LA VAGUE À L’ÂME
Rencontre avec Frédéric Boudet
Propos recueillis par Chloé Mary
PREMIÈRE
PARTIE : DEBOUT SUR CES FOUTUES VAGUES
Le
toit de la maison de ses parents était couvert d’une mousse grise. Entre les
branches de deux bouleaux, j’apercevais la cuisine où sa mère passait la
plupart de son temps à préparer des plats que Jack et son père ingurgitaient
sans échanger un mot. L’angle de vue était tel que je ne voyais en fait que
l’évier et une porte de placard qui s’ouvrait et se refermait. À l’étage, le
velux de la chambre de Jack était ouvert. Lorsque nous étions enfants, il
grimpait sur le toit et m’adressait de grands signes. Je passais mon temps à
rêvasser devant ma fenêtre en attendant qu’il se montre. À quinze ans, quand il
est devenu un géant de deux mètres, il s’extirpait tant bien que mal de la
fenêtre pour s’asseoir sur le toit et fumer un joint avant l’aube, après que nous
étions rentrés de nos explorations dans les rues, à propager mes manifestes
littéraires hallucinés. J’avais découvert le street art au collège, la démarche
iconoclaste de Banksy et celle de Shepard Fairey, et je collais des
autocollants un peu partout, diffusant compulsivement des messages obscurs tels
que « Il est temps Karine de rosser la vertu », « Ton vécu est
leur salle à manger, repeins-le ! ». Jack me suivait dans mes
pérégrinations, collant de travers, mais toujours prêt à aller voir au bout de
la prochaine rue si nous pouvions trouver le mur ou la vitrine parfait.
Installés, lui sur son toit, moi sur le rebord de ma fenêtre, nous échangions
des propos décousus par une sorte de télépathie dont nous gardions jalousement
le secret. Nous fumions chacun de notre côté en tentant de deviner les pensées
de l’autre. Il gagnait à chaque fois ou presque.
OUVRIR LE TIROIR
Surf a connu une
longue genèse. Je crois qu’on s’échine sur le clavier des heures, des jours,
des années durant pour ne faire que chercher, fouiller, ramener à la lumière
les mêmes choses, dire les mêmes obsessions (et peut-être donner à entendre,
avec un peu de chance, quelque chose qui fasse sens). J’avais donc pour projet,
après avoir publié un recueil de nouvelles, de donner plus d’ampleur à l’un des
textes, No fear, où un père disparu ne laisse que peu de choix à son fils
abandonné : manque, compulsion nostalgique, désespoir rampant, absence de
cap, au sens où les marins l’entendent, étaient déjà le ferment du récit. L’image,
car il y en a une, c’était ce type qui, adolescent, ivre mort, en fugue sur une
petite île écossaise perdue, suppliait le répondeur de son père, enfui depuis
des années à l’autre bout de la terre, de lui répondre, d’enfin lui parler.
C’était
un roman destiné aux adultes. Le texte s’appelait Petit garçon. Brest, l’océan,
les réserves indiennes, tous les éléments étaient déjà présents. Un texte très
sombre, où peu de la lumière qui joue sur les vagues perçait. Pour maintes
raisons, il est resté en jachère des années, dans un état oscillant entre
l’aboutissement et l’inachèvement qui, sourdement, me murmurait : « Tu
ne pourras pas m’oublier dans un tiroir, passer à autre chose – tu me
reviendras ».
J’y
suis donc, évidemment, revenu, une première fois, trois ans plus tard, contraint
presque malgré moi à voir ce qui se jouait là. Beaucoup de choses ont changé,
en premier lieu les personnages, les deux amis d’enfance sont devenus deux
frères, la disparition du père « disparaissait », si j’ose dire, du
récit, puis revenait, inexorablement. Le texte avait pris pour titre l’Art de
la défaite, c’était toujours très sombre. Trop sans doute.
La
métaphore du Surf et le titre sont nés quand, presque cinq ans après, l’idée,
très simple, m’est venue d’aller voir plus précisément ce que mes personnages,
grands blessés approchant de la quarantaine, avaient pu être, faire, penser,
espérer à l’âge de dix-neuf ans. Quand, malgré les douleurs que parfois la vie
inflige, la vie bouillonne dans les veines, quand la certitude d’être immortel
(cela peut être une malédiction, aussi) et le désir de posséder le monde, à sa
façon, sont encore là, bruts, impérieux. Il ne s’agissait plus de comprendre et
de décrire comment, adulte fatigué, on se prépare à se laisser couler, au sens
de sombrer, définitivement. Mais bien comment, adolescent, on essaie de se
tenir debout sur ces « foutues vagues » comme dit Jack. Comment on refuse
d’être maltraité par le destin. Comment même l’idée du destin, d’un passé qui
conditionne votre existence, d’un présent comme un fruit à moitié pourri dans
vos mains, d’un futur qui ricane en vous échappant, sont des idées que vous réfutez
à dix-neuf ans, que vous voulez balancer à la mer, à coups de pied et de poings
s’il le faut.
