Que font les enfants de leur haine ? par Agnès Debacker
Sacrée bienveillance
Que font les enfants de leur haine ? Qu’en font-ils dans un contexte
où ils sont sommés d’être bons, positifs et bienveillants, à l’image de
l’éducation prônée par les adeptes d’une pédagogie nouvelle, nommée
« bienveillante » et « positive », justement. Cette
dernière est devenue une sorte d’étendard de l’éducation contemporaine et
grandit sous le joug protecteur, inébranlable et tout-puissant des
sacro-saintes neurosciences. Difficile avec un tel pedigree d’opposer quelques
réserves. Je vais ici m’y risquer et partager avec vous ma pensée. Cette
dernière nourrit à la fois mon travail d’éducatrice et de formatrice auprès des
enfants, de leur famille, des professionnels et celui d’autrice de livres pour
la jeunesse.
Si je résume grossièrement, l’idée fondatrice de la pédagogie bienveillante
et positive est qu’il faut être bienveillant, terme à peine défini (comme s’il
allait de soi), et positif, c’est-à-dire bannir le « non » et le
« pas » lorsqu'on s’adresse aux enfants, au risque d’atrophier une
partie de leur cerveau et de les transformer en êtres malheureux et égarés pour
le restant de leurs jours. Rien que ça. Très vite, dans ce genre de méthode, se
pose la question du comment. Le « pourquoi » est vite évacué. La
bienveillance est une évidence. Difficile en effet d’être contre ou de se
proclamer en faveur d’une éducation malveillante et négative. Évidente aussi,
car soutenue, justifiée, labélisée, par cette nouvelle discipline dont on fait
grand bruit depuis quelque temps : les neurosciences. On pourrait presque
s’attendre à voir s’afficher l’encart contre lequel personne ne peut
rien : prouvé scientifiquement (équivalent à celui plus ancien du
« vu à la télé »). Et bien, si c’est le monsieur en blouse blanche
qu’il l’a dit, alors…
Le « comment » fonctionne un peu comme une recette de gâteau ou
un montage de meuble en kit puis, comme un bon filon éditorial trônant en bonne
place sur les étals de nos librairies au rayon développement personnel. Et
voilà nos marmots, et par extension les êtres humains, transformés en meubles
IKEA dont il suffirait d’avoir le mode d’emploi et les bons outils pour en
faire des êtres parfaitement accomplis et fonctionnant convenablement.
Cétipaformidableça ?
Une des étapes de fabrication est, entre autres, l’imprégnation. Si les enfants
sont entourés d’adultes doux, conciliants, à l’écoute, souriants, aimants,
aimables, calmes, détendus, ayant le sens du compromis et la capacité de
détourner le langage pour transformer toutes injonctions négatives, qui leur
brûlent les lèvres, en périphrases délicates et positives (comme des sortes
d’extraterrestres donc), alors nos chérubins seront à coup sûr, bien dans leur
peau, épanouis et intelligents. Un homme nouveau naîtra de ces papillons
chamarrés semés au vent et à travers eux, la paix régnera sur des générations
et des générations. Amen.
Ainsi pour que l’enfant se porte au mieux, voire pour éviter qu’il ne
dépérisse, il doit vivre dans un univers loin de toutes frustrations et autres
sautes d’humeur ou pertes de patience de ses parents fatigués. Évoluer dans un
univers cotonneux afin que sa nature originellement bonne ne se pervertisse à
coups d’ordres professés, fatalement abusifs et hautement corrosifs.
On est donc chez Rousseau avec le présupposé de départ que l’homme naît
bon. Le mien est que l’homme naît divisé. Divisé entre amour et haine, humanité
et inhumanité, pulsion de mort et pulsion de vie, envie de détruire et envie de
construire. Ici, on est chez Freud, ou chez Sendak avec notamment son œuvre
emblématique Max et les Maximonstres. (J’y reviendrai plus tard.)
