mercredi 13 février 2019

AGNÈS DEBACKER, AVOIR UNE AVENTURE

Le début d’une histoire ou comment Agnès Debacker fait battre les cœurs de tous pays dans une petite cuisine : rencontre autour de L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine (Première partie)

©Anaïs Brunet 

POINT DE DÉPART, POINT FINAL
Le point de départ de cette histoire est : la mort. Pardon pour cette réponse un peu brute de décoffrage mais c’est la réalité. Je suis obsédée par elle. Je la vois rôder partout, tout le temps. Je la vois emmener les gens autour de moi. C’est une compagne un peu pénible et encombrante. Je l’occupe en l’infiltrant dans mes histoires. 

« C’est comme ça, c’est la vie, elle était vieille, son coeur a lâché, ce sont des choses qui arrivent, elle n’a pas souffert, elle a eu une belle mort… » Ouais, c’est ça une belle mort, tu parles ! Moi, je suis sûr qu’elle aurait bien aimé pouvoir s’enfiler encore une bonne centaine de tartines à la confiture de framboises.


SIMON VOISIN, SIMONE VOISINE
Je vais démarrer par un aveu. Ces deux prénoms similaires ne sont pas du tout volontaires. Je les ai lus comme tels suite au premier message reçu de la part de mon éditrice. Ils étaient accolés dans son message, chose qu’ils ne sont jamais dans le texte. Sur le coup, cela m’a un peu ennuyé. Il y avait une sorte d’effet de style qui n’est pas mon style justement. À vrai dire, je ne sais pas trop pourquoi je n’ai pas modifié le prénom de l’un ou de l’autre. C’est comme s’il était trop tard, comme si ces deux protagonistes existaient avec ces prénoms et qu’il ne m’appartenait plus de les changer… On est loin d’avoir tous les pouvoirs quand on écrit.
Pour l’anecdote, j’ai vécu le même genre de péripétie avec mon premier roman Ma chère Alice. J’ai confondu une chenille avec une limace…
Simon est un jeune garçon d’une dizaine d’années. Il sort doucement de l’enfance. Ce moment de la vie où les adultes sont des personnes importantes, essentielles. Des humains auxquels on s’accroche de peur de perdre pied. Tour à tour, dans le meilleur des cas, ils sont une projection, une assurance, un réconfort. C’est ce qu’est Simone pour lui. (Les autres adultes aussi d’ailleurs, à des degrés différents. Les adultes sont plutôt sympas dans cette histoire…)
Sa vision du monde commence doucement à changer. Les adultes descendent un peu de leur piédestal et d’autres figures et centres d’intérêt nouveaux apparaissent. Des lieux, des espaces où l’adulte n’a plus tellement sa place (l’adolescence en somme).
Simone est une vieille dame extravagante et débonnaire. Ce personnage représente pour moi la mamie idéale. Celle que j’aurais adoré avoir. Elle a de l’humour, elle est cultivée, elle sait écouter, elle n’est ni hautaine ni désabusée, elle aime la vie et surtout, elle est libre. Libre autant que la chaîne, dont elle connaît la longueur, le lui permet. (C’est une phrase de Cavanna : « La liberté, c’est connaître la longueur de la chaine »).
Simone est la nounou occasionnelle de Simon (un peu moins aujourd’hui, Simon n’est plus un petit enfant). Ce qui les relie ensuite, eh bien c’est l’amour ! Ils s’aiment beaucoup ces deux-là. D’un amour sincère, simple, émouvant et touchant. Le contraire d’un amour filial ne tenant que sur un lien du sang sans consistance et sans saveur. 

Je me rends compte à quel point c’est horrible d’être là sans Simone, sans l’entendre, sans la voir. Je réalise, planté là dans son salon et entouré de ses objets, que plus jamais nous ne cuirons ensemble des gâteaux au gingembre et aux fruits confits immangeables, que plus jamais on n’explosera de rire avec sa bougie qui pète quand on souffle dessus, qu’on ne dansera plus jamais le tango en écoutant un disque d’Astor Piazzolla, dit « Hector la Pizza », qu’on ne jouera plus ensemble à la bataille pendant des lustres, que plus jamais je ne pourrai tripoter la peau douce et flétrie qui pendouillait de ses gros bras.


©Anaïs Brunet 

UNE THÉIÈRE AVEC DES PATTES DE CHAT
Cette théière représente un pacte avec ce qui nous reste de l’enfance et ses croyances fantasmagoriques et chimériques. Elles existent et elles n’existent pas. Les enfants aiment y croire, mais ils ne sont ni dupes ni idiots. C’est le principe du jeu. Il nous construit, nous donne une place dans le réel en s’appuyant sur l’imagination. Cette théière est donc à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire, c’est le symbolique en quelque sorte, l’objet qui nous permet d’approcher le réel, sa beauté et sa cruauté, en douceur, à pas de chat pour ne pas se cramer d’emblée…

Je me souviens de nos petites cérémonies. Simone n’était jamais aussi sérieuse que lorsqu’elle déposait son billet au fond de la théière. Ensuite, elle tassait les petits papiers blancs « pour qu’il y ait toujours de la place », disait-elle. Et pour finir, avec une grande délicatesse, qui ne lui ressemblait pas vraiment, elle reposait le couvercle. Le petit tintement dû à l’entrechoc résonne encore dans mes oreilles. J’aimais beaucoup ce bruit. Il signait la fin de la cérémonie et l’étendue des possibles : nos souhaits étaient à présent entre de bonnes mains, ne restait plus qu’à attendre qu’ils se réalisent.

©Anaïs Brunet 

AMOURS AU PLURIEL ROMANESQUE
Mon sentiment est que vivre ensemble est une illusion. Surtout depuis qu’on en fait un slogan à tout va. On vit les uns à côté des autres davantage qu’avec. On se regarde plus souvent en chien de faïence qu’avec un regard enamouré. On vit en vase clos, avec les gens qui nous ressemblent. La rencontre avec l’autre, celui qui semble éloigné de nous, de nos coutumes, de nos valeurs, de nos caractéristiques physiques est une exception. Et je suis complètement dans ce schéma. Il me suffit de regarder les gens qui m’entourent, ceux que j’aime… Je ne lutte pas contre cela, je le constate, mais je profite des histoires pour inventer un monde où des gens soi-disant dissemblables pourraient se connaître et s’aimer. Je profite des histoires pour oser faire ce que je ne fais pas dans la vie. Je profite des histoires pour être aimable, tolérante et curieuse de l’autre.

Mais il y a l’odeur. Y songer me donne du courage. Cette chère odeur de chez Simone. Je vais humer l’air à m’en étourdir et ainsi la graver à tout jamais dans ma mémoire. Les jours de tristesse, je l’appellerai à la rescousse et elle calmera ma peine. Non, la mort n’est pas la seule à rôder dans cet appartement. 

L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Agnès Debacker
Illustrations d’Anaïs Brunet
Polynie

En librairie le 21 février