Ce
qui compte n’est pas de parvenir à surfer sur ces foutues planches, mais de
déchiffrer ce qu’elles nous donnent à voir : des silhouettes dressées sur
un morceau de carton, tentant de retenir l’eau qui fuit sous leurs pieds mais
qui, découvrant soudain l’abîme, battent furieusement des bras et des oreilles
pour se réveiller. Tu veux connaître la vérité ? Ces types n’oseront jamais
aller jusqu’au bout du rêve — ce sont des canards qui ignorent qu’ils sont des
anges.
SE TENIR DEBOUT,
EN PLEIN DANS LE DESTIN TEXTUEL
Il
y a certainement dans ce texte l’idée que malgré la difficulté de vivre, la
douleur, les doutes, les peurs, il faut y croire, il faut tenir, ça n’est pas
l’ombre ou le désespoir qui mènent la danse, mais la lumière, si on le veut – et
il faut le vouloir.
Adam
et Jack ont dix-neuf ans, c’est l’âge des dangers et des possibles : l’enfance
nous a quittés, un océan de désirs nous tend ses vagues, mais on se sent autant
chétifs et apeurés que magnifiques et grands. Adam et Jack savent ce qu’ils ont
déjà perdu, mais ils ont l’intuition de ce qu’ils peuvent gagner. Ils sentent
que tout est à faire, que derrière la glu des jours et des doutes, les ravines
et les sentiers sans issue du passé qu’il faut abandonner, coûte que coûte
(c’est là l’épreuve donnée à Adam par le récit de sa vie), mais sans tout
briser (c’est là l’épreuve de Jack), il y a un monde immense. Tout ne sera pas
possible, mais se résigner, lâcher, renoncer, serait la pire des choses, la
moins excitante, la moins littéraire. On ne peut pas voler des tonnes de livres
chaque mois dans la librairie de sa ville natale et se contenter d’une vie
atone et rancie !
C’est
intéressant que vous parliez du destin, cette notion si chère aux Grecs. Il est
probable que ce texte, comme beaucoup de choses que j’écris je crois, se soit déployé
(sans que j’en sois très conscient) dans les lumières méditerranéennes et
universelles de l’Odyssée, dont l’intime sujet n’est jamais tout à fait là où
le croit. C’est l’apanage des très grands textes, chacun peut y voir
l’entièreté de ses obsessions et de ses quêtes.
Pour
moi, ce texte est le récit d’une disparition, et d’une quête. Échappée du père,
et « en-quête » du fils. Ces deux-là sont liés. Ils sont les deux
faces d’une même interrogation, d’un même impératif de parvenir à se saisir de
soi, et des choses, pour être vraiment, c’est-à-dire être au monde, dans le
monde.
On
a donc Ulysse, un homme disparu qui cherche désespérément qui il est, et dont
je suis convaincu que son désir de « rentrer à Ithaque » n’en est pas
tout à fait un, il est une métaphore de la quête de soi qui l’anime, qui
nécessite de partir, de fuir, de ne pas parvenir à revenir. Cette longue dérive
(après ce combat sans fin devant les murs de Troie), c’est la description
magnifique des vingt et quelques années qui occupent un homme quand il quitte
les rivages de l’enfance et de l’adolescence, et qui doit en quelque sorte
dévorer et être dévoré par le monde avant que d’aborder l’âge mûr
(préfiguration de la pente qui s’incline, ou de la vague qui glisse, vers
l’ultime métamorphose). Mais, bien sûr, ça n’est pas si simple : l’Odyssée
est le récit de l’homme tiraillé, meurtri, indécis, fragile, pris entre son
envie d’explorer le monde, de le posséder, de s’y perdre à l’infini - c’est une
quête d’extase et de connaissance, c’est une ascèse érotique, c’est la flèche brute
de la vie qui cherche sa cible - et son désir de rentrer à la maison, de faire
souche, de tisser à son tour le cocon de la famille, de s’étendre à nouveau aux
pieds des arbres qui l’ont vu grandir – c’est là que naît le désir de la
paternité, de la transmission.
