vendredi 15 février 2019

AGNÈS DEBACKER, L'INCONNU DE L'HISTOIRE (Seconde partie de la rencontre autour de L'arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l'amour dans une cuisine)


©Anaïs Brunet 
Je sens bien que demain ou disons dans quelques jours, j’aurai très certainement envie de revenir frapper à sa porte pour entendre encore une fois, encore une toute petite fois, l’histoire de Simone affalée dans sa cuisine. Cette histoire, décidément, je l’écouterais jusqu’à m’en dégoûter les oreilles.


LES MOTS
Rétrospectivement, si je pense à Simon, c’est un personnage qui n’accepte pas de ne pas comprendre. Il refuse l’absence de sens inhérent à l’existence et à la mort. Pour lui, tout doit s’expliquer rationnellement. Il est en train de se rendre compte de l’impossibilité de son désir, alors il lui reste les mots, les récits, mais aussi les rencontres, l’amitié. Les mots, les humains, les mots des humains qui nous parlent, qui nous écrivent pour tenter de sortir la tête de l’eau, de ne pas se noyer dans la nébuleuse insensée qu’est la vie et pour y mettre nos significations, nos directions et nos sensations aussi savoureuses que possible.

PARLER POUR AVANCER
Parler des morts pour qu’ils vivent encore un peu, je n’y crois pas vraiment. Si Simon a tant besoin des mots et des récits, ce n’est pas pour tenter de garder Simone à ses côtés. Il sait pertinemment que rien ne pourra la faire la revenir. (II a bien vu des hommes en noir descendre son cercueil six pieds sous terre). Si Simon parle et écoute, c’est pour comprendre l’incompréhensible puis avancer, avancer sans Simone.


©Anaïs Brunet 

LA TRACE DES MORTS
Je n’ai pas encore approché la mort de trop près mais le peu que j’en ai vu, ce qui m’interrogeait le plus c’est comment celle ou celui qui reste supporte d’être entouré des objets qu’ils ont côtoyés ensemble. Si cela devait m’arriver, je donnerais tout. Je partirais dans un endroit vierge, pas comme si l’autre n’avait pas existé mais pour avoir une chance de survivre sans lui ou sans elle. C’est peut-être un leurre, une vaste mascarade, mais quelle horreur de tomber chaque matin sur le bol de l’autre, son mug préféré, ou je ne sais quoi d’autre. Je garde les histoires, les mots, parce que je ne peux pas m’en débarrasser mais je jette les objets. Enfin, ceci dit je suis contente de rentrer dans un musée et d’approcher de prés une relique ayant appartenu à quelqu’un qui m’intéresse. En effet cela permet la mémoire et l’histoire sans lesquelles nous ne serions que des coquilles vides. C’est sans doute une question de temps. Le temps du deuil, une étape de ce temps -là. Dans un premier temps je jette tout et on verra après. (Bon, je ne jette pas n’importe où. Je jette dans un endroit accessible). Aujourd’hui, c’est ce que je ressens. J’écrirais peut-être tout le contraire dans une autre histoire. Quand je serai plus vieille ! 

— Simone a rencontré Farid en 1953. Tous les deux faisaient les marchés. Elle avait vingt-deux ans et lui vingt-cinq. Elle vendait des fleurs, lui, des légumes. Ils se sont fréquentés. Sortis ensemble, si tu préfères. En cachette, parce que Simone avait peur de se faire enguirlander par son père. Elle craignait que Farid ne lui plaise pas parce qu’il était algérien. Quelques mois après leur rencontre, la guerre d’Algérie a éclaté. Tu as déjà entendu parler de la guerre d’Algérie ?


L’INVITATION DE L’HISTOIRE
En effet, il n’y avait aucun souhait au départ. (Enfin si, plein, mais pas celui-là…). Avec ce texte, j’ai la sensation d’avoir vraiment expérimenté le hasard, l’inconnu dans l’histoire, écrire sans connaître ce qui pourrait advenir. Farid est arrivé et avec ce prénom et son âge, la guerre d’Algérie. Je ne dis pas grand-chose de cette guerre, mais je suis contente de la nommer. À travers le regard des adultes, j’avoue mon ignorance et à travers elle, le déni, le mensonge d’une nation et de ses autorités. Je ne dis pas grand-chose de cette guerre parce que ce n’est pas mon propos en tant que tel, mais je pense qu’elle a plutôt intérêt à s’inviter dès qu’elle peut !

©Anaïs Brunet 


UNE ÉCRITURE DÉLIBÉRÉMENT SENSIBLE OU LA PLUIE SUR LE CORPS
Oui, peut-être, une matière sensible plus accentuée. Notamment parce qu’en mettant ce texte sous le regard avisé de mon premier lecteur, j’ai souvenir qu’il me réclamait « du corps ». J’ai entendu une fois un libraire dire d’un auteur : « au moins, lui, quand il écrit qu’il pleut, on est mouillé ». La formule m’a plu et je comprenais aussi le « plus de corps », de « sensorialité » réclamés par mon lecteur. Alors, oui, j’y suis vigilante. Quand j’écris, mes personnages, mes scènes sont présents à ma table, alors parfois j’oublie de les décrire, de leur donner une consistance dans l’écriture. Un livre a décidément besoin du recul de quelques regards affûtés et vigilants pour pouvoir cerner ce qui manque (comme ce qui encombre). C’est bien connu, quand on a le nez dedans…

©Anaïs Brunet 


CUISINE ET CONFIDENCES
Comme pour la guerre d’Algérie, elle est arrivée par hasard, cette cuisine. J’imaginais assez bien Simone à l’intérieur en train de se préparer du café. Mais dans mon esprit, elle n’a pas forcément une importance plus grande que le salon, ou le couloir, ou la chambre de Simon. En effet c’est l’endroit où l’intrigue se dénoue, où les choses finissent par se savoir. Dans ma vie, la cuisine est une pièce où souvent les choses sont dites et découvertes. Un lieu de confidences par excellence. Un espace où tandis que le monde continue de tourner avec bienséance dans le salon, des petits ou de grands secrets s’échangent. J’adore les cuisines ! J’aime tout ce qu’on y fait, lieu de gourmandise et donc de vie par excellence. Alors, forcément…


©Anaïs Brunet 

L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Agnès Debacker
Illustrations d’Anaïs Brunet
Polynie

En librairie le 21 février