Dans la maison de Rousseau si l’enfant est en colère, odieux, ingrat,
pervers, il faut en rechercher la cause. Et la cause est forcément dans son
environnement. Il y a un loup quelque part. Il a reçu de mauvaises ondes ou
alors il est fatigué. Quoi qu’il en soit, il y a une explication objective et
raisonnable. Il ne peut quand même pas être horrible juste pour le
plaisir… ? Dans ce cas, les soubresauts haineux se règlent par un flot de
paroles douces et rassurantes prodiguées par des parents pondérés, détendus,
mais un brin confus. Pour peu, ils lui demanderaient presque pardon d’avoir
généré en lui tant de révolte et de colère.
Peu importe si les raisons de l’acte répréhensif ne sont pas très claires,
comme l’a dit maman Dolto, (ce que j’appelle du Dolto mal digéré), il faut
parler à l’enfant. Alors, on lui parle, on l’abreuve de parole, on le saoule
d’explications à n’en plus finir jusqu’à apercevoir une lueur d’acquiescement
dans son regard narquois. Recette suivie, mission accomplie. La prochaine fois,
au lieu de frapper son petit frère, il fera de la peinture murale et on croise
les doigts pour que ce désastreux épisode n’ait en rien entamé son innocence et
sa bonté.
Bon et si c’était vrai ? Et si l’enfant n’avait aucune espèce
d’excuse. S’il avait tout simplement pris un malin plaisir à tenter de
défenestrer son petit frère ? Si l’enfant, au fond, avait un mauvais
fond ?
Est-ce qu’à ce moment précis, parce qu’il s’agit toujours d’un moment
précis, l’enfant n’a pas simplement et grandement besoin qu’on l’arrête ?
Non pas qu’on lui explique quoi que ce soit, mais bien qu’on l’arrête,
littéralement parlant. Entendons-nous bien, pas à coups de fouet, mais à coups
de mots qui eux font sens justement. Qu’on impose une limite à sa démesure. En
d’autres termes qu’on lui dise : « Stop, monte dans ta chambre et au lit
sans dîner ». (Référence à Max et les Maximonstres.)
Cachez cette haine que je ne saurais voir
Certains parents et éducateurs s’efforcent de repousser, d’escamoter et au
final de nier tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une
expression de haine gratuite et sans raison apparente de la part de leurs
enfants. Ils s’érigent ainsi, malgré eux, en adultes tout-puissants. Celui qui
sait face à celui qui ne sait pas. Celui qui comprend face à celui qui ne
comprend pas. Simplement, que sait-il et que comprend-il au juste ? La
haine a ses raisons que la raison ignore… et aucun parent jusqu’à présent n’a
été en mesure de lire ce qui pouvait bien être inscrit dans la tête de son
enfant et enfoui au plus profond de son être. Cela est toujours bien plus
complexe que ce que l’on imagine.
Mais peu importe, le parent croit dur comme fer qu’il sait et il assène ses
vérités à l’enfant. Le parent sait, il explique, il rassure et l’enfant
comprend. Il a bien des oreilles pour entendre et un cerveau en bon état de
marche, non ? Tout ceci est logique, normal, simple. Telle une bonne
vieille recette de cuisine. Sauf que ce saugrenu d’être humain, dont jusqu’à
preuve du contraire l’enfant fait partie, n’est pas simple mais complexe. Alors
que le parent semble si bien comprendre et tellement déterminé (dans un calme
olympien comme la procédure le lui adjure), à faire fuir la vilaine colère pour
que jamais plus elle ne revienne, l’enfant ne comprend rien, l’enfant ne sait
pas d’où lui vient cette saute d’humeur dévastatrice. Elle le dépasse, le
submerge. Elle est plus forte que lui et il sent bien qu’elle reviendra malgré
les belles paroles, malgré son acquiescement de façade.
Il y a comme un hiatus entre ce qu’il entend, ce qu’il comprend (car oui,
en effet, il n’est pas demeuré) et ce qu’il ressent.
Il peine à se reconnaître dans le portrait qu’on dresse de lui. Ou pire, il
se reconnaît, mais ce qu’il entend lui est insupportable : ce n’est pas
toujours évident de s’entendre dire que c’est normal de vouloir assassiner sa
petite sœur en la lapidant à coup de legos mais qu’un jour, ne t’inquiète pas,
mon chéri, tu l’aimeras comme nous et tout rentrera dans l’ordre…) Et si ça ne
rentrait pas dans l’ordre ? Et si rien ne changeait ? Et si je
n’arrivais pas à éliminer cette chose incontrôlable qui m’envahit ? Est-ce
que mes parents continueront de m’aimer ? De m’aimer malgré tout ?