C’est
cette tension insoluble qui fait fuir le père d’Adam, mais, lui aussi, revenir
toujours. Par les lettres qu’il écrit, et qui finissent par arriver, par
« revenir » vers Adam, comme Ulysse a fini par le faire lui aussi. Car
s’il a à la fois les traits du « salaud », du type qui se fout de
tout sauf de lui-même (Ulysse lui non plus n’a pas que des vertus…), son père
lui a également donné et montré ce qui compte le plus, l’intuition et le désir de
la trajectoire à construire. Le récit à reconnaître, et à vivre. C’est ce que
comprend Adam quand il dit « J’ai toujours espéré une chose : que tu
reviennes pour me montrer le chemin. Je sais aujourd’hui que tu l’as fait. Tu
m’as pris dans tes bras tant et tant de fois pour me montrer le chemin, avant
de partir, je sais maintenant que tu l’as fait ». Adam, Télémaque de la
presqu’île de Crozon, à son tour peut vivre, dès lors que l’alchimie de la disparition
opère et dévoile ce qu’elle permet symboliquement : la transmission, l’effacement
pour laisser la place, dévoiler ce qui se déploie là. Récit du père, et du fils
donc (reste à se poser la question de la mère bien sûr…). Surf, au fond, c’est
un peu un remake de la Télémachie de l’Odyssée, ces quatre premiers chants qui
entament le récit et narrent les voyages de Télémaque parti à la recherche de
son père, pour savoir s’il est vraiment mort, oui ou non. Et si oui (et
manifestement, la lettre reçue par Adam le confirme), s’il peut survivre à ça,
et surtout, comment il peut vivre avec ça. La réponse (que contiennent en creux
les vers d’Homère), c’est cette transmission qu’Ulysse fait à son fils, cette
même transmission que le père d’Adam lui fait, transmission du défi et du désir
de vivre pleinement, d’oser vivre pleinement, sinon quoi ? Mais mieux vaut
ne pas me lancer sur le sujet de l’Odyssée, je risque sinon de ne pas pouvoir achever
de répondre à votre question avant des nuits et des jours, ce texte est un peu ma
bible personnelle !
Quant
à l’écriture, c’est un récit dans le récit, ou plutôt c’est le récit du récit.
Donc oui, c’est une exploration, un élancement, et une déroute parfois, un long
processus qui n’en finit pas d’avorter, et de naître. On y rencontre, on y
combat, on y féconde autant de nymphes que de démons, on y aborde sur des
rivages magiques autant qu’on y saborde navires et illusions, et on y apprend
surtout à faire corps avec le corps fou des vagues. Et parfois, dans une crique
où le bruit et la fureur suspendent leur concert, on y entend un ou deux souffles
qui font comme un bourdonnement, un murmure : c’est le début d’un chant, et
peut-être qu’on tient enfin le commencement d’un livre. Puis on le perd. Alors
on recommence. Surf sans fin…
J’étais
là depuis des heures. Toute la nuit à observer les allées et venues des
vacanciers, le pas lent des routiers. À guetter que quelque chose se passe. À
boire du thé glacé. Je n’avais pas eu envie d’aller plus loin. La télé
diffusait les infos en boucle, son éteint. Le serveur de nuit avait fini par me
trouver bizarre, il m’avait bombardé de questions : pourquoi tu ne cherches pas
une voiture, tu vas où, tu vas jusqu’à Brest, tu devrais faire du stop, ne
reste pas là tout seul, tu me fiches le cafard.
Puis
il m’avait foutu la paix. Il m’avait apporté un sandwich et une carafe d’eau,
m’enjoignant d’un geste à garder les quelques euros qui me restaient. C’est
glauque ici, non ? Tu ne devrais pas passer ta nuit à broyer du noir sur des
aires d’autoroute. Je bosse ici tous les jours mais elles me foutent le moral à
zéro. Tous ces parkings et ces pompes à essence identiques. Les boutiques, les
cafétérias, jusqu’aux parterres de fleurs qui se ressemblent tous, partout du
nord au sud. Et les tables et les plateaux-repas en plastique, les sandwichs et
les gobelets en plastique, les toilettes les machines à cafés les lumières même
sont en plastique, tu ne trouves pas que tout est en plastique, ici ? il
m’avait demandé en ouvrant grand les bras. J’avais regardé, n’osant pas lui
dire que si, je trouvais que tout avait l’air en plastique. Et que c’était
justement ça qui me plaisait.
