa pratique toute japonaise de son art, est sans doute
celle de tous les poètes : se taire (quitte à crier, oui, c’est étrange),
sortir son filet à papillons (Nabokov pratiquait cette double activité,
peut-être est-ce un signe), et tenter d’attraper ce qui est déjà évanoui, mais
dont l’ombre, si on ne se débrouille pas trop mal, peut faire texte. C’est
infime. Mais ça peut dire beaucoup. Quand c’est bien fait, ça dit même énormément.
« On ne doit pas composer avec le monde » dit Aeka à Adam si ma
mémoire est bonne, « juste s’asseoir et capturer ce qui est là ».
C’est-à-dire quelque chose qui fuit, disparait déjà. Le filtre, le filet, est
donc de la plus haute importance. C’est le style bien sûr, la seule chose qui
compte vraiment dans la littérature. Le reste, ce ne sont que des histoires,
des personnages empêtrés dans leurs incarnations. Mais des personnages qui
tous, ou presque, luttent en effet à leur façon contre l’effacement, ils ont
quelque chose à dire, certains l’écrivent comme Adam, ou le braillent à la face
des flots, comme Jack.
Ainsi
le père d’Adam, en fuite, bien sûr, saura-t-on ce qu’il fuit, peut-on jamais
savoir réellement les motivations des hommes ? je ne le crois pas. Il
devient un fantôme pour son fils, mais un fantôme qui ne cesse de venir hanter
sa chambre, la nuit. Là, pas là. Écrivant des lettres, ne les postant pas. Sa
langue, ses ellipses cruelles nous disent qui il est, je crois, un homme qui,
justement, cherche qui il est, et ça n’est pas toujours une si belle rencontre.
Jack,
lui, cherche à ne pas être anéanti, c’est lui qui paie le tribut le plus cher à
la désincarnation qui guette. Il se sait déjà très proche des ombres, il pousse
Adam vers la lumière, vers leurs crêtes, là où on peut danser, bondir, vivre,
il sait qu’il y a là quelque chose, même de très fugace, qui vaut le coup.
Quand il parle, Jack cherche sans doute à apprivoiser le monde, c’est un poète,
ivre, furieux, déjà anéanti par la trop grande beauté/complexité du monde.
Adam
quant à lui, apprend, lentement, le danger qui réside dans les vestiges du
passé, qu’il collectionne comme on le ferait de la cendre. Il est celui qui
doit cesser de disparaître, pour apparaître à la lumière de sa propre vie, de
sa propre identité. Il est l’ombre en nous (comme Jack), mais qui aspire à un
peu de lumière. Difficile d’apparaître dans le noir… Ces bribes de mots qu’il
colle partout sur les murs et où règne l’absurde trahissent peut-être son
besoin vital d’un rapport soudain pur et simple aux choses, à l’autre, quelque
chose comme « c’est moi, me voilà, vois-moi ».
Aeka
est elle aussi cette sorte de lumière fantomatique dont on ne sait pas si elle
est réelle ou non, elle-même ne le sait pas exactement. Elle apparaît,
s’efface, se tait des mois durant, réapparaît, puis s’enfuit comme un esprit
immatériel. Elle écrit non pas avec le bruit, le son, mais avec le vide, la
poussière, le rien.
Quant
à la mère d’Adam, elle est l’effacement même, figée, momifiée presque dans un
suspens du temps qui est son seul moyen de survie, étrangement. Son écriture
est celle des hiéroglyphes, des scarifications, c’est une langue privée
d’alphabet.
Seule
Katel semble échapper à la malédiction de l’effacement, elle paraît être la
source de vie même, mais en même temps elle rêve de terres sud-américaines, désir
d’ailleurs, ou d’exil, comme le père d’Adam peut-être. Elle n’écrit pas. Si, sa
vie, elle veut écrire le récit de sa vie. C’est rester derrière la mousseline
immaculée des rideaux de la maison de ses parents qui serait disparaître.
il lui fait de la place continuant de
taper sur son clavier ses dents mordent ses cheveux il fait toujours ça il aime
quand il mord ses cheveux peut-être va-t-il lui mordre les oreilles la nuque et
lui confier un secret si secret qu’il ne pourra plus respirer sa cage
thoracique va se gonfler tel un ballon il mord ses cheveux les mordille puis
les prend dans ses dents comme un tigre le ferait de sa proie mais même si son
père le mange ça n’est pas grave le prodige c’est peut-être que son père va le
manger et dans son ventre il entendra tous les bruits du monde passager
clandestin dont personne ne soupçonne l’existence.