Naît alors une terrible inquiétude, car comment éliminer quelque chose
d’insaisissable, d’incontrôlable et qui pourtant fait entièrement partie de
moi, qui me constitue ?
Cette chose indicible est la seule à mériter d’être nommée. Il s’agit de
notre haine, de notre violence, de notre barbarie, de notre inhumanité… Elle
est présente en chacun de nous, qu’on le veuille ou non.
Simplement pour la nommer, il faut la reconnaître et c’est chose difficile.
Au fond, à qui s’adressent les parents à travers leurs explications, leurs
excuses et leurs justifications ? Qui tentent-ils de convaincre si ce
n’est eux ?
Et tandis qu’ils se rassurent comme ils peuvent, les enfants eux se
demandent bien ce qu’ils vont faire de leur haine. Comment vont-ils s’y prendre
pour l’éliminer afin de pouvoir continuer à mériter amour et protection ?
Au choix, ils pourront se plier aux consignes et se contraindre pour ressembler
à ce que leur entourage attend d’eux. Devenir des êtres à demi, embryonnaires,
incapables de quitter les jupes de leur mère. Dépendants à chaque instant du
regard et de la parole de l’adulte, puis des autres en général. Ils peuvent
aussi explorer cette haine plus intensément. Ne pas céder sous le bienveillant
vernis familial et hurler jusqu’à ce qu’enfin la haine soit nommée et reconnue
pour ce qu’elle est. Nommer et reconnaître la partie sombre (le côté obscur de
la force, il s’agit bien de cela) pour un jour, qui sait, à force de se battre
et se débattre, ressentir cet inouï réconfort de se savoir accepté, reconnu et
aimé tout entier.
Comment nommer cette haine ? En cessant de pervertir le langage et en
lui donnant une véritable adresse. Autrement dit, en cessant de distordre le
réel pour le faire entrer dans notre imaginaire fantasmagorique et chimérique.
Autrement dit, et presque simplement serai-je tenté de dire, en posant une
limite claire, nette, sans hésitation aucune à la manifestation violente,
haineuse, colérique de la part de l’enfant. C’est le « stop arrête »,
le « non, tu ne peux pas », les gros yeux, la grosse voix, qui
nomment la haine et qui permettent à l’enfant de l’identifier puis… de se
débrouiller avec. Les explications, les justifications si elles ont lieu
d’être, viendront plus tard et pourquoi pas, à l’initiative de l’enfant s’il en
ressent le besoin. En attendant, l’essentiel est que sa colère soit reconnue en
même temps que circonscrite par la parole sans ambiguïté de l’adulte. Une
parole qui en nommant la fait exister (n’est-ce pas le principe même du
langage ?), et puisqu’elle existe, on peut la regarder en face et lui
demander (fermement) de se calmer. Cette parole de l’ordre et de l’interdit -
dire les mots entre le possible et l’inacceptable - contrairement à ce que
certains pensent, rassure grandement l’enfant. Débordé par sa colère l’enfant
ne demande qu’une chose : qu’on l’arrête. Ici l’adulte n’est pas
tout-puissant mais fort. Fort de paroles capables de dire la limite et de
s’interposer face à la haine. Fort parce qu’il protège l’enfant sans l’écraser
d’un savoir qui le dépasse. Fort parce qu’il le remet à sa place sans parler à
sa place. Fort parce qu’il accepte « ça » (l’ignoble et le
dégoûtant…) de son enfant. Il ne l’escamote pas, il le montre du doigt. Fort
enfin parce qu’il assume son impuissance face à l’inhumanité qui est à l’œuvre.
Il laisse l’enfant se débrouiller, il le laisse sentir le couperet de mots qui
lui est tombé sur la tête et ainsi seul dans sa chambre, il peut pleurer,
hurler, jeter puis doucement faire le tri, comprendre des choses sur lui puis
jouer, rêver… grandir. Et quand le soir arrive, son père, sa mère sont là, à
ses côtés, quoiqu’il ait fait, quoiqu’il ait dit. Le calme est revenu et tout
est pardonné. Pour preuve, « le repas tout chaud ». Pour preuve,
l’histoire du soir.