GUETTER AVANT LA
BASCULE DANS LA GRANDE INCONNUE
Il
y a un très grand auteur qui a saisi, et de quelle façon, ce moment de
« contemplation abattue et désirante » qu’est l’adolescence parfois, c’est
Salinger. J’ai relu, encore très récemment, L’attrape-cœurs,
et le moins qu’on puisse dire est que Holden traine dans un New York littéraire,
presque aussi morne et banal que Brest peut l’être pour Adam, cette morgue
dépressive, à contre-rythme et en même temps sublime, d’un cœur tout empli de
frais, de mauvaise humeur et de doutes, un cœur épris si puissamment et si maladroitement
du monde. À cet âge sublime où tout se joue, mais où on ne sait encore rien
(donc on peut tout), on ne saisit pas encore comment on peut l’entreprendre, ce
monde (au sens où on « entreprend » une femme dans une soirée, mais voilà
un terme bien vieilli !).
Donc
oui, tout est mouvement, et bascule, trajectoire. Même si parfois, juste avant
le mouvement, il y a un arrêt, un suspens, et ce balancement sur soi-même du
« j’y vais, j’y vais pas », certains diraient « autisme »,
j’appelle ça « nécessité de la transe ». C’est ce qu’on entend au
début du récit, cette hésitation d’Adam, à accepter enfin de jouer avec de
nouvelles cartes, pas avec le vieux jeu tout racorni qui a été le sien durant
l’enfance et l’adolescence, jouer avec le vrai jeu de la vie adulte maintenant.
Et mieux vaut y aller un bon coup, au risque sinon de n’avoir que des rêves et
des jours tout petits, une vie faite de bouts de gazon proprets et insipides. Ça
donne envie, ça donne même très envie, mais la peur fait parfois croire qu’on
va se planter, ou qu’on est déjà condamné à du pas grand-chose, à de l’échec
même pas sublime. C’est ce que Jack tente d’enseigner à Adam, écouter ce qui
vrombit sous la planche, qui les aspire, qui les charme, pour qu’il ose, pour
eux deux. Mais il faut lâcher les conditionnements inutiles, les cadenas posés
sur le désir, sur la pulsion de vie sourde qui veut jaillir fort en eux. Dans
ce mouvement, dans cette trajectoire qui sera aléatoire, il y a aura des
vaguelettes, des calmes plats, des déferlantes et des rugissants, mais tout est
mieux que la mort clinique qui semble guetter Adam au début du récit, ou la
démence clinique qui tente d’emprisonner Jack.
L’autre
raison qui explique cette hésitation, cet élan contrarié, suspendu, c’est, je crois,
la quête d’Adam. Depuis des années en effet il attend que « quelque chose
se passe », il attend le retour de son père. C’est donc tout l’opposé
d’une quête, c’est la passivité totale, c’est la mort ou presque. Sans doute
parce qu’il est convaincu qu’il a été « abandonné », ce qui n’est pas
faux, mais tant qu’il se dit ça, il est presque un mort-vivant, comme sa mère. Et
au début du récit, soudain, quelque chose survient : son père meurt, il
est mort, il ne reviendra pas. Mais, quelque chose perturbe cette annonce
cruelle : les lettres. Je crois qu’elles disent exactement le contraire, non
pas l’abandon, la perte, le néant, mais l’amour, le lien exprimé, vécu d’une
façon que l’on peut juger bien égoïste, bien peu responsable, certes, mais
Adam, lui, en saisit l’essence profonde. C’est la révélation de l’existence de
ces lettres qui va lui permettre de grandir. Comme Ulysse, son père, par ses
lettres, est « revenu », il délivre son message, elles déclenchent un
mouvement, lent, une bascule définitive vers le monde. C’est sans doute pour ça
qu’il a tant de mal à en parler à sa mère, il doit comprendre profondément ce
qui se joue là, avant même de lire toutes les lettres. Adam a compris que la
transmission a eu lieu, il comprend, encore très confusément, ce que son père
lui a donné, montré. Et, en quelque sorte, il n’a plus besoin de lui, il va enfin
pouvoir vivre sa propre vie.
Bientôt, avec
Jack ils s’échapperont la nuit, pour couvrir les murs de phrases sibyllines. La
vie les attend, dehors. Malgré la peine, malgré l’ennui. Parce que la peine,
parce que l’ennui. Jack clame qu’ils doivent se jeter la tête la première dans
le corps palpitant des choses, que c’est la seule façon d’échapper à l’idée que
l’existence est un sac à merde. Pour Adam, c’est la seule issue à la peur qui
guette au fond, à la panique du chemin qui n’existe pas, à la route qui ne mène
nulle part. Ne pas rester figé sur un banc de pierre, seul, pour l’éternité.
Suite de l’entretien, deuxième partie : Comme des frères