ENFANCE, CHEVEUX
DANS LA BOUCHE
L’enfance
c’est le continent perdu, n’est-ce pas ? au sens de ce paradis qui ne se
retrouvera jamais plus. C’est le deuil absolu. Et pourtant il faut oser enfin
faire un sort à cette nostalgie, au risque sinon d’y laisser sa peau. C’est ce
que doit tenter Adam, c’est ce mouvement de conversion au monde qu’il tente.
Mais sans tout écraser de ce qui fut, sans quoi il deviendrait un « canard
ridicule posé sur une planche », un « bibelot oublié sur l’étagère de
ses propres rêves ». Si l’on veut vivre, il faut survivre au paradis,
c’est là toute l’alchimie…
Ces
mouvements du texte sont ceux de cette combustion à l’œuvre dans l’athanor
océanique, on y bascule dans les braises de l’odeur du père, puis le souffle
des vagues échouées sur le sable d’une très ancienne plage nous emporte au
loin, on y entend le rire d’un guérisseur navajo que l’on n’a jamais rencontré
mais dont on connaît par cœur le timbre de la voix et la silhouette brûlée –
oui ce sont des retours, des détours, des effondrements, des montées
vertigineuses, dans un creuset d’espace, de temps, et surtout, peut-être,
d’odeurs, de murmures, de reflets bleutés, de mots chuchotés, de cheveux un peu
mangés, de ventres chauds alors dénoués.
MARCHE ÉPERDUE
VERS LE POINT DE FUITE
C’est
quoi « le style », je me demande parfois ? C’est un truc très
large, on peut dire que c’est une voix, un rythme, un hiatus magnifique, une
façon unique de dire : « Once upon a time… », qui vous donne
l’impression que vous n’avez jamais, mais jamais, entendu ça nulle part.
Salinger
ne raconte que l’histoire d’un adolescent qui fugue deux jours, mais Holden
Caulfield parle, ressent, vit et voit comme personne avant lui. C’est pourtant
exactement la même histoire que celle d’Huckleberry Finn, non ? Mais
au-delà de l’époque, c’est une autre langue, une autre voix. On retrouve ça
dans le rap français actuel, tous parlent plus ou moins de la même chose, leur
vie, leur histoire, leur ego, leur ascension et leurs doutes, mais impossible
de confondre la voix des meilleurs d’entre eux, ils ont une façon unique de
poser les mots, les rythmes, les images, là où personne ne les avait posés
avant eux. J’ai l’air obsédé par le rap, ma foi non, mais je suis quand même
bluffé par le talent de certains de ces auteurs, j’aimerais écrire comme eux
parfois.
La
poésie, celle du rap ou celle des poètes, je crois que dans le fond c’est ça,
se poser d’une façon très particulière sur le rebord du monde, ou en son sein
même, l’habiter pleinement comme une voix qui le décode et le traduit, sans
réfléchir (mais en travaillant beaucoup). C’est vouloir rendre le monde dans
son entier, en trouver, en explorer tous les chemins, les sons, les timbres,
les images. Donc oui c’est une errance, c’est une marche éperdue vers le point
de fuite, mais en donnant des coups de tête à droite, des coups de pied à
gauche, en freinant soudain fort, quitte à se casser la gueule, ou en
accélérant pour semer ses poursuivants imaginaires. C’est un projet total, et ça
peut rendre fou, car tout est possible, tout est permis. C’est proche, non,
c’est juste avant l’extase mystique, qui reste la plus belle création dont nous
soyons capables, mais rares sont les élus qui parviennent jusque-là. Jack n’en
est pas loin, mais le risque est de se brûler les ailes et de tomber, il faut
parvenir à rester debout sur sa planche. Poète, c’est moins dangereux que
mystique.
Ces
chapitres plus « poétiques » que vous évoquez, ils sont sortis un peu
comme ça, un peu « tout seuls » (ça ne veut pas dire qu’il n’a pas
fallu torturer les mots et les phrases pour que ça sonne juste !), comme
une sorte de transe, de libération du chaos, une danse hypnotique, une
incantation, pour parvenir à un certain point d’ivresse, maîtrisée, c’est là la
difficulté. Je crois que parfois il faut laisser la langue « parler toute
seule », lui laisser la chance de nous dire ce qu’elle a à dire, laisser
de côté un peu notre conscience raisonnante et infatuée d’elle-même. Mais il ne
faut pas laisser le maelstrom inconscient, infatué de lui-même lui aussi,
prendre sa petite revanche. Il faut trouver un équilibre entre vouloir dire, oser
dire et laisser dire. On en arrive parfois à suer sang et larmes des jours et
des jours sur deux pages de flash-back qui devaient n’être qu’un libre et
spontané courant de conscience. Parce que si syntaxe et grammaire ne font pas
poésie, borborygmes et fulgurances ne font pas langue. J’espère que les
lecteurs retrouveront leurs petits dans ces chapitres-contrepoints,
parfois déroutants j’imagine, qui creusent un peu plus profonds dans les
souterrains en effet, là où plumes, fourrures, peaux et braises sont mêlées.