Max et les autres
Notamment Max et les Maximonstres de Maurice Sendak, ce best-seller de la
littérature enfantine publié en 1963. Enfin, dans un livre dédié est offerte
aux enfants la possibilité de se reconnaître. Max est un petit garçon qui un
soir se revêt de sa peau de loup. Il fait des bêtises et devient odieux avec sa
mère. Sa mère le punit et l’envoie au lit sans manger. « Monstre », lui
lance-t-elle. Ensuite, Max navigue vers le pays des Maximonstres et il devient
leur roi. Ensemble, ils font une grande et horrible fête. Et puis Max en a
assez, il veut retrouver l’amour perdu. À son tour, il dompte les monstres en
jouant d’autorité : « Ça suffit, vous irez au lit sans souper! »
et au final renonce à être le roi des Maximonstres. Il rentre chez lui et lorsque
au bout d’un an et un jour, il accoste dans sa chambre, son dîner tout chaud
l’attend.
Sans me lancer dans une analyse détaillée de cette œuvre majeure, cela a
été maintes fois fait, ce qui me touche grandement dans cette histoire, est la
relation de Max avec sa mère.
De quoi cette œuvre est-elle le symbole ? Qu’est-ce que j’y
entends ? L’histoire d’un petit garçon en proie à ses démons intérieurs.
Il revêt sa peau de loup parce que c’est plus fort que lui. L’histoire d’une
mère qui elle, endosse une posture d’autorité parce que c’est son rôle. D’un
mot, d’une phrase, elle rappelle la loi qui, à la fois, protège le monde des
pulsions dévastatrices de Max et le protège, lui aussi, par la même occasion.
Ensuite, Max doit se débrouiller avec ça. Cette colère, cette violence, cette
haine. Il choisit un chemin loin d’être anodin, celui du jeu et de
l’imagination. Ils sont les modes d’expression des enfants. Ce n’est pas grâce
à la parole qu’ils comblent le manque, le doute, l’angoisse, et
l’incompréhension. La force symbolique et expressive des mots viendra plus
tard. Pour le moment, elle se transcende via le jeu où l’enfant refait, répète,
exagère, grossit le trait, imite. Ainsi, d’un côté il y a les histoires que se
racontent les enfants tel un récit symbolique de leur vie intérieure et du
monde où ils habitent, difficile pour eux parfois à cerner. De l’autre, les
contes et récits lus par les adultes comme un cadeau miroir. Ces histoires où
l’enfant comprend quelque chose de lui, et qu’il nous demande de lire et relire.
Revenons à la mère de Max. Son apparition et son rôle sont fugaces, mais ô
combien essentiels. Elle n’apporte aucune explication, aucune justification.
Elle gronde et pardonne. Tout n’est pas oublié. Elle n’oublie pas de quoi est
capable son enfant. Elle n’oublie pas qu’il peut être un véritable monstre
parfois. Et s’il recommence ses bêtises, il saura la trouver sur son chemin.
Tout n’est pas oublié, mais tout est pardonné. Profondément, elle accepte cette
dualité en lui. Le repas que Max trouve dans sa chambre après son périple chez
les Maximonstres est un double cadeau. Il y a d’un côté la confiance accordée à
l’enfant pour se débrouiller avec ses monstres à l’aide de ses moyens à lui.
Elle ne s’immisce pas dans son histoire, elle n’en a ni le pouvoir ni la
prétention. De l’autre, il y a l’amour renouvelé dans l’acception totale de qui
il est.
Les contes merveilleux ont la même puissance cathartique. Il s’agit souvent
d’une lutte manichéenne entre les gentils d’un côté et les méchants de l’autre.
Les bons remportent toujours la bataille et sont largement récompensés pour
leurs exploits. Les méchants meurent souvent de manière horrible ou sont cloués
au pilori de la honte. Au fond, ce combat n’est-il pas le symbole de nos luttes
internes ? La plupart des enfants détestent leur barbarie. Ils voudraient
l’empoisonner, la cramer, la pendre, lui jeter des pierres. Plus le méchant
reçoit un traitement ignoble dans les contes, plus l’enfant est satisfait.
Paradoxalement, cette violence est rassurante. Elle donne l’espoir, un jour, de
terrasser la haine. C’est un espoir vain, certes, car elle ne peut disparaître
mais c’est un espoir indispensable lorsqu’on est enfant. Dans la mise en scène
des contes merveilleux, il s’agit aussi de mettre notre force obscure en lumière,
autrement dit, de devenir lucide. C’est là notre seule possibilité de lutter et
de remporter, de temps à autre, nos batailles.
Depuis quand c’est facile de grandir ?
Les contes de fées de notre enfance, ces récits qui depuis des lustres
continuent de nous être racontés, ne sont pas exempts de terreur. Dans chaque
histoire, il y a pléthore de luttes, d’épreuves, de sacrifices. Et si c’était
là le prix à payer pour devenir grand et sortir de l’enfance ? Ces
histoires ne seraient-elles pas caduques depuis longtemps, remisées au rayon
des vieilleries sans intérêt, si elles ne contenaient pas en elle une vérité
cachée, hautement symbolique de la métamorphose à l’œuvre chez l’enfant ?
L’enfance n’est pas le temps de l’innocence, il est celui des transformations
et ces dernières ne font pas sans heurts ni souffrances. Depuis quand grandir
est une partie de plaisir ? Comment peut-on imaginer passer d’un état de
totale dépendance à un celui d’être autonome, accompli, responsable, sans peine
ni accrocs ? C’est pour moi un fourvoiement de l’éducation prônée par le
mouvement bienveillant et positif. En plus de nier la haine, il faudrait
éliminer la souffrance.
Si l’on retourne du côté de chez Max, le héros est doublement puni. Non
seulement il est cantonné dans sa chambre, mais aussi, privé de dîner.
L’abandon total. Mais c’est un abandon de façade, un abandon qui paradoxalement
sauve et libère. Chez Sendak, tout comme dans les contes de notre enfance, on
en bave mais le jeu en vaut la chandelle : le chemin sinueux de la
maturité et de l’émancipation.
Il y a une sorte de supercherie, de malhonnêteté intellectuelle, à laisser
croire le contraire. D’imaginer qu’il est possible de grandir uniquement dans
la joie et l’allégresse.
Qu’on le veuille ou non, bienveillance et malveillance sont les deux faces
d’une même médaille. On a beau s’évertuer à imaginer (s’accrocher à
l’imaginaire et fuir le réel) qu’un monde sans haine et sans souffrance est
possible, notamment grâce au progrès de la science, le réel et avec lui son lot
de cruautés nous rattraperont toujours. Et finalement, dans une dialectique
sans cesse à l’œuvre, alors que nous pensons possible de voir advenir un monde
débarrassé de nos névroses, de nos malaises, de nos mal-être, le pire risque
bien de se produire. À nier l’évidence de la violence, à refuser de devenir
lucide sur notre part d’ombre, n’est-ce pas avoir affaire à une bonté de
façade ? Jamais la haine et la souffrance ne disparaissent, elles ne font
que se cacher dans les interstices de notre bienveillance érigée au rang de
croyance. Ces dernières risquent d’en être que plus cruelles et plus perverses.
Décidément, l’enfer est semé de bonnes intentions.
L’éducation est un pari, pas une recette
Être parent est difficile et notre société contemporaine rend certainement
la tâche encore plus ardue. Tout comme il est pénible et blessant pour l’enfant
de se faire gronder, d’être puni, de finir dans sa chambre seul sans manger,
c’est déplaisant aussi pour le parent de se fâcher, de punir. Il navigue à vue,
ne sait pas forcément quelle attitude est bonne et judicieuse. Il tente et
tâtonne car l’éducation contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire
est un pari, avec son lot de hasards et d’incertitudes, de joies et de peines.
Ici encore le parent n’est pas tout-puissant mais fort de ses failles, et de
ses doutes. L’enfant se construit autant sur eux que sur leur discernement et
leur tendresse. Quelle pression démesurée, insensée, inhumaine infligeons-nous
aux parents en leur promettant la recette du bonheur familial, débarrassé de
tout conflit et question fâcheuse. Quelle hérésie, cette volonté absurde de
transformer ce qui paraît négatif en quelque chose de soi-disant positif.