entends-tu le rire étouffé du sorcier
debout dans ta chambre Adam il coule ses jambes décharnées sous tes draps et
récite un poème ensorcellement d’un mot par lui-même mélopée répétée à l’infini
il décompose le regret en écorce en poudre en taches de lumière en plumes
colorées en frissons sur ta peau le sorcier dans ta chambre costume rapiécé
sandales de plastique tu pourrais le voir tu sais que tu peux le voir
réveille-toi Adam réveille-toi prends ta plume et efface gomme les mots dont le
sens ne résonne pas souffle sur tes souvenirs archivés tes boîtes de douleur
Adam se lève le sorcier caché sourire feu dans un coin rouge grenat de la pièce
le fracas silencieux du désert entre dans la chambre Adam sait il sait le nom
de son père un veau quelque part loin très loin se réveille lui aussi et pèle
le nom de son père comme on le fait d’un fruit
INVENTER
SA LANGUE
C’est
la grande question de la langue, et de la communication, entre nous, mais aussi
avec le monde, avec soi. Et c’est donc la question de la littérature,
c’est-à-dire quand on fait profession (de foi) de donner une langue au monde
pour le faire s’exprimer. Ou plutôt quand on accepte d’être désigné par lui,
bien modestement, et de devenir ainsi la victime consentante de son désir
d’expression, d’invention de son propre récit (plus précisément de l’un de ces
récits, car il en a plusieurs, celui de la littérature certes, mais aussi celui
de la science, de la nature, des fêtes et des explosions, de la musique et des
animaux, des gargouillis et de la danse). Je crois que, derrière les apparences
de l’uniformisation des signes, il y a autant de langues que de locuteurs. Si
l’on était moins flemmards (ou pas obligés d’être un peu pragmatiques), chacun forgerait
la sienne, mais il faut admettre que ça serait un peu le bordel !
Reste
l’art pour nous permettre de jouer avec le multiple des formes. Mes personnages
sont un peu tous des artistes, ils cherchent leur langue, leur « mode de fabrique »
du récit de leur vie : Adam fouille dans les mots mêmes, dans leur
désarticulation, et dans la pâte dangereuse des émotions et des souvenirs ;
son père dans l’ethnographie de la poussière du désert ou les plis de l’océan ;
Jack partout où se pose son regard incendié ; Aeka dans l’infime et le
silence des sons ; Katel chez les êtres torturés et les espaces vierges.
Même la mère d’Adam, dans son extrême détresse, compose un poème, « assez
parfait » comme le note Adam, de détritus savamment découpés, quand elle comprend
que son attente vaine est peut-être enfin arrivée à son terme. Mes personnages
sont ce que j’appelle des sémionautes, des explorateurs, un peu hirsutes, du
signe et du sens, ce qui est la même chose dans le fond (« tu ne
rencontreras que le vide » dit Aeka, mais ce vide est manifestement la
matrice du plein protéiforme qui compose le monde). Oui, ce sont des
anthropologues de ce « rien », c’est-à-dire un mot, un peu d’être
pour désigner le non-être (« comment cet escroc de non-être peut-il
prétendre être nommé par l’être ? », nous interrogerait pourtant Jack, se
référant à ce verset de la Bhagavad-Gita, « Pas d'existence pour le néant,
l'être ne cesse jamais d'être »). Mais ça n’est pas qu’un mot bien sûr, c’est une
intuition miraculeuse, l’intuition miraculeuse qu’Adam et Jack perçoivent dans
les sons, les vibrations, l’air.
Autrement
dit ce sont des poètes. Mais peut-être que comme les surfers stigmatisés par
Jack, eux non plus n’ont pas encore réalisé qu’ils ne sont pas que des canards
posés sur des planches, mais bien des anges.