Autant avaler des couleuvres. Bien malin celui ou celle capable de promettre
une éducation réussie, à moins de proposer une éducation sous contrôle, faite
d’évaluations et de procédures, un peu comme on le ferait si nos enfants
étaient des ordinateurs et leurs parents des programmateurs informatiques.
Personne ne peut présager de l’avenir d’un enfant. Il est ce qui nous échappe
malgré nos filets quadrillés à l’excès, nos manuels éducatifs et nos
découvertes sur les capacités cérébrales des enfants. Peut-être parce qu’il est
du côté de la vie, de son mouvement incessant, imprévu, déroutant et beau.
Le dernier mot de l’art
Ne s’ennuierait-on pas diablement si l’art n’avait rien d’autre à proposer
que des histoires positives et bienveillantes ? N’est-ce pas parfois le
drame d’une certaine littérature enfantine ? Il n’est peut-être pas
inutile ici de rappeler d’où Maurice Sendak partait et parlait quand il a
commencé son métier d’auteur pour la jeunesse. Issu d’une famille juive
polonaise immigrée aux États-Unis, la découverte des camps de concentration où
une partie de sa famille fut exterminée se lit en filigrane de ses histoires.
Est-il encore possible, après avoir été témoin de la barbarie à l’œuvre de la
part d’un peuple que tout le monde s’accorde à qualifier de cultivé et
d’intelligent, de donner à voir et à entendre aux enfants des histoires où
règnent uniquement la joie, l’aventure, l’allégresse ? N’était-il pas
urgent – et l’urgence ne cesse pas aujourd’hui – de leur montrer la complexité
du monde et des êtres humains qui le peuplent ? Non pas pour leur donner une
leçon de morale, mais pour éveiller leur conscience, pour les rassurer sur la
confusion de leurs ressentis, afin qu’ils se sentent moins seuls et homme parmi
les hommes. Les enfants n’ont que faire des mensonges mièvres et sirupeux des
adultes et ont un besoin urgent, vital, de comprendre ou du moins d’approcher
cette dualité qu’ils sentent au plus profond d’eux-mêmes. Certains récits,
heureusement ils sont nombreux et peuplent encore les rayonnages de nos
librairies et bibliothèques, sont une adresse, grâce à laquelle ils ne sentent
pas abandonnés avec leurs encombrants démons. Ces histoires éclairent leurs
sentiments et émotions contradictoires et ont un effet miroir avec leur univers
contrarié, elles leur font un bien fou. À condition ensuite qu’on leur fiche la
paix, qu’on ne leur demande pas ce qu’ils ont compris du récit ou pire, qu’on
leur explique ce qu’ils viennent d’entendre… Sauf si l’enfant le demande. Ayons
le courage en tant que parents, éducateurs, mais aussi artistes, de nous
retenir, de ne pas tout dire, de s’effacer, de faire preuve d’humilité.
Et quand le temps de l’enfance passe, si tant est qu’il se termine un jour,
le ressort de l’art ne change pas, il est toujours celui de nous montrer, par
tous les truchements possibles, le monde complexe, cruel, et beau dans lequel
nous vivons. Ces personnages étranges que sont les êtres humains. Hors de ce
cahier des charges, il ne reste que des faiseurs de spectacles tantôt à la
solde des marchands de divertissements qui avilissent l’intelligence et conduisent
à la bêtise à force de nivellement par le bas, tantôt à la solde des
moralisateurs bien-pensants au service d’une pensée simpliste. Pour un résultat
à peu près similaire en termes de connerie généralisée.
L’artiste est le pavé dans la mare qui éclabousse nos certitudes et remue
la boue de nos croyances stériles, il nous éclaire un peu sur les ambiguïtés,
les faux-semblants de notre être et de notre monde. Parfois, c’est éblouissant
dans tous les sens du terme. Soyons courageux, gardons les yeux ouverts.
En
librairie :
Agnès Debacker
L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
L’arrêt du cœur ou comment Simon découvrit l’amour dans une cuisine
Illustrations
d’Anaïs Brunet
Polynie
Editions
MeMo