OSÉ FOU SUR LA
PLANCHE
J’ai
très peu surfé dans ma vie, je tiens à peine debout quelques secondes sur un
long board, mais, même depuis la plage, on peut se rendre compte que c’est une
expérience métaphysique totale. Jack a raison sur toute la ligne, même s’il a
du mal à accorder un peu de crédit existentiel et spirituel aux surfeurs. Il
sait « ce qui se joue là » comme il le dit, mais il a besoin de
trouver sa façon à lui de surfer, semble-t-il…
Que
l’on parvienne à grimper sur cette foutue planche, à surfer quelques secondes,
ou pas, j’ai le sentiment qu’on peut y trouver là toute la beauté, l’absurdité,
la souffrance, l’enjeu de nos petites existences. Rien n’est figé dans les
vagues, tout est plastique, fluide, changement, mouvement. On peut y épouser la
forme même du monde. Mais le froid, la brutalité des eaux, les coups de la
planche, du sable, de la roche, ce sont aussi les formes du monde. Et elles
font mal. C’est donc une expérience totale. Au-delà de la pensée. Et du
langage. Celui des mots. Mais c’est bien la langue du monde qui se pratique là.
Et
c’est, sans que ce soit un paradoxe, une image très forte de l’écriture. Qui
est un « osé » fou, d’aller piocher dans les millions de signes et de
combinaisons possibles qui hantent votre mémoire, votre esprit, vos doigts, vos
livres (et la mémoire, l’esprit, les doigts, les livres des autres), des
assemblages, des dispositifs, qui vont dire quelque chose, enfin on l’espère. Et
dire quelque chose avec la grâce, si possible, qui est celle du surfeur. Mais
du « surfeur total », celui qui s’envole mais également qui rame,
attend, tombe, qui reste debout sur sa planche, soudain magnifique, puis avalée
par l’écume, les vagues terrifiantes, l’océan qui se fiche bien de tout cela,
il fait juste son job d’océan.
Écrire
c’est tâcher de faire son job : se jeter à l’eau, ramer comme un dingue,
attendre (des minutes, parfois des heures, voire des années) que les vagues se
forment, et sauter sur le flux du texte qui se donne enfin – et c’est là que
tout commence bien sûr, dans l’affrontement avec la matière fluide des mots,
qui jaillit, éclabousse, dégringole, ou s’échappe, s’étiole, se renfrogne, vous
laisse trempé et aussi stupide qu’un surfeur qui a raté sa vague, aurait pu
dire Jack. Et on retourne à l’assaut, parfois de déferlantes terrifiantes,
modestement, obstinément, armé de son filet à papillon… C’est un drôle de job.
BOUFFER LE MONDE
Je
suis né quelque part entre la Sarthe et un territoire littéraire et
cinématographique américain. Comme les pionniers, toujours un fusil et un Livre
à la main. Sauf que mon fusil était un jouet d’enfant très bien imité qui
tirait des flèches en caoutchouc (je l’ai toujours, enfin je l’ai légué à mon
fils) et ma bible L’Appel de la forêt de Jack London (ou Le dernier des
Mohicans, en littérature on peut avoir plusieurs religions). Mes territoires n’étaient
pas ceux de l’Arizona mais ceux, humides, verdoyants, sombres, domestiqués, de
la campagne sarthoise. Mes espoirs ceux d’un fils de la middle class qui veut
bouffer le monde. Hemingway, Faulkner, Steinbeck, Miller, puis celui que
j’appelle mon « maître », Raymond Carver, m’ont appris à chasser la
truite ou l’espadon dans la nature grandiose et habitée par le Grand Esprit du
continent de la littérature. Mais aussi à me jeter dans le monde, et dans
l’écriture, comme à corps perdu, avec pour compagnons l’ivresse, le goût pour
le mot, la phrase, le texte court, souvent à bout de souffle. Un combat plein
de bruit et de fureur évidemment, mais adoucit également des révélations
tapies, fugaces mais essentielles, dans une phrase millimétrée de Carver, où
soudain l’ellipse vous révèle la nature même de ce que vous cherchez. La poésie
a été ma première source, et c’est encore elle qui me paraît faire la course en
tête en matière d’illumination. J’écris beaucoup de nouvelles également. Le
roman, c’est un combat de titan avec la multitude, lutter contre l’inutile,
forcer l’utile à advenir, raconter mais sans trop raconter, donner à voir
plutôt, mais en faisant récit, le surf non pas sur une mais sur mille vagues
déchaînées en quelque sorte. Parfois je ne sais plus à quoi écrire peut bien
« servir ». Ce sont mes enfants, et les centaines d’histoires que je
leur ai racontées, qui m’ont appris pourquoi je m’entête. C’est comme le
langage, sans lui, on ne peut pas devenir un être humain. Sans le récit, on ne
peut pas devenir l’âme joyeuse, folle, illuminée que nous sommes, je crois.
Surf de Frédéric Boudet
Surf de Frédéric Boudet
En librairie le